Le nerf de la guerre
par Patricia Di Scala
En 1965, ma mère commence à travailler, au grand dam de mon père qui craint comme la peste cette ouverture vers l’extérieur : rencontrer du monde, devenir autonome financièrement, tout cela ne présage rien de bon...
Toujours est-il que pour la première fois de sa jeune existence (elle n’a que 25 ans), ma mère sort de sa maison pour aller à l’usine et percevoir son premier salaire.
Ce salaire, placé sur son compte bancaire personnel, est totalement englouti dans la nourriture, les vêtements, les chaussures pour toute la famille. Alors de temps en temps, elle a envie, ma maman, de s’offrir une petite folie, de faire comme si les 40 heures hebdomadaires passées à l’usine pouvaient, parfois, lui procurer un petit plaisir : acheter ce merveilleux appareil qui-fait-tout-tout-seul au charmant représentant qui sonne à la porte justement à l’heure où elle est à la maison, ou encore ce splendide service à café en porcelaine acquis grâce à sa prime de Noël dont elle n’aurait jamais cru qu’un jour il trônerait sur la table de la salle à manger et épaterait ses invités. Mais elle n’a jamais géré un budget, sa mère non plus d’ailleurs, ma grand-mère n’a jamais travaillé en dehors de la maison. Donc elle continue à dépenser sans compter, ma maman, jusqu’à ce que l’argent manque et qu’elle soit contrainte, suprême humiliation, de quémander un chèque à mon père pour payer les courses. Et dans ces moments-là, papa, il se fâche tout rouge : “Oulalah ! ce que tu me coûtes cher, décidément les femmes… Les femmes ne sont que des organes génitaux articulés et doués de la faculté de dépenser tout l’argent qu’on possède.” Il aurait pu dire ça, mon papa, s’il avait lu William Faulkner.
En 1972, de haute lutte, ma mère obtiendra enfin que le compte bancaire de mon père devienne un compte joint. À l’époque, rares étaient ses copines qui bénéficiaient de cet insigne honneur…
Et c’est ainsi que le poison de la discorde minera peu à peu les fondations de la famille, avec l’argent pour marqueur de la volonté d’indépendance de l’une et de la perte de pouvoir de l’autre, ce qui les conduira finalement à se séparer…
L’argent serait-il le nerf de la guerre des sexes ?
Commençons par un peu d’histoire :
Dans le Code napoléonien, promulgué en 1804, seules les filles majeures non mariées et les veuves ont la capacité juridique de gérer leur patrimoine. Cette disposition n’est pas due au génie de l’empereur mais perpétue une tradition très ancienne qui maintient la femme mariée dans un état d’enfance où l’argent passe des mains du père à celles du mari.
Rappelons qu’à cette époque les femmes apportent encore la dot, quand les hommes ne leur offrent qu’un nom. Tradition depuis longtemps éteinte, mais dont on peut encore percevoir la trace dans les usages matrimoniaux toujours en vigueur dans certains milieux où la famille de la mariée doit financer les festivités, ou encore dans la fameuse liste de mariage, elle aussi à l’initiative de la famille de la mariée qui doit ainsi chercher dans son entourage son apport à l’établissement du nouveau ménage.
Il faut attendre 1907 pour que les femmes aient le droit de disposer librement de leur salaire. La prochaine avancée ne s’opérera qu’en 1938 lorsqu’elles obtiennent le droit de gérer leurs propres biens.
En 1946, le préambule de la Constitution de la IVe République, repris ensuite dans celui de la Ve République, énonce que “la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme”. Magnifique ! Mais il faudra attendre 1965 pour que les femmes mariées obtiennent le droit d’exercer une profession sans l’autorisation de leur conjoint et d’ouvrir un compte bancaire personnel. Cette loi met fin à l’incapacité de la femme mariée et lui permet de cogérer les biens du couple avec une responsabilité identique à celle de son mari. L’épouse n’a ainsi plus besoin de l’autorisation de son mari pour exercer une profession séparée, ce qui lui permet de participer aux charges du foyer. De même, les décisions les plus importantes doivent désormais être prises avec l’autorisation des deux conjoints : les achats à crédit, ainsi que la vente ou l’hypothèque du domicile conjugal.
Mais ces avancées législatives n’ont été effectives que beaucoup plus récemment.
Depuis 1947, l’égalité de salaires est entrée dans la loi.
Mais en 2018, le salaire mensuel net moyen en EQTP (équivalent temps plein) des femmes s’élevait à 2 118 euros contre 2 547 euros pour les hommes. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2407748
Bon, voilà pour le constat, plutôt amer : l’argent, support essentiel de l’activité économique et par là même pilier de l’existence humaine, reste aujourd’hui encore pour les femmes le substrat de leur domination.
Car le fait que, dans les sociétés occidentales, les femmes aient fini par accéder à une autonomie financière n’a pas fait disparaître les stigmates laissés par des siècles d’“incapacité juridique”. Des études le montrent. En voici quelques exemples :
Le journal Marie Claire publie en 2013 un article intitulé “Les femmes entretiennent un rapport paradoxal avec l’argent” où il est question de la manière dont elles envisagent la rémunération de leur travail. L’étude citée dans l’article a été réalisée par European PWN et Pictet&Cie via un questionnaire auquel 800 femmes de 17 pays, très diplômées après des études de commerce et de management, en moyenne âgées de 42 ans, en couple et mères de 2 enfants, travaillant à temps plein depuis une vingtaine d’années, principalement dans des fonctions business, ont répondu. On y découvre qu’“à la maison, les femmes sont les reines de la finance : non seulement elles sont 90 % à connaître le montant exact de leurs impôts, mais en plus 75 % d’entre elles ont une épargne personnelle. Les femmes sont également les comptables du foyer. Si 60 % des femmes gèrent les comptes avec leurs conjoints, elles sont tout de même 34 % à s’occuper des finances domestiques seules.”
Bon. On voit ici le chemin parcouru depuis le Code Napoléon.
Mais lorsqu’on évoque le rapport des femmes avec leurs salaires, on découvre que sur ce chapitre le complexe demeure : “alors qu’il n’existe aucun pays au monde où le salaire des femmes est réellement égal à celui des hommes, ces dernières sont 66 % à ne pas demander d’augmentation. Non pas qu’elles n’aient pas envie d’être payées plus, ou tout au moins d’avoir le même salaire qu’un homme, simplement, elles n’osent pas demander à leurs employeurs. Certes, le sujet est difficile à aborder pour 60 % d’entre elles, mais surtout 49 % des femmes ne se sentent pas suffisamment armées pour débattre de leur rémunération. Une réaction assez paradoxale lorsque l’on sait que 65 % des femmes préparent activement leur entretien annuel et que 73 % d’entre elles vont même jusqu’à anticiper les objections de leurs employeurs. Pourquoi ces femmes diplômées, qualifiées, préparées n’osent-elles pas aborder le sujet délicat de l’argent ?” Et l’étude d’expliquer ce constat par “le rapport qu’entretiennent les femmes vis-à-vis de leur travail. En effet, les femmes n’associeraient pas leur succès et leur épanouissement professionnel à leur salaire. En outre, elles seraient atteintes du « complexe de la bonne élève » qui veut qu’elles aient foi en une certaine méritocratie. Elles travaillent dur, font beaucoup d’efforts mais attendent simplement que leur employeur le remarque…”
Cette étude révèle assez nettement comment, malgré les avancées juridiques et l’autonomie acquise par le droit au travail, les femmes restent dans une forme d’incapacité à entrer pleinement dans les règles de vie fondées sur l’argent. En effet, là où les hommes monnayent leurs compétences, sans aucun état d’âme, de manière à acquérir un statut social et des conditions de vie correspondant à ce qu’ils attendent de ces compétences d’un point de vue salarial, les femmes en sont à réclamer une reconnaissance de leur valeur au travail sans forcément la connecter à leur salaire. Autrement dit, leur demande sociale vise à leur assurer qu’elles ont bien leur place dans l’organisation, peu importe la valeur qu’on lui donne. Quant aux hommes, leur place dans l’organisation n’étant pas remise en question, ils n’ont plus qu’à demander qu’on les rémunère au prix de leur valeur.
Et nous nous intéressons là aux femmes qui se trouvent en haut de la pyramide sociale, donc à celles qui subissent le moins violemment la différence de traitement que le monde du travail applique aux hommes et aux femmes.
Pour explorer la question de la valeur attribuée par les femmes à leur travail, deux études, découvertes sur le programme Eve, initié en 2009 par des femmes employées par Danone, nous permettent de mieux comprendre pourquoi les femmes demandent moins que les hommes et pourquoi elles emploient différemment leurs moyens.
Tout commence avec l’argent de poche…
“Selon une étude réalisée par la banque Santander parue en mai 2018, les petits Anglais reçoivent 33 % d’argent de poche de plus que les petites Anglaises en récompense d’un niveau équivalent de participation aux tâches domestiques et de bon comportement à l’école. Si les parents se montrent égalitaires dans l’attribution de la somme fixe d’argent de poche, ils ont en revanche des biais genrés quand il faut définir la part variable. Dès l’enfance, les filles seraient habituées à ne pas être primées… Et à intérioriser que participer à la vie du collectif relève du bénévolat et que bien agir procède du devoir.”
Premier enseignement : l’attribution de l’argent est liée au partage des tâches défini par le modèle patriarcal (les filles ont le devoir bénévole de participer à la vie collective, les garçons sont plus récompensés que les filles quand ils y participent).
Deuxième enseignement : “Les garçons sont davantage socialisés dans l’idée que tout travail mérite récompense et que les bonnes actions ont une valeur. Ainsi de la même façon qu’ils reçoivent plus de « bonus » quand ils se montrent vertueux, sont-ils par ailleurs plus souvent privés d’argent de poche quand ils font des bêtises ! Autrement dit, les garçons associent très tôt qu’obtenir plus ou moins d’argent dépend d’eux ; les filles sont davantage dans l’acceptation qu’autrui décide de l’argent qui leur revient.”
Maintenant, voyons comment l’argent de poche est distribué aux garçons et aux filles dans une étude Childwise (BBC News) de 2017 qui s’intéresse aux modalités de sa distribution : “76 % des garçons contre 45 % des filles reçoivent des espèces et sont libres d’en faire usage à leur guise. Pour 34 % des garçons et 65 % des filles, l’enfant doit justifier de la nécessité d’une dépense pour obtenir le déblocage de son pécule conservé par les parents.”
Cette étude signale également que “les filles développent des réflexes de compensation en réaction à cette moindre autonomie dans l’accès à leur argent : elles vont plus fréquemment que leurs frères se faire acheter des vêtements, des articles de divertissement ou des produits d’hygiène. Ainsi, les femmes développeraient très tôt l’idée que l’argent est avant tout convertible en pouvoir d’achat plus qu’il n’est source de pouvoir d’agir.”
Au passage, nous retrouvons là l’origine du cliché selon lequel la femme cherche celui qui lui fera les plus beaux cadeaux pour en faire un compagnon dont la puissance garantira son existence et celle de ses enfants. Nous en reparlerons plus tard.
Continuons avec le crédit :
“Les femmes empruntent pour subvenir à leurs besoins et pour augmenter leur niveau de formation.”
Une étude Comparis (banquier et assureur suisse) menée sur 30 000 demandes de crédit bancaire en Suisse montre que “les femmes sont trois fois moins nombreuses que les hommes à recourir à l’emprunt bancaire mais deux fois plus nombreuses à le faire pour régler des factures ou des dettes personnelles. Cet endettement motivé par les nécessités de la vie courante prend des proportions préoccupantes chez les femmes retraitées : près de 30 % des demandes de prêt émises par des femmes sont le fait de femmes de plus de 64 ans en difficulté pour subvenir à leurs besoins. Les analystes de Comparis y voient bien entendu la résultante d’une situation financière plus précaire tout au long de la vie, laissant très peu de marge pour amortir la perte de revenus liée à la retraite, au divorce ou au veuvage.”
À ce moment de mes recherches, je ne peux m’empêcher de penser à la manière dont ma mère et ma belle-mère, toutes deux peu habituées à gérer leur argent et toutes deux atteintes par la précarité de leur situation une fois retraitées, ont été abusées par des banques peu scrupuleuses en souscrivant des crédits revolving qui se sont vite révélés de véritables gouffres financiers. Le principe est simple : la banque met à leur disposition une somme conséquente présentée comme une “réserve disponible”. Naïves, elles font comme si cet argent leur appartenait et elles le dépensent. Le mois suivant, elles doivent rembourser une partie de cette “réserve disponible” à un taux astronomique. Le mécanisme est enclenché, la banque ponctionne des sommes de plus en plus importantes qui ne sont pourtant que les intérêts de la dette. Lorsque tombe l’interdit bancaire, c’est la panique, elles se retrouvent toutes deux redevables de sommes qu’elles ne peuvent rembourser sans avoir recours à leurs familles. Décidément, ces femmes sont bien inconséquentes… En réalité, ces situations résultent d’un terrible cocktail à base d’absence totale d’éducation à la gestion de l’argent et à l’autonomie financière additionnée de la précarité liée à des retraites misérables.
Revenons à notre étude lorsqu’elle analyse l’autre motif de recourir au crédit, l’investissement dans la formation initiale ou continue, deux fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes. “Quoique globalement plus diplômées que les hommes aujourd’hui dans le monde occidental, les femmes semblent plus préoccupées de développer leurs compétences… Mais leur surreprésentation dans l’emploi non qualifié et la persistance du plafond de verre signalent qu’elles n’obtiennent qu’un faible retour sur investissement dans leur formation.”
Et pendant ce temps les hommes, eux, empruntent pour “valoriser leur capital financier et social”. L’étude Comparis révèle aussi que “les hommes sollicitent des crédits de montants plus élevés (ce qui s’explique par leur plus grande capacité de remboursement corrélée à de meilleurs revenus) et pour des motifs différents : ils sont 45,6 % des demandeurs de crédit à vouloir financer l’achat d’un véhicule contre 35 % des demandeuses.
Ils empruntent aussi plus volontiers que les femmes pour effectuer des placements financiers, notamment dans la tech et les cryptomonnaies. S’exprime là une certaine appétence au risque que l’on retrouve par ailleurs dans la plus grande propension des hommes à se lancer dans l’entrepreneuriat… Alors que 34 % des femmes aspirant à créer leur boîte déclarent comme premier frein la crainte de mettre en péril la situation financière du ménage, selon le baromètre Caisse d’Épargne 2013.”
Les hommes aiment plus le risque, les voitures, la technologie et les cryptomonnaies. Les femmes veillent précautionneusement sur leur foyer. Et dire qu’on pensait en avoir fini avec les clichés du patriarcat !
Édifiant non ? On retrouve tout au long de ces études les traces laissées par la longue période que les femmes ont passée sans pouvoir gérer directement leur subsistance : partage inégalitaire des tâches domestiques réputées bénévoles, irresponsabilité politique dans la distribution de l’argent et absence d’autonomie dans son emploi, responsabilité en revanche persistante dans la subsistance du ménage, plafond de verre au-dessus de la tête des femmes pourtant plus diplômées que les hommes. Autant de traces encore bien présentes du patriarcat dans la relation qu’entretiennent les femmes avec l’argent.
Et s’il fallait encore se convaincre que le passé a la vie si dure qu’il dure encore aujourd’hui, tapi sous les ors d’un discours “féministe”, il suffirait de lire l’ouvrage publié en 2019 par un philosophe belge, François de Smet, dont la biographie révèle pourtant son engagement contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme.
Dans Éros capital, les lois du marché amoureux, il décrit, en adepte de la psychologie évolutionniste, “les relations amoureuses et sexuelles entre les humains comme n’étant ni égalitaires, ni justes, ni réciproques”. Pour lui “ces relations sont asymétriques et reposent sur un affrontement, pas toujours conscientisé mais bien réel, et une exploitation mutuelle : hier les femelles comme les mâles, aujourd’hui les femmes comme les hommes, sont les jouets de leurs gènes qui cherchent à se reproduire avec des stratégies différentes, tout à la fois opposées et complémentaires. Pour assurer la perpétuation de leurs gènes, les hommes cherchent des femmes jeunes et en bonne santé – la beauté prouvant manifestement ces deux spécificités – tandis que les femmes optent pour des partenaires plus âgés, puissants et dotés de moyens financiers car portant les enfants et les élevant pendant les premières années, elles doivent choisir des hommes qui peuvent les protéger et leur assurer de bons moyens de subsistance. Et si ces mâles sont dominants et puissants, c’est encore mieux car ils offriront des gènes agressifs aux enfants, indispensables pour survivre dans le monde hostile.”
Une vision finalement très matérialiste de la relation amoureuse, partagée d’ailleurs par certains courants féministes influencés par la théorie marxiste, qui n’exclut pas, en arrière-plan, un discours patriarcal peu assumé selon lequel la domination serait le résultat d’un comportement “naturel”, et donc hors de portée de toute responsabilité individuelle…
Vaste débat, mais prenons garde à ce qu’il ne vienne pas masquer un combat toujours d’actualité, comme on le voit au travers de ce voyage dans les contrées sinueuses de nos porte-monnaie.
Sources :
François de Smet, Éros capital. Les lois du marché amoureux, Flammarion, 2019.
Pour aller plus loin :
Lucile Quillet, Le Prix à payer. Ce que le couple hétéro coûte aux femmes, Les Liens qui Libèrent, 2021.
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