De sacrées culottées
par EBT.
“Aristophane aime à railler ces hommes vils et machistes en les renvoyant dans leur foyer prendre la place des femmes pendant qu’elles prennent en main le destin de la cité.”
On les dit “culottées”, au sens propre comme au figuré, car comment se faire entendre quand on est femme si on ne porte pas la culotte ? En effet, depuis toujours et jusqu’à peu, la culotte était interdite aux femmes. Pourquoi cela ? Parce que leur corps était entravé par de multiples jupons comme une armure. Parce que l’habillement fait partie des mécanismes d’oppression. C’est une loi qui a mis fin à cette interdiction puritaine, en date du 31 janvier 2013. Pas d’erreur, vous avez bien lu ! La libération du corps des femmes a pris du temps. Je me souviens encore petite fille que nous devions mettre à l’école une jupe par-dessus notre pantalon pour ne pas laisser voir nos fesses. Car le problème se situait bien là : le corps mis en évidence, comme proposition sexuelle… Mais viendra le jour où des culottées feront de la nudité une nouvelle arme de pression pour obtenir le droit à être traitées à l’égal des hommes…
En voici quelques exemples.
Du plus loin que l’on se souvienne, il y eut Aristophane, dramaturge et poète grec, premier auteur féministe de la littérature, quelque 2500 ans avant la lettre. Son exploit, en quelque sorte, est celui d’avoir fait sortir les femmes du gynécée et d’avoir suggéré qu’elles avaient plus de qualités que les hommes pour exercer le pouvoir politique. Tout cela grâce au rire qui rend son théâtre populaire.
L’auteur et ses “créatures”
Aristophane (-445, -380), le Molière grec, écrit des comédies satiriques fortement ancrées dans la réalité historique de la Grèce. Ce sont des utopies dans lesquelles il défend la paix et le droit des femmes à participer à la vie politique. Il voit en elles des qualités que les hommes n’ont pas, tout adonnés qu’ils sont à l’ivresse et au sexe, à la bagarre et la pagaille. Aristophane y raille aussi la vie politique, attaque les institutions et toutes sortes de personnages haut placés, ce qui l’oblige d’ailleurs à présenter ses pièces sous un faux nom. Démasqué, il évite de justesse la condamnation de Cléon, qui se voit outragé dans Les Cavaliers…
Deux de ses comédies dressent le portrait de femmes hors norme qui se démarquent du rôle social qui leur est attribué, prétendant prendre la place des hommes déficients dans leur rôle politique. Praxagora, personnage éponyme de sa dernière création, est une culottée au sens propre comme au figuré qui, travestie en homme avec ses consœurs, participera à l’Assemblée et fera voter des lois féministes. Quant à Lysistrata, dont l’histoire se passe en pleine guerre du Péloponnèse (-411), elle est une culottée au sens figuré. Aristophane, profondément pacifiste, crée cette figure littéraire emblématique d’un certain activisme féminin qui utilisera le corps comme arme. Comment en arrivera-t-elle à cela ?
Exaspérée par la bêtise et l’inconséquence des hommes, Lysistrata décide d’un stratagème pour ramener à la maison les maris engagés dans une guerre sans fin. Car depuis vingt ans, celle-ci fait rage entre Spartes et Athènes. C’est bien de paix dont le peuple exsangue a besoin. Usant des seuls moyens en sa possession, Lysistrata rassemble sur l’agora les femmes affectées par la longue absence de leurs époux, et les convainc de faire pression sur leur mari pour obliger les armées à signer la paix. Elles vont organiser une grève du sexe ! En cela, Lysistrata dénonce déjà ce que Colette Guillemin, théoricienne de la domination masculine, appellera en 1978 le “sexage”, qui est l’appropriation physique du corps de la femme par l’homme avec son corolaire : le devoir conjugal… Dans le même temps, Lysistrata envoie les vieilles femmes voler le Trésor, nerf de la guerre…
Mêlant humour et grossièreté, la comédie d’Aristophane, bien que populaire, est empreinte de philosophie et de réflexions politiques. Elle promulgue des valeurs humanistes telles que la libération des femmes alors confinées au gynécée, donc exclues des instances de délibération et de décision politique. Lysistrata enfreint l’ordre social en sortant sans tuteur et en tenant discours publiquement : l’extrait ci-dessous se situe lors d’une altercation avec le chœur des vieillards qui la somme de se taire. Elle ose tenir tête :
LE MAGISTRAT : Il te serait arrivé malheur de ne pas te taire.
LYSISTRATA : Aussi me taisais-je. Une autre fois, vous voyant prendre une résolution des plus mauvaises, je disais : “Mon ami, comment pouvez-vous agir si follement ?” Mais lui me regardant aussitôt de travers, répondait : “Tisse ta toile, ou ta tête s’en ressentira longtemps ; la guerre est l’affaire des hommes !”
LE MAGISTRAT : Par Jupiter ! il avait raison.
LYSISTRATA : Raison ? Comment, misérable ! il ne nous sera pas même permis de vous avertir, quand vous prenez des résolutions funestes ? Enfin, lasses de vous entendre dire hautement dans les rues “Est-ce qu’il n’y a plus d’hommes en ce pays – Non, en vérité, il n’y en a plus”, disait un autre ; alors les femmes ont résolu de se réunir, pour travailler de concert au salut de la Grèce. Car qu’aurait servi d’attendre ? Si donc vous voulez écouter nos sages conseils, et vous taire à votre tour, comme nous faisions alors, nous pourrons rétablir vos affaires.
LE MAGISTRAT : Vous, rétablir nos affaires ? Tu dis là quelque chose de violent et d’intolérable.
LYSISTRATA : Tais-toi.
LE MAGISTRAT : Toi, scélérate, tu prétends me faire taire, toi, avec ton voile sur la tête ? J’aimerais mieux mourir.
LYSISTRATA : Si c’est là ce qui t’offusque, tiens, prends ce voile, mets-le sur ta tête, et garde le silence. Prends aussi ce panier, mets une ceinture, et file la laine, mange des fèves : la guerre sera l’occupation des femmes.
Aristophane aime à railler ces hommes vils et machistes en les renvoyant dans leur foyer prendre la place des femmes pendant qu’elles prennent en main le destin de la cité. Il initie insidieusement un mouvement d’inversion des rôles sociaux codifiés selon le genre.
Lysistrata s’oppose et pèse sur les décisions politiques par le seul pouvoir alors en sa possession : son corps. Elle dénonce en même temps le goût de la guerre pour laquelle sont formés les hommes. Elle représente l’archétype féminin de la militante dont les armes sont le corps et la parole, poussés par le sentiment d’urgence de l’action. Son objet est un bien commun : la paix. Transgressant l’ordre social, elle réunit ses consœurs et fomente la révolte.
La comédie annonce le précepte féministe du Mouvement de libération des femmes (MLF) : “le privé est politique”, dans le sens de prendre en main son devenir et de ne plus subir la domination masculine. Sans aller toutefois jusqu’à l’affirmation prônée par les féministes en 1970, selon laquelle il fallait bouleverser tous les rapports hommes-femmes dans la vie privée.
Lysistrata initie déjà ce qui deviendra le slogan pacifiste du mouvement contestataire contre la guerre du Vietnam aux États-Unis dans les années 1960 “Make Love, Not War”. Il se popularisera en prenant un nouveau sens avec la révolution sexuelle des années 1970 et le mouvement hippie.
La popularité de la pièce aujourd’hui
Après avoir longtemps été écartée des programmations théâtrales du fait de l'obscénité de son langage, on redécouvre la comédie aujourd’hui avec une acuité nouvelle. Probablement parce que Lysistrata répond au combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes, au besoin d’émancipation du joug patriarcal, au droit de disposer de son corps.
La pièce est jouée régulièrement, parfois sous forme de comédie musicale avec la mise en scène de Raymond Acquaviva en 2012. Elle a donné lieu à de nouvelles traductions toujours truculentes et de nouvelles adaptations. Ainsi, Serge Valletti, comédien et scénariste, a écrit et adapté Toutaristophane, soit onze comédies du poète grec. Sa Lysistrata, jouée sous le titre de La Stratégie d’Alice, est présentée au festival des Nuits de Fourvière, à Lyon, en 2016. Voici son parti pris : “Ne plus faire l’amour pour faire la paix. Alors qu’est-ce qu’on fait ? On discute, on débat, on se dispute, on s’insulte, on s’enrage, on se coince, on s’envoie des mots à la figure puisqu’on ne peut plus s’envoyer en l’air. Mais les corps ne réagissent pas aux simples mots, ils ont leur vie propre et continuent de désirer jouir. Alors on crie, on hurle, on jure, on s’écharpe, on éructe, on se saoule et on finit par chanter à tue-tête en ayant pris bien soin avant de remplacer les frissons du plaisir par des spasmes de rire.”
De nombreux films se sont également inspirés de la comédie d’Aristophane. Le dernier en 2015, Chi-Raq de Spike Lee, transpose Lysistrata à Chicago. Sur fond de guerre de gangs, l’auteur “a réalisé un film drôle, sensuel, qui doit autant au hip-hop qu’à la dramaturgie grecque”, selon Thomas Sotinel, dans son article du Monde (février 2016).
Une Lysistrata Libérienne en 2003
En 2003, la grève du sexe a été menée au Liberia, lors de la Deuxième Guerre civile qui fit de nombreuses victimes civiles. La nouvelle Lysistrata se nomme Leymah Gbowee. Elle milite tout particulièrement contre les violences de guerre envers les femmes et les enfants et se bat pour la paix.
C’est Pénélope Bagieu, autrice de bandes dessinées et féministe, qui nous la fait découvrir dans son ouvrage en deux tomes, Les Culottées, des femmes qui font que ce qu’elles veulent, paru en 2016 et 2017 chez Gallimard. Ces deux albums présentent chacun quinze femmes peu médiatisées (voire méconnues) mais exemplaires, et au destin extraordinaire. Ses deux opus, au succès retentissant, ont été traduits dans plusieurs langues et adaptés à la télévision. Vous pouvez découvrir la vie de Leymah en bref ci-dessous, mais aussi regarder la vidéo extraite de l’album de Pénélope Bagieu.
Leymah Gbowee est née en 1972 au Liberia. Alors qu’une guerre civile fait rage (1990-2003), elle se retrouve avec sa famille dans un camp de réfugiés au Ghana. Ayant épousé un homme violent, elle cherche du travail et obtient une formation de travailleuse sociale pour l’Unicef. Sa mission : aider les femmes à briser le cercle des violences conjugales et des violences de guerre.
Reprenant confiance en elle, elle se libère de son statut de victime en quittant le foyer. Elle devient une fervente militante pour la paix et rassemble les femmes contre la dictature qui ravage le pays. Essuyant un échec, elle lance alors une “grève des jambes croisées”. Les négociations entre camps ennemis sont relancées. Invitée à la table des négociations, humiliée, moquée, elle refuse toutes les compromissions. Les nerfs à bout, elle monte sur la table et se dévêt complètement. Le scandale qui s’ensuit lui confère une popularité immense. Sous la pression internationale, le dictateur démissionne. Deux ans plus tard, en 2006, une femme, Ellen Johnson Sirleaf, sera élue au suffrage universel : elle est la première présidente d’un État africain. Sollicitée, Leymah refuse tout pouvoir politique et préfère poursuivre son travail de réparation auprès des victimes.
En 2011, Leymah reçoit le prix Nobel de la paix.
En 2019, Pénélope Bagieu reçoit le prix Eisner au festival Comic-Con de San Diego, le plus haut prix décerné pour les auteurs et autrices de bandes dessinées.
Concernant le geste de Leymah : selon Françoise Héritier, anthropologue, ethnologue et féministe, ce type d’action de provocation sexuelle renvoie à des coutumes africaines lors desquelles “les femmes se déshabillent pour protester contre des actions ou des décisions masculines et obtiennent en général ce qu’elles veulent des hommes horrifiés et effrayés par cette malédiction du nu”. “Les femmes, par l’ostentation de leur sexe, leur rappellent d’où ils sont venus et cette idée qu’ils sont sortis du sexe féminin leur fait horreur”, précise Camille Froidevaux-Metterie.
Art contemporain : le corps de la femme comme arme
En dehors du monde de l’art, les premiers happenings remontent aux années 1912-1913 avec les suffragettes, ces Anglaises qui ont réussi à obtenir le droit de vote pour toutes leurs consœurs en faisant front dans la rue, engageant leur corps avec détermination et organisant la grève des femmes. “Mises à l’écart de la scène artistique depuis si longtemps, les femmes n’ont eu comme seule solution que de s’imposer d’elles-mêmes par leurs actions. C’est peut-être même, pour certaines, la colère d’avoir été si longtemps écartées qui les a propulsées et les a amenées à investir le monde de l’art par la performance, donc par une action directe, fruit d’une certaine rage à laquelle s’ajoute une maturité. Ainsi, dans ce dialogue entre politique et poétique, le champ des possibles s’est ouvert non seulement pour elles, mais aussi pour celles qui les ont suivies”, écrit Anne-Julie Ausina, chercheuse, plasticienne et performeuse qui s’intéresse particulièrement à la scène artistique queer comme alternative crédible au patriarcat dit hétéronormatif.
Du corps exposé à l’exposition de la nudité
Si l’histoire de l’art témoigne de nombreuses formes d’actions qu’on appelle aujourd’hui “artivisme”, comment se faire entendre sur la place publique ? En sortant des galeries et des musées. Ces revendications de liberté et d’émancipation du carcan patriarcal ne pouvaient en effet être entendues du grand public à qui elles s’adressaient. Jusque-là objet de la domination masculine, leur corps ne leur sera plus volé. Leur exposition dans les lieux publics s’est imposée, ainsi que leur utilisation comme arme : “Faisant du corps l’élément central d’une expression qui favorise l’autonomie individuelle et la liberté, l’outil de création qu’est la performance est un débat contre la pensée dominante – pensée qui fait du corps et de ses désirs un lieu cadré, intime et miné de tabous”, suggère la chercheuse, performeuse et militante Anne-Julie Ausina
Ainsi dès 1970, art, littérature et féminisme sont très liés. De Valie Export, artiste autrichienne, à Orlan, de Colette à Virginie Despentes (que vous pourrez découvrir dans d'autres articles à venir), le propos est d’interroger la pensée patriarcale et les comportements sexistes de notre société pour en démontrer l’absurdité et l’injustice.
Pour clore ce chapitre sur cette nudité qui offusque tant quand elle est assortie de revendications… regardez le film de Nadia El Fani et Caroline Fourest Nos seins, nos armes qui documente le mouvement Femen à travers leurs actions et l’intervention d’autres féministes.
Si on peut ne pas toujours partager la forme de leur combat, on ne peut qu’être admiratives de leur courage et leur opiniâtreté.
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Quelques lectures complémentaires…
Aristophane, L’assemblée des femmes et Lysistrata, deux comédies chez Flammarion Théâtre complet, 1966.
Anne-Julie Ausina, “La performance comme force de combat dans le féminisme”, in Recherches féministes, vol. 27, no 2, 2014, p.81-96
(https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2014-v27-n2-rf01646/)
Pénélope Bagieu, Les Culottées. Des femmes qui ne font que ce qu’elles veulent, Gallimard, deux volumes, 2016 et 2017.
Aline Dallier-Popper, Dictionnaire universel des créatrices, Éditions des femmes, 2013.
Camille Froidevaux-Metterie, Le Corps des femmes. La bataille de l’intime, Philosophie Magazine Éditeur, 2018.
Étienne Lang, Lysistrata. Révolte des femmes, Troubles dans le genre, article à dévouvrir sur son blog (28 février 2017) : http://www.parolesdetraverse.fr/?p=729
Serge Valletti, La stratégie d’Alice : www.theatre-contemporain.net/spectacles/La-Strategie-d-Alice/ensavoirplus/
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Quand les bourgeoises s’émancipent : Marguerite Durand, 1864-1936 : Journaliste, militante féministe, bibliothécaire.
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