Moi, je me serais cassé !
par Caroline R.
Un week-end du mois de janvier, je suis à table avec mes parents et mon amoureux et on se retrouve à parler d’une anecdote de quand j’étais petite.
Cette anecdote, elle se passe quand j’ai 8 ans, je suis partie pour la première fois en colonie de vacances pour faire du cheval, enfin du poney et, à un moment donné, je me casse le bras. La colonie est à, je dirais, deux heures de chez mes parents. La vieille madame responsable du lieu m’emmène à l’hôpital par des petits chemins caillouteux, ça fait mal, elle me dit d’arrêter de pleurer. Elle a peur. Elle me dépose puis repart s’occuper de tous les autres. L’hôpital appelle mes parents car il faut qu’ils viennent signer l’autorisation de m’opérer, j’ai des problèmes cardiaques donc une anesthésie générale rajoute quelque peu d’enjeu et puis, même sans ça, j’imagine que c’est la procédure.
Et là, je vais attendre six/sept heures face à une horloge parce que ma mère ne peut pas quitter son boulot. Elle a demandé à me rejoindre mais son boss lui interdit de quitter son poste.
Elle est caissière dans un supermarché d’une petite ville.
Son boss lui interdit. Alors elle va continuer à passer les lessives-yaourts-confitures jusqu’à la fin de sa journée de travail. Elle raconte, à chaque fois qu’on parle de cette anecdote, à quel point ça a été dur pour elle, qu’elle n’arrêtait pas de pleurer et que les clients lui demandaient ce qu’il se passait. Puis sa journée de travail a pris fin, mon père est passé la chercher directement au supermarché, deux heures plus tard ils étaient à l’hôpital, elle m’a fait un bisou, m’a expliqué qu’elle était désolée, a signé les papiers. Je me suis fait opérer. Il y a eu des petites complications. Je suis retournée à l’hôpital. Tout a fini par rentrer dans l’ordre. Et la vie a repris son cours.
Donc, on est en train de parler de cette histoire, avec une relative légèreté. Ça peut paraître étonnant, mais cette histoire a été racontée plusieurs fois et finalement, personne n’est mort et que, même si six/sept heures d’attente à jeun, c’est long, c’est pas terrible non plus.
Je me demande quel impact a pu avoir ce genre d’événement dans sa vie à cette maman et au-delà de son rôle maternel, parce que oui, une maman, on a tendance à l’oublier mais c’est aussi un être à part entière. Quel impact a pu avoir cet événement sur cette personne ? Comment tu te sens quand tu n’as même pas la liberté d’aller rejoindre un de tes proches en difficulté ? Quand un supérieur te l’interdit ? Pour quelle raison l’a-t-il fait ? Ce même patron qui cherchait par tous les moyens à leur faire commettre une erreur pour pouvoir licencier les plus âgées ayant le plus d’ancienneté ? Parce qu’il faut augmenter les rendements toujours plus, réduire les coûts toujours plus ? C’est naïf de penser que je n’aurais jamais fait ça ? C’est simpliste de penser que ma mère est restée parce qu’elle, elle en tant que femme, petite, dernière de la famille dans une famille de patriarche, a pris l’habitude de la subir, l’oppression ? Comment on se retrouve à accepter collectivement ce manque de liberté ? Comment on s’en relève ?
Et puis, si on dézoome et qu’on change de protagoniste, pourquoi mon père n’est pas venu seul ? Comment lui a vécu cela ? Comment il se sentait ? A-t-il été en colère ? Je réalise que, dans toutes les versions contées de cette histoire, le papa ne s’exprime pas.
Ces questions, je n’oserais pas les poser, pas là en tout cas. Parce que c’est la famille, le passé et la peur de remuer quelque chose. Et puis j’ai pas tout à fait le temps parce qu’une phrase va me faire réagir.
Nous sommes en train de parler de ça (l’événement, pas mes questions) et l’amoureux avec qui je vis et qui est à table avec nous montre qu’il est choqué par la situation et s’exclame « Moi, je me serais cassé. »
Eh oui, « moi, je me serais cassé ». C’est toujours ce que j’ai pensé.
Mais tout à coup, c'est drôle, en l’entendant de l’extérieur, je trouve ça hyper violent. « Moi, je me serais cassé. » Je la comprends sa révolte à cet amoureux, parce qu’il s’agit bien de révolte face à l’injustice, je la saisis son envie de casser à coup de pelleteuse le sentiment d’impuissance. Mais là, dans cette cuisine, avec ma fourchette plantée dans le gratin – c’est pas vrai, je sais plus ce qu’on mangeait – mais le fait d’être en repas dominical à une importance dans ma prise de conscience. Bref, là, assise à table, je réalise à quel point c’est facile, tellement facile quand on n’est pas à la place de la personne opprimée. Tellement facile quand on a le privilège des diplômes, des expériences, d’être réclamée à droite à gauche pour travailler, d’avoir un métier socialement reconnu, quand on a la confiance, que du travail, on en trouvera, oui, et quand on n’a pas de crédit sur le dos, pas 45 ans, pas l’épuisement de la compétition capitaliste qui sévit entre autres dans les supermarchés. Je la saisis, parce que je suis du même côté. Non pas celui de la femme caissière, plutôt de celui de l’amoureux. Je joue à l’artiste avec un joli diplôme en communication en poche, alors c’est un peu moins coté sur la part du marché mais je me sens drôlement assise sur une part de privilèges, oui. En plus cet amoureux est un homme blanc et, qu’on le veuille ou non, ça rajoute au décalage, parce qu’il aurait été d’une autre couleur de peau, dans le sentiment du pouvoir d’agir, il aurait peut-être eu moins de points.
Et donc, je suis là, à débattre ouvertement et avec engouement, pendant que mes parents nous regardent en mode ping-pong et je ressens une vague de sororité avec ma mère. Quelque chose de puissant et doux.
Ce qui est drôle, c’est que si tu m’avais demandé autour d’une table de rédaction ou dans un débat quelconque autour d’une petite bière locale mon avis, j’aurais pu pavoiser à parler de cette intersectionnalité. Mais là, on est à table, ma maman à ma gauche, mon père en face, cet amoureux avec qui j’adore débattre à ma droite, et moi au milieu qui a intégré dans mon corps « moi, je me serais cassée ». Je prends vraiment conscience que c’est tatoué dans mon coude gauche et ça a drivé pas mal de mes choix dans le milieu du travail. Je n’aurai pas de supérieur, je ne dépendrai pas d’un seul travail/salaire. Je choisirai mes horaires.
Je sens que j’en ai jamais voulu à ma mère, pas le moins du monde, c’est déjà ça, mais pour la première fois je ressens cette empathie profonde, « ça a dû être si dur », mélangée à la colère de « tu sais pas de quoi tu parles » dirigé vers mon cher et tendre sans compter celle que j’aimerais jeter par poignée à ce cher patron.
À cette maman, j’aimerais lui poser toutes ces questions, pour tout dire j’avais prévu de lui donner la parole, mais ce week-end les circonstances n’ont pas pu le permettre et mon micro a dû rester dans mon sac. J’espère qu’un jour nous pourrons en parler.
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