LE BEC MAGAZINE

Je suis vénère#2 Moi aussi j'avais envie de me marrer

10.05.2021

par Caroline R.


Pendant deux ans j’ai été coordo d’une asso. Je crois qu’on disait pas directrice pour être plus sympa. Le jour où j’ai pris mon poste, un mec (grand et fort) m’a dit “tu sais, on veut pas bosser avec toi”, ça a posé l’ambiance. Il y avait quatre hommes et trois femmes employés, des stagiaires, des services civiques et beaucoup de public. Pendant le premier mois, les blagues sexistes fusent, tout le monde y passe. Ah non pardon, pas tout le monde, juste certaines stagiaires, certaines collègues, certaines services civiques, moi un peu mais pas trop. Oui, juste les stagiairEs, les collèguEs, les servicEs civiquEs. Tout ce qui semble féminin en fait. Du coup un jour, avant une réunion, je réfléchis et je leur balance : “J’ai hésité à mettre à l’ordre du jour le sujet des blagues sexistes, et puis je me suis dit que vous étiez peut-être capables de vous arrêter tout seuls.” Ouahou, je me trouvais tellement smart, fine, cassante. J’étais hautaine. Sur le coup, je vous jure je trouvais ça assez intelligent, juste, très subtil. Ahah des fois, on est vraiment à côté de la plaque. Non en fait avec du recul, je faisais juste ma “petite cheffe”, mon “papa”, la maline quoi. Je m’étais mise à jouer leur jeu de domination. Dégueu. Mais en fait tu sais quoi, c’était la seule parade que j’avais trouvée sur le coup parce que moi ça me faisait péter les plombs leurs blagues à la con. Parce qu’à chaque fois, mon cerveau faisait un court-circuit et mon corps se retrouvait transpercé par tous les rires plus ou moins gras qui suivaient. Comme plein de petites lames de rasoir qui me rappelaient que j’étais une fille et qu’à ce titre-là, j’allais devoir prouver ma légitimité à chaque microseconde. Un court-circuit parce qu’à ce moment-là dans mon cerveau, il y avait la bagarre de la volonté de se faire accepter à poings serrés à mes prises de conscience, à mes croyances profondes, mes désirs d’égalité, et que je comprenais absolument pas ce qui était drôle. Alors la colère avait envie de leur faire un tacle verbal mais là t’avais ma jolie communication non violente qui glissait mettre son index sur ma bouche, m’imposant mon silence en faisant “tutututut, réfléchis à ce que tu ressens, à quel besoin, quel…” Aaaaaaah !!! Alors je regardais autour de moi et là c’était souvent comme dans un cauchemar où toutes les têtes rigolent grassement au-dessus de toi avec des travellings avant. Oui je te l’accorde, heureusement que je suis pas scénariste, c’est pas très original. Bref, le temps de gober cet index, tout le monde était retourné à ses occupations. Et là j’étais vénère parce que j’avais rien trouvé à dire. Puis que je trouvais ça injuste, parce que moi aussi j’avais envie de me marrer. Bah ouais, j’aime ça rire, oui. Mais en fait pas à propos de toi, ni de toi, de nous, de ce nous qui morfle largement assez dans la vie. Et puis pas à tout bout de champ. Pas à propos de sexe rabaissant (pour la femme, sinon c’est pas drôle) ou de tâches ménagères mal réparties, ouais non, désolée j’y arrive pas, c’est trop proche de la réalité. Pas trop la mienne, si c’était que ça, ça pourrait presque me faire rire, être exutoire. Non, là il y a trop de monde au féminin qui souffre derrière. C’est naze, hein. Est-ce qu’on peut rire de tout ? J’aimerais tellement te répondre oui. Mais en fait, au fond de moi, je te hurle que non. Allez, si tu fais une manif, t’inscris à un magazine féministe, discutes d’empathie avec tes potes, sais accueillir les larmes, surtout les tiennes, ou milites pour un congé paternité digne de ce nom, je pourrais rigoler avec toi de temps en temps. Sinon franchement je suis désolée, je vais être super vénère. Parce que moi en fait, je l’ai vu qu’à force de s’étirer entre la satanée envie de se faire aimer et le besoin de respect de soi-même, eh bien, on craque, on éclate en mille morceaux dans les airs et on retombe au sol toute fripée, épuisée, vidée.

 

 

 

 

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