LE BEC MAGAZINE

Au boulot !

13.04.2022

par Patricia Di Scala

 

Vous voulez connaître l’histoire de la vie d’une femme au travail ?

En voici un résumé, avec un personnage principal, des rôles secondaires et, comme dans les tragédies grecques, un chœur qui ajoutera, pour vous lectrice, lecteur, des informations mesurées dans les vies d’autres femmes…

 

Acte I : Premier boulot, le mâle dominant 

harcelement patron salarieeAprès sa formation « supérieure » de secrétaire de direction, elle est contente, Brigitte, que sa boîte d’intérim lui ait trouvé ce remplacement de longue durée dans une entreprise d’informatique très chic du centre-ville. Moquette, meubles design, high tech, plus classe que son HLM ! Juchée sur ses talons, elle se fait élégante pour accueillir les clients et les fournisseurs, répondre au téléphone d’une voix suave, sourire aux ingénieurs costard cravate, regards enjôleurs, attachés-cases rutilants. Ce matin, le grand blond qui jette sur le monde sa suffisance informatique lui a encore décoché une trouble œillade en arrivant. Celui-là, il pue le malsain, et il est moche, ce qui n’arrange rien. Et quand il s’est retrouvé quelques minutes plus tard derrière son bureau, en douce, et qu’elle a senti une main conquérante se poser sur ses fesses, son sang n’a fait qu’un tour, son corps aussi. Sa main est partie, toute seule, sans qu’elle l’ait commandée, s’écraser sur la joue rasée frais du grand blond. Penaud, il est parti fissa se cacher dans son bureau. Pas de témoin, rideau.

Redoutant sûrement que ce pathétique épisode soit divulgué, il n’en a dit mot à personne, Brigitte non plus d'ailleurs, trop contente d’avoir gardé le boulot…

Plus tard, elle racontera plein de fois cette histoire, comme les anciens combattants leur acte de bravoure.

 

Il faudra attendre le 19 août 2015, pour que l’article n° 1142-2-1 du Code du travail mette les choses au point : « Nul ne doit subir d’agissement sexiste, défini comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. »

 

40 ans plus tard, et malgré la loi, peu de choses ont changé. Interrogées dans le cadre de l’enquête sur le sexisme au travail réalisée par l’IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes, publiée le 12 octobre 2019, six Européennes sur dix ont été un jour confrontées, au cours de leur carrière professionnelle, à des violences sexistes ou sexuelles. Cinq mille femmes, interrogées dans cinq pays de l’Union européenne – Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni –, témoignent de cette réalité contemporaine, malheureusement bien enracinée. Pour éviter que certains faits passent sous les radars, toute une série d’agissements, répétés ou non, allant du regard concupiscent jusqu’au rapport sexuel contraint, ont été passés à la loupe.

Chaque fois, les femmes ont été interrogées sur leur expérience tout au long de la vie et au cours de l’année écoulée. Sur cette période plus restreinte, 21 % des femmes en moyenne (18 % en France) se disent victimes d’au moins une manifestation de sexisme ou de harcèlement sexuel.

 

 

Acte II : Le professeur de sport aux mains baladeuses

poupee kenChangement de décor : après les bureaux feutrés où elle fut, tour à tour – ah, la vie de secrétaire ! – la mère, la confidente, parfois l’amante de ses collègues et patrons, la voilà professeure. Marre de ce travail de l’ombre, rarement reconnu, souvent méprisé. Bref, juchée cette fois sur une estrade, Brigitte enseigne, raconte, brode sa vie d’avant à des filles et des garçons qui ont rarement demandé à être là, mais qui font contre mauvaise fortune bon cœur, c’est déjà ça.

Dès sa deuxième année, consécration : elle est désignée professeure principale de sa classe. La professeure principale, c’est celle qu’on va voir quand on a des soucis. Et ce jour-là, elle a un souci, la discrète Aurélie. S’approchant à petits pas du bureau de Brigitte, les yeux au sol, elle lui explique, à mots embrouillés, que le professeur de sport, quand elle est devant le mur d’escalade, pour lui montrer comment grimper… Il met ses mains… là… sous ses fesses, juste pour l’aider, il dit… mais ces mains… là… ça la met mal à l’aise, Aurélie, elle sait pas comment lui dire… Alors quand il a annoncé ce matin à la classe qu’aujourd’hui c’était une nouvelle séance d’escalade, Aurélie a demandé à aller à l’infirmerie, prétextant qu’elle était indisposée.

Brigitte écoute, bredouille une réponse (Je vais voir ce que je peux faire… Parlez-en à vos parents… Et tenez-moi au courant, hein ?). Puis elle réfléchit, le cerveau en ébullition : en parler à la proviseure ? Non, elle ne l’aidera pas, la patronne. Psychorigide, coincée dans sa cuirasse pour montrer qu’elle aboie aussi bien qu’un homme, elle risque même de l’envoyer balader. Appeler les parents ? Non, elle ne saurait pas comment leur dire, et puis elle ne connaît pas toute l’histoire non plus… Non, une seule solution : aller voir son collègue. N'écoutant que son courage, elle part expliquer à Musclor, elle aussi à mots embrouillés, que ses mains posées sous les fesses d’une élève devant le mur d’escalade, tu comprends, ont été mal vécues… ressenties, comment dire ? Comme… une agression, tu vois ? Musclor est d’abord atterré : jamais au grand jamais il n’a pensé à mal ! Tu sais, les filles, devant le mur d’escalade, il faut parfois les pousser un peu, parce que sinon… Puis il monte sur ses grands chevaux : mais comment cette petite peut-elle lui prêter des intentions pareilles ? Se fait enjôleur : et si elle fantasmait sur son prof de gym, ça s’est déjà vu, tu sais. Pour finir, suppliant : mais… Tu ne vas pas en parler, hein, Brigitte ? Ça reste entre nous, hein ? Je vais lui parler, à l’élève. Oui, oui, elle répond, pressée d’en finir, parle-lui.

Quelques jours plus tard, elle demande à Aurélie si ses cours de gym se passent mieux maintenant, la petite dit oui et Brigitte ne pose aucune autre question, puis finit par ne plus y penser…

 

Aucune étude n’a été publiée sur les violences sexuelles subies par les adultes et les enfants à l’école et au lycée. Le ministère de l’Éducation nationale propose des formations à l'écoute des élèves, des « kits pédagogiques » à l’usage des enseignants et des enseignantes, mais n’a effectué aucune évaluation de ces crimes et délits. Les seules données disponibles concernent les universités, elles ont été rassemblées souvent à l’initiative d’étudiantes, et ne comptabilisent que les violences entre étudiants.es.

 

 

Acte III : Le paranoïaque paresseux et protégé

Brigitte travaille désormais dans un autre lycée. Elle s’échine toujours à maintenir ses élèves l’œil ouvert, mais cette fois à l’ombre de platanes classés monuments historiques !

Ses collègues ? Presque toutes des femmes, le travail de bureau, c’est leur affaire. L’équipe « tertiaire » ne compte que deux hommes, tous deux professeurs de comptabilité ; l’argent, c’est trop sérieux pour être confié aux femmes.

Les disciplines seraient-elles genrées ? Encore une cruelle enquête pour le confirmer :

79 % des professeurs de lettres, 83 % de ceux de langues vivantes sont des femmes quand on ne trouve que 43 % de femmes en éducation physique et sportive ou en physique-chimie. L’écart est encore plus important dans les disciplines technologiques et professionnelles. 4 % de femmes en génie thermique ou en mécanique, 9 % en sciences et technologies industrielles ou en informatique quand on compte 86 % de femmes en biotechnologies santé environnement et 91 % en paramédical.

 

chereau dessin humour salariee sexismeMais revenons à notre histoire : l’un des deux professeurs de comptabilité, le plus geek, a pris du galon : il est « responsable du parc informatique ». Seul un homme est capable de maîtriser ces étranges engins, qui mangent des disquettes et répondent à des codes obscurs pour faire ce qu’on leur demande. Alors, pour être sûrs que tous les jours, toutes les heures, elles seront prêtes, les machines infernales, au garde-à-vous, à être livrées aux mains hésitantes ou trop expertes d’élèves souvent plus au fait que nous de leurs arcanes, il faut un homme. D’ailleurs, les femmes n’ont pas voulu s’en occuper, affaire d’hommes, pas assez malignes, elles ont sûrement pensé. Donc il est le maître du « parc », grand mamamouchi du miracle quotidien. C’est son pouvoir et il y tient.

En échange, les filles assurent l’intendance, les basses besognes.

Et parmi elles, les examens. Organiser, étiqueter les tables, classer les sujets, surveiller les élèves, tout ce menu fretin fastidieux…

Alors, chaque fois qu’il peut se faire porter pâle ou qu’il peut se décharger sur l’une ou l’autre d’une corvée, il le fait sans aucun état d’âme, c’est qui le grand mamamouchi ?

Sauf que Brigitte, au bout d’un moment, se dit que ça commence à bien faire. Cette fois, la coupe est pleine, il a encore zappé une surveillance d’examen, plus possible.

Le grand mamamouchi, drapé dans un dévouement prétendu indéfectible, s’énerve, se fâche tout rouge. Et quand il la croise dans le couloir, n’y tenant plus, il l’empoigne par le col de son chemisier à fleurs et lui signifie, les yeux dans les yeux, menaçant, que c’est lui le chef ici, non mais alors !

Brigitte est d’abord tétanisée, puis mortifiée.

Puis la colère monte, monte, monte… jusqu’au bureau du chef où elle grimpe quelques jours plus tard, rejetant dans un coin de sa conscience son aversion ouvrière pour la délation. Les limites sont franchies, il faut se défendre.

Mais Mamamouchi, pressentant l’affaire délicate, l’a précédée. Le chef, après un petit préambule gêné avec exposé des faits revenus à ses oreilles par la voix de l’offensé, lui fait la leçon : Brigitte, franchement, vous êtes est allée trop loin, vous avez manqué de tact, vous auriez dû lui dire les choses autrement, il faut être plus diplomate quand même… Et lui, alors ? Une agression physique, quand même… Oui, c’est vrai, mais il était à bout, vous comprenez ?

 

Le chef aurait-il réagi différemment s’il avait été une cheffe ? Peut-être, mais pas sûr, nous verrons plus loin que les femmes savent aussi être maltraitantes lorsqu’elles dirigent. Quoi qu’il en soit, à l'époque du récit de Brigitte comme aujourd’hui, peu de chance que le chef ait pu être une femme.

Voici ce que nous apprend le bilan social du ministère de l’Éducation paru début 2019 :

Les inégalités entre hommes et femmes dans l’Éducation nationale se lisent d’abord dans les emplois. Selon une règle simple et qui s’applique jusque dans les détails : plus le poste est élevé dans la hiérarchie, moins il est féminin. Cela commence par la place des femmes dans les catégories de salariés. On trouve 85 % de femmes en catégorie C, 80 % en catégorie B et 71 % en catégorie A. Mais la catégorie A est un fourre-tout où sont regroupés les enseignants, particulièrement mal payés, et les postes de dirigeants, ce qu’on appelle le A+. Dans le A+, les hommes sont majoritaires avec 58 % des emplois.

Si l’on s’intéresse aux enseignants, la même logique prévaut : 83 % des professeur.e.s des écoles sont des femmes, 65 % chez les professeur.e.s titulaires du CAPES, 53 % chez les professeur.e.s agrégé.e.s. Chez les professeur.e.s d’université, on ne trouve plus que 37 % de femmes.

Continuons à monter. En apparence les emplois de direction sont à parité : 50 % de femmes. Mais ce n’est qu’une illusion ! On ne compte que 32 % de femmes proviseures, majoritairement à la tête de lycées petits et moyens. 

Dans le corps des inspecteurs de l’Éducation nationale, la moitié sont des femmes, encore une fois la parité est sauve… mais on les trouve plutôt dans les circonscriptions, pilotes pédagogiques des écoles maternelles et élémentaires, les hommes étant très majoritairement en charge, dans les rectorats, de l’enseignement secondaire. Enfin, au sommet de la hiérarchie, dans les emplois de l’encadrement supérieur, on ne compte que 36 % de rectrices, 34 % d’inspectrices générales, 36 % de directrices académiques des services de l’Éducation nationale.

Retrouvons Brigitte, quelques semaines plus tard. Elle est sur le départ. Son concours réussi, elle met les voiles, sans regret, vers un autre établissement.

Et quand, à la veille du grand saut, Mamamouchi l’invite à boire un verre, on ne va pas se quitter comme ça quand même, elle accepte, Brigitte. Elle le plaint même, quand il lui parle de son grand-père juif mort dans un camp d’extermination, puis de son épouse en train de le quitter… Pas d’excuses, non, juste son désarroi, censé justifier l’agression…

 

 

Acte IV : Celle qui voulait être un mâle dominant

cheffe grand fauteuil2Brigitte est désormais adjointe de la proviseure incontestée d’un lycée de banlieue d’une grande ville. Les élèves habitent des barres d’immeubles constituant ce qu’on appelle pudiquement des « quartiers », en bonne partie descendants de quelques générations de déracinés venus d’Afrique du Nord après la Seconde Guerre mondiale, au joli temps des colonies, pour grossir les effectifs clairsemés de nos fleurons industriels. Bref, ambiance religion idéalisée pour les quelques « communautaires », galère pour sortir de l’école par le haut pour la plupart. Madame LE proviseur (elle y tient, non mais, pour exercer ma fonction je ne suis ni homme ni femme, alors le titre doit rester neutre, dit-elle) règne d’une main de fer sur ce petit monde. Faut dire qu’elle en a vu d’autres, dans son parcours de combattante entre collèges et lycées de banlieues sinistrées où les enfants arrivent à l’école souvent le ventre vide, alourdi.e.s d’histoires familiales parfois épouvantables. Brigitte admire. Elle n’a qu’une envie : aider cette femme hors du commun à réussir son projet, même si elle ne le partage pas entièrement. Elle pense qu’un ciment les unit : l’amour de l’école de la République qui les a propulsées dans l’ascenseur social.

Alors elle fait de son mieux : professeur.e.s, élèves, elle est au service de tous et de toutes. Souriante, conciliante. Comme dans les polars, du moins c’est ainsi qu’elle le voit, la patronne « joue » la méchante, elle, Brigitte, la gentille. Elle ne voit rien venir quand l’héroïne lui brosse le portrait de sa précédente adjointe : incompétente, « perchée » dans sa littérature, terrée dans son bureau, inconsciente du colossal travail abattu par sa cheffe bourreau de travail. Alors qu’elle, Brigitte, est présente, bonne élève, au service de la grande femme décorée de la Légion d’honneur s’il vous plaît…

Mais comme dans les polars, le ver est dans le fruit.

Un jour, sa cheffe reproche à Brigitte de ne pas être enthousiasmée par le partenariat L’Oréal, un autre, elle lui coupe brutalement la parole en pleine réunion… Brigitte ne s’inquiète pas, la patronne est tendue, sous pression, il faut comprendre, donc elle lui apporte pommes et biscuits quand elle n’a pas pris le temps de déjeuner…

Elle ne se méfie pas non plus quand la guerrière lui parle des rapports qu’elle entretient avec un de ses collaborateurs dont elle veut la peau : il a peur de moi, j’ai des dossiers et je l’aurai, je me suis déjà battue contre des plus forts et j’ai gagné. Et de lui raconter son rêve de la nuit précédente : il était pendu dans le hall du lycée ! Ça, je le raconterai dans mes mémoires, dit-elle en riant. Brigitte reste muette, esquissant un sourire contraint…

Elle ne se méfie toujours pas, Brigitte, quand Madame le proviseur humilie en public une élève venue au lycée coiffée de son voile. Bouleversée par la violence verbale de la patronne, elle se dit qu’elles ne sont pas du même bord, mais qu’elle n’a pas d’autre choix que le silence, après tout elle est la cheffe, et une dissension dans l’équipe de direction pourrait faire tanguer un navire à l’équilibre fragile.

Et quand la grève fait surgir devant le lycée bloqué par les élèves des barrières infranchissables, Madame le proviseur est sur le pont, dès l’aube, pour montrer ses muscles. Sauf que ce matin Brigitte, n’a pas pu rentrer au lycée. Deux heures que la cheffe fait le pied de grue sur le parvis. Alors quand elle arrive enfin dans le hall, la patronne l’entraîne dans son bureau, ferme la porte, la fait asseoir devant elle et hurle sa rage, sa peur, sa jalousie aussi des liens tissés dans le lycée (Je t’ai vue parler en salle des profs avec ceux et celles qui manifestent avec les élèves, tu ne serais pas un peu complice, non ?). Bref, elle crie tout ce qu’elle a subi depuis des mois, des années sans doute.

Une fois encore tétanisée, mortifiée, honteuse, Brigitte reste sans voix.

Et on n’est qu’au mois de janvier, il faut tenir jusqu’à la fin de l’année scolaire, après, elle partira. Faire bonne figure : manger ensemble à la cantine, faire semblant de se parler, puis se croiser sans un regard, subir toutes les petites humiliations sans mot dire. Venir tous les matins au lycée la boule au ventre, démissionner ? Non, tenir, pour les professeur.e.s, pour les élèves, tout ce qui ne tue pas vous rend meilleure il paraît… Mais jusqu’à quand ? Bref, florilège du harcèlement, comme on le nommera plus tard…

Juin finit par arriver, avec son traditionnel pot de fin d’année. Devant une assistance nombreuse et émue, Brigitte recevra un cadeau rutilant et des remerciements attendris de sa cheffe reconnaissante…

 

Qui n’a pas entendu parler de ces « maîtresses-femmes », de celles « qui portent la culotte » ? Ou de ces femmes courageuses « qui valent un homme », ou, plus élégant encore, « qui ont des couilles » ? Expressions délicates pour désigner les femmes qui exercent des métiers traditionnellement masculins, de ces métiers prétendument gourmands de force physique, de violence psychologique ou verbale, communément appelée « poigne ». Qu’en est-il pour celles qui osent s’aventurer sur les terres inhospitalières de ce qu’on appelle des « métiers d'hommes » ?

 

 

Acte V : Quand les filles veulent un métier d’homme

femmes ouvrieres batimentBrigitte est maintenant au faîte de sa « carrière ». L’académie, ou plutôt sa nouvelle rectrice, soucieuse de la promotion des femmes, lui a confié la direction d’un lycée jusqu’alors jamais dirigé par une proviseure. La ménopause derrière elle, elle aborde le challenge sereinement. La salle des professeur.e.s et les salles de classes presque entièrement masculines acceptent sans effort apparent la direction d’une femme « expérimentée », autrement dit d’une femme qui pourrait être leur grand-mère… et qui a passé l’âge d’être leur partenaire sexuelle depuis belle lurette. Bien sûr il faut convaincre mécaniciens, carrossiers et chauffeurs routiers qu’elle peut parler comme eux camions et voitures, mais elle creuse son sillon sans difficulté, peut-être parce qu’elle n’en doute pas, peut-être aussi parce qu’elle n’entend pas ce qui se dit dans son dos… Tout occupée à rendre la vie plus douce et plus efficace à son petit monde, elle s’inquiète rapidement de la scolarité et de la vie au lycée des rares jeunes filles qui ont fait le choix d’un « métier d'homme » ? Une dizaine à peine sur 500 élèves… Moquées, ou pire, par les garçons, regardées comme des bêtes curieuses par leurs professeurs dans les ateliers, elles se regroupent entre elles, tentent de faire front, s’énervent parfois, pleurent souvent, mais en cachette, finissent presque toujours par disparaître avant leur diplôme.

Brigitte entreprend alors de sensibiliser les professeurs d’atelier à ce douloureux problème. Remarques et réflexions récurrentes, statistiques, défi à relever, rien n’y fait. Les filles continuent à s’absenter, à échouer, à décrocher. À chaque rentrée scolaire, son discours de bienvenue est entendu par une grande, grande majorité de nouveaux, les nouvelles se cachent derrière les garçons ou, telles des caméléons, se sont donné une apparence masculine pour passer inaperçues.

Il faut être une armée pour gagner une telle bataille et Brigitte est bien seule à porter son drapeau.

Un soir, elle tombe sur Malika, dans une pizzéria. Des mois qu’elle ne l’a pas vue au lycée. Des commissions absentéisme, des appels aux parents, des courriers, rien ne l’a ramenée en cours. Oui, elle travaille ici, Malika, il faut bien vivre. Pourquoi ? Je n’y arrivais pas, trop dur, elle lui répond, et pourtant la mécanique c’est toujours ma passion, mais j’ai laissé tomber, pas trouvé de patron pour continuer comme apprentie.

Revenue au lycée, Brigitte réunit les professeurs, explique. Puis elle invite une spécialiste de l’égalité hommes-femmes dans la salle polyvalente pour une conférence-débat. Ils sont tous là, les hommes, obéissants. Tous là, vraiment ? Ils discutent, ricanent de temps en temps, assis sur leurs habitudes. Non, ils ne changeront pas, non, Madame, les filles dans un atelier ça ne va pas, elles manquent de force physique, distraient les garçons. Mais Élodie alors, c’est bien votre meilleure élève en carrosserie, non ? Ah oui, Élodie, exceptionnelle, vraiment exceptionnelle, meilleure que tous les garçons, mais les autres filles…

 

Elle aura gagné d’autres combats, Brigitte, mais celui-là, ni elle ni personne ne l’a encore remporté. En 2017, on ne trouvait que 2,6 % de femmes dans l’agriculture, 13,8 % dans l’industrie et 6,6 % dans la construction, quand 76 % des emplois dans le secteur tertiaire (commerce, services, santé, enseignement) étaient occupés par des femmes. Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes.

 

Morceaux choisis d’un vrai voyage au pays du travail accompli par une femme qui avait 20 ans en 1977. Ni pire, sans doute meilleur même que beaucoup d’autres, il passe par quelques-unes des embûches qui se dressent sur la route de celles qui, sortant d’une éducation genrée et d’une école normée, se retrouvent livrées sur leur lieu de travail au sexisme, à la violence verbale, psychologique, aux agressions… et à l’inégalité salariale que notre héroïne n’a pas cru bon de remarquer (1).

 

La réalité est encore triste, mais le défi est immense pour demain : éduquer à la maison, à l’école, les filles pour qu’elles rêvent leur vie comme des êtres humains, les garçons pour qu’ils rêvent les femmes comme ils se rêvent eux-mêmes.

 

 

(1) Inégalité salariale dans l’Éducation

Observer la répartition des salaires à l’Éducation nationale est très instructif. Si le traitement indiciaire brut moyen d’un professeur des écoles homme est de 2650 €, celui d’une femme est de 2392 €. Chez les titulaires du CAPES (la grande majorité des enseignant.e.s), l’écart est de 100 € (2694 € et 2590 €). Comment expliquer ces écarts alors que les grilles indiciaires sont les mêmes ? On observe un écart aussi chez les personnels de direction (4107 € et 3970 €) ou dans l’encadrement supérieur (4545 € et 4365 €). À noter qu’il s’agit du traitement indiciaire brut, c’est-à-dire du traitement calculé sans primes. Mais on va voir qu’il y a aussi des différences du côté des primes.

« Dans le premier degré public, le salaire net des hommes est supérieur de 11 % à celui des femmes et, dans le second degré public, de 8 %. Les écarts entre les hommes et les femmes s’observent à la fois pour le traitement indiciaire brut (TIB) et pour les primes », note le Bilan social. En effet, « les hommes enseignent davantage à temps plein et sont plus avancés dans leur carrière. Le niveau et la part des primes sont également plus élevés pour les hommes. Parmi les professeurs des écoles du public, l’écart de primes est de 43 % entre hommes et femmes, en lien avec une relative surreprésentation des hommes dans les directions des écoles et sur des établissements de plus grande taille (la prime de direction étant en partie liée à la taille de l’établissement). Dans le second degré, public comme privé, et plus encore parmi les professeur.e.s agrégé.e.s et de chaire supérieure, les hommes perçoivent en moyenne 26 % (dans le privé) à 29 % (dans le public) de primes de plus que les femmes. » Si les femmes gagnent moins comme enseignantes c’est aussi qu’elles ont un second métier : celui de femme, avec toutes les charges familiales que cela représente.

 

Sources :

Solène Cordier, Le Monde, 12 octobre 2019.

François Jarraud, Café pédagogique, 09 mars 2020.

Insee, Tableaux de l’économie française, édition 2019.

 

 

 

 

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