Le coût de la virilité
Propos recueillis par Marion Salort
Lucile Peytavin est historienne. Autrice d’une thèse sur le travail des femmes et des hommes dans l’artisanat et le commerce aux XIXeet XXe siècles en milieu rural, elle fait également partie du Laboratoire de l’égalité, où elle est notamment en charge de la question de la précarité des femmes.
Lucile est historienne, mais si son livre fait appel à l’Histoire, il convoque aussi les sciences, la sociologie et la psychologie. Cet essai édifiant fait un constat simple mais glaçant : l’immense majorité des infractions sont commises par les hommes, et ce dans toutes les sphères de la société.
Rencontre avec cette chercheuse d’une clarté rare.
> « La virilité » est un mot associé au genre masculin uniquement. Qu’est-ce que c’est, au fond ?
En effet, il n’y a pas de pendant féminin à la virilité. Étymologiquement, ce mot vient du sanskrit, vira, qui signifie « héros ». Il rassemble des attributs de force, de puissance, de vigueur, qui sont attribués à l’homme. Il se distingue des « masculinités », qui proposent des réalités différentes d’une société à l’autre. Depuis les années 1930, on sait grâce aux recherches de l’anthropologue américaine Margaret Mead qu’en Malaisie, certaines sociétés comptaient des hommes doux, patients, empathiques, tandis que les femmes avaient des caractères plus dominants. En cela, les masculinités se distinguent de la virilité : cette dernière est toujours fixe, et ses attributs de force servent exclusivement la domination du masculin sur le féminin.
Quant à savoir pourquoi la virilité est essentiellement masculine, les sciences n’apportent pas encore de réponse à cette question…
> Ton livre commence avec un chiffre alarmant : 96,3 % des personnes incarcérées en France sont des hommes. Que représente ce chiffre pour toi et tes recherches ?
Je travaille sur les questions d’inégalités entre les hommes et les femmes depuis plusieurs années, que ce soit dans mon parcours universitaire ou associatif, et c’est en agrégeant des données pour ma thèse que je suis tombée par hasard sur ce chiffre, qui a été le point de départ de mes recherches. En approfondissant, je me suis rendu compte que les hommes étaient responsables de l’immense majorité des faits de violence, de délinquance, de criminalité et de prises de risque dans la société. Par conséquent, le ministère de la Justice fonctionne presque exclusivement pour eux : ils représentent 83 % des mis en cause par les services de la justice, 90 % des condamnés, et c’est ce qui explique qu’ils représentent in fine 96 % de la population carcérale.
> Dans quels autres domaines sont-ils surreprésentés ?
Ils sont surreprésentés dans tous les types d’infractions, et notamment les plus graves : ils sont 86 % des mis en cause pour meurtre, 99 % pour viol, 84 % des auteurs d’accidents mortels sur la route, 85 % des auteurs de vol avec violence, etc. Également dans les conduites à risque : les hommes ont trois fois plus de risque de mourir de façon prématurée (avant 65 ans) et d’une mort évitable (causée par une conduite à risque).
> Qu’est-ce qui t’a le plus marqué durant tes recherches ?
J’aurais du mal à le dire ! Sûrement de découvrir que plus les délits sont graves, plus les hommes sont impliqués. Néanmoins, en tant que féministe qui travaille sur les violences faites aux femmes, s’il est choquant de savoir que les hommes représentent 99 % des mis en cause pour viol, c’est aussi une réalité à laquelle je suis confrontée depuis longtemps.
> Comment se fait-il que cette surreprésentation concernant les délits soit si méconnue ?
Je l’explique de deux façons. Premièrement, nos schémas culturels considèrent que les hommes sont agressifs et violents par nature. Avoir ces comportements-là ferait partie d’eux, donc la remise en question serait inutile. C’est intrinsèque à leur personne.
Deuxièmement, on estime que le masculin représente l’universel. Dans la langue française, le mot « homme » illustre très bien cette idée, car il signifie à la fois le sexe et l’espèce. Par conséquent, les comportements masculins représentent la norme. Ce point d’aveuglement sur ces comportements est une raison du silence assourdissant. Comme il s’agit de la norme, on ne la questionne pas.
> Quelle a été ta méthodologie pour calculer le coût de la virilité en France ?
Elle part d’une idée toute simple : il s’agit de calculer le différentiel entre le coût de responsabilité des hommes et celui des femmes. Le coût de la virilité est donc un surcoût qui correspond à ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes.
> Comment est composé ce calcul ?
Il est composé de deux coûts. Le premier est le coût direct des infractions pour l’État : frais de justice, frais des forces de l’ordre, frais de santé… autrement dit tout ce que l’État dépense chaque année pour répondre à chaque infraction commise par un homme.
Le second est un coût indirect pour la société, c’est-à-dire le coût humain que représente l’infraction, mais que l’on peut estimer financièrement : il concerne les souffrances psychologiques et physiques, la perte de productivité et les destructions de richesses que vont entraîner tous ces comportements asociaux.
> À combien estimes-tu le coût annuel de ces infractions et leurs conséquences ?
Je l’estime à près de 100 milliards d’euros, tout en sachant qu’il est largement sous-estimé. Tout d’abord, un grand nombre de données concernant certaines infractions ne sont pas accessibles, comme l’implication des hommes dans les atteintes à l’écologie ou à la fraude fiscale. Et beaucoup d’infractions passent à travers les mailles de la justice, car elles ne sont pas pénalisées : l’immense majorité des dégradations, des agressions sexuelles envers les femmes, des agressions verbales dans la rue, etc.
Si ce coût est sous-estimé, il reste colossal ! C’est l’équivalent du déficit du budget général de l’État chaque année. En somme, si on économisait le coût de la virilité, le budget de la France serait à l’équilibre…
> Y a-t-il une réponse des pouvoirs publics face à ces constats ?
Eh non ! Car il n’y a pas de prise de conscience. Quand les pouvoirs publics mettent en place des politiques de lutte contre la délinquance et la criminalité, le sexe n’est jamais mis en avant, alors qu’il s’agit du premier critère qui permet de profiler les auteurs de ces crimes et délits. Par exemple, quand l’État met en place une politique de lutte contre la délinquance, il va d’abord cibler certaines zones géographiques ; s’il lance une campagne pour lutter contre la conduite en état d’ivresse, il va d’abord s’adresser aux jeunes. Mais à aucun moment il n’est dit que ce sont les hommes de tous âges, de tous milieux, de toutes zones géographiques qui sont impliqués dans ces délits.
On peut questionner l’efficacité de ces politiques publiques. Quand le ministère de l’Intérieur publie une étude sur le rapport entre les matchs de football et les dégradations à la sortie de ces événements, à aucun moment il n’est dit que près de 100 % des personnes à l’origine de ces dégradations sont des hommes.
> Comment explique-t-on ce manque d’information ?
Je l’explique par le fait que l’on considère que ces comportements vont de soi. On sait par exemple qu’à chaque 14-Juillet, des voitures seront brûlées, qu’à chaque sortie de match de football, des bagarres auront lieu… Cette violence est entrée dans un quotidien, et on ne la voit plus, on ne l’interroge plus. C’est devenu inévitable.
On peut alors s’interroger sur l’efficacité de ces politiques. Elles sont dans la réaction. Or c’est avant tout sur l’éducation qu’il faudrait travailler. Et en second lieu, se questionner sur l’âge, la géographie, etc.
> Si ces attitudes virilistes sont ancrées dans nos sociétés, elles ne sont pas toujours allées de soi…
Des avancées récentes déconstruisent en effet tous les mythes créés par l’homme autour du temps des cavernes et du Paléolithique, où l’on faisait appel à ce passé originel et imaginaire dans lequel les femmes restaient dans les grottes pendant que les hommes allaient à la chasse. Aujourd’hui, grâce aux avancées scientifiques, on sait que les femmes aussi chassaient et que les sociétés dans l’ère paléolithique étaient plus égalitaires.
Les choses ont basculé au Néolithique, au moment où les sociétés se sont sédentarisées. Avec l’arrivée de l’agriculture, une hiérarchie s’est mise en place entre les hommes et les femmes. La virilité a également pris corps dans la fabrication d’armes en métal, dans la défense de territoires et de guerres. Finalement, la virilité et la domination masculine ne sont pas quelque chose de naturel, mais relèvent de la construction culturelle et peuvent par conséquent être interrogées, déconstruites et remises en question.
> Autre préjugé mis à mal dans ton livre : la testostérone. Y a-t-il un lien entre l’agressivité et la quantité de cette hormone sécrétée par l’organisme ?
C’est aussi ce que j’appelle un « mythe » ! Une idée qu’on véhicule de génération en génération sans la questionner. Les dernières études montrent que chez un même individu, la testostérone peut provoquer un comportement tout aussi altruiste qu’agressif. C’est justement en adoptant un comportement agressif que son taux augmente. Donc, à aucun moment, cette hormone ne détermine les comportements violents des hommes. Et si c’était le cas, cela les déresponsabiliserait de fait de leurs actes ! Ils ne seraient pas aptes à être jugés.
Physiologiquement, on ne peut expliquer l’immensité de la violence des hommes. La science n’apporte aucune preuve dans ce sens-là.
> Comment relies-tu l’acculturation aux comportements violents ?
L’acculturation, c’est l’assimilation de schémas culturels par une population qui, à l’origine, lui sont étrangers. On voit que les hommes sont éduqués à la violence dès leur plus jeune âge. Dès l’enfance, les parents et l’entourage valorisent leur force, et vont peu les aider à développer leurs sentiments, leurs ressentis. Très rapidement, de la violence apparaît dans les jeux (batailles, bagarres, armes factices), leurs lectures ou les films qu’ils vont regarder, dans lesquels la plupart des héros sont masculins et s’adonnent à une violence légitimée. Les garçons vont alors s’identifier à ces personnages et développer une appétence pour cette violence.
L’adolescence est un moment charnière dans la construction de leur virilité : pour être intégré dans un groupe, il faut montrer qu’on est un « vrai » homme. Cela va passer par un vocabulaire insultant qui va notamment rejeter le féminin, les faibles, les « intellos », etc. Le tout complété par des rapports physiques musclés : les garçons se donnent des coups et doivent rester impassibles face à ces agressions (ils développent, de fait, une résistance à la douleur).
L’essence de leur éducation montre que tout au long de leur vie, les hommes intègrent ces comportements violents ; c’est pourquoi ils relèvent de l’éducation et non de leur nature.
> S’agit-il du « rite de virilité » que tu évoques dans ton livre ?
Tout à fait. Répondre aux injonctions de la virilité est une preuve qu’on est un « vrai homme ». L’autre pendant de ce rite est la mise en danger. Les hommes vont davantage prendre des risques : ils sont plus nombreux à pratiquer des sports extrêmes, à consommer des drogues et de l’alcool, etc. La vitesse aussi est un attribut plus masculin : dès leur plus jeune âge, on leur offre des voitures, un circuit… c’est pourquoi les voitures et la vitesse vont faire partie de la construction de leur virilité. Si bien qu’ils représentent 84 % des auteurs d’accidents mortels de la route à l’âge adulte !
> Que préconises-tu pour lutter contre cet encouragement de la violence chez les garçons ?
Tout mon propos, c’est d’éduquer les garçons comme on éduque les filles. S’il était normal qu’on leur donne des poupons dès leur plus jeune âge, ils apprendraient à s’occuper d’autrui. Si on acceptait de développer chez eux les sentiments, on développerait leur altruisme.
Le problème sous-jacent de tout ça, c’est la dévalorisation du féminin. On est en 2021, et on ne peut toujours pas mettre un tee-shirt rose à un garçon ! Cela paraît anodin, pourtant, c’est révélateur de la résistance de la société : dans les valeurs viriles et dans la dévalorisation de tout ce qui est féminin. Alors qu’on se rend compte que ce qui est dit « féminin », dans l’éducation, va construire des êtres plus pacifiques, dont les comportements seront plus en adéquation avec l’état de droit dans lequel on vit.
J’ai bien conscience que l’éducation que l’on donne aux filles a des limites sur la confiance en soi, sur le rapport au corps, etc., mais pour le sujet qui nous intéresse (la violence et les comportements asociaux), il n’y a pas photo entre les résultats de l’éducation que l’on donne aux filles et celle que l’on donne aux garçons.
> Observe-t-on une évolution dans les attitudes des parents et des enseignants dans l’éducation des enfants ?
La question de la virilité bouge, tout d’abord car de plus en plus de chercheurs s’intéressent à la masculinité, tels que Yvan Jablonka ou Pascal Picq. Les mouvements féministes (notamment MeToo) interrogent également les rapports de domination, l’agressivité des hommes, les agressions systémiques envers les femmes… Par contre, à l’école, il y a encore du travail. Lorsque le gouvernement de François Hollande a voulu mettre en place les ABCD de l’égalité dans les classes pour lutter contre les stéréotypes, une partie de la population s’y est opposée. Et finalement, cela n’a pas été concrétisé. Concernant la déconstruction des stéréotypes, les enseignants ne sont pas formés. Et pour moi, c’est un vrai point de vigilance et une marque de résistance. Sur ces sujets-là, l’école n’est pas assez mobilisée. Mais c’est toute la société qui doit changer ses modèles éducatifs : les parents, la culture, etc.
> Autre chiffre qui m’a frappée : à 15 ans, 63 % des garçons ont déjà visionné un film pornographique, contre 37 % de filles. Je pensais qu’ils étaient moins matures et donc découvraient la sexualité plus tardivement ?
Ce n’est pas tant une question de maturité qu’une valorisation de la sexualité masculine dès l’enfance. Quand un garçon est petit, les adultes autour de lui vont lui dire que « c’est un petit Dom Juan », ou que « plus tard, ce sera un tombeur ». Dans les films, la plupart des hommes vont à la conquête des femmes, c’est pourquoi les garçons comprennent rapidement qu’avoir beaucoup de conquêtes féminines fait partie de la panoplie de la virilité. La question que pose ce chiffre est l’éducation à la sexualité, quasiment inexistante à l’école. Ces films véhiculent une image de domination de l’homme sur la femme et sont particulièrement néfastes pour les deux sexes.
Cette valorisation de la sexualité des hommes, dans ces films et dans la société, génère une objectivation du corps des femmes, c’est pourquoi les hommes vont considérer les femmes comme des conquêtes sexuelles, des objets. Une hiérarchie s’instaure de fait. Les garçons risquent par ailleurs de développer un rapport pathologique avec leur sexualité. Les filles, quant à elles, seront davantage dans un rapport de domination en se soumettant à des pratiques. Cela pose la question du consentement.
Concernant l’éducation à la sexualité, tout reste à faire, particulièrement à l’école.
> En quoi la virilité est-elle un piège pour les femmes et pour les hommes ?
Pour les femmes, le piège se trouve dans les violences systémiques : en France, 1 femme meurt tous les 2,5 jours sous les coups de son conjoint ou de son ex-conjoint ; 1 femme sur 5 a été agressée dans son enfance, dans son adolescence ; en Île-de-France, 100 %* des femmes ont déjà été agressées au moins une fois dans leur vie dans les transports en commun.
La virilité oppresse et écrase aussi les hommes, c’est pourquoi ils ont tout intérêt à en prendre conscience. Elle va d’abord opprimer tous les hommes qui ne répondent pas à ces injonctions et ceux qui y répondent à travers leurs différentes prises de risque. Selon l’OCDE, les garçons de moins de 14 ans ont 70 % de risque de plus que les filles du même âge de mourir d’un accident, car ils se mettent davantage en danger que les filles dans une même activité. Face à la santé, ils représentent 80 % des personnes soignées pour un cancer lié à l’alcool ou au tabagisme. Ils ont deux fois plus de risque de mourir prématurément (avant 65 ans) de façon évitable, c’est-à-dire en raison d’un comportement à risque. Donc la virilité a un coût sur leur santé.
Dernière chose : en commettant plus d’infractions, de violences, ils seront beaucoup plus condamnés que les femmes. Tout cela est donc un vrai piège pour les hommes.
Finalement, la virilité opprime le genre humain.
> En somme, comment déconstruire toutes ces mauvaises habitudes ?
Éduquer les garçons comme les filles !
> Quelle serait la société si le système viriliste n’existait plus ?
Ce serait tout d’abord une société plus riche. Si on économisait ces 100 milliards d’euros par an, on remettrait à l’équilibre le budget de la France. On pourrait aussi imaginer investir dans des politiques sociales ambitieuses comme l’éradication de la grande pauvreté, estimée à « seulement » 7 milliards d’euros ; l’augmentation de 50 % du budget de la recherche qui est de 52 milliards d’euros par an ; le financement de la dette des hôpitaux qui est à 30 milliards d’euros ; ou encore la réduction de moitié de l’impôt sur le revenu. On pourrait donc être très ambitieux dans les politiques publiques.
Il y aurait également des centaines de milliers de vies épargnées, et moins de souffrances physiques et psychologiques. Concrètement, on vivrait quotidiennement dans une société où les taux de délinquance et de criminalité descendraient drastiquement ; on n’aurait plus peur de se faire agresser dans les transports en commun, de marcher seul·e dans la rue la nuit, on laisserait nos enfants jouer dans nos quartiers…
On vivrait dans une société beaucoup plus riche, et on serait beaucoup plus libres.
> Question bonus : Être féministe sans être en colère, est-ce possible ?
C’est tout l’enjeu du féminisme. À aucun moment, il ne faut s’énerver, car tu passes pour une hystérique et donc tu es décrédibilisée. Si tu t’énerves, tu es foutue !
Et comme disait Benoîte Groult, le patriarcat tue tous les jours, mais le féminisme n’a jamais tué personne… Ça fout la rage, mais il faut rester zen.
* Selon une consultation menée en 2015 par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh).
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> Le Coût de la virilité, paru le 5 mars 2021 aux Éditions Anne Carrière
> Pour découvrir le travail de Lucile Peytavin, rendez-vous sur son site internet : https://www.lucilepeytavin.com/
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