Artiste, c’est pas un métier ?
par E. B. T.
- Quand je serai grande, je serai artiste ! clame l’enfant du haut de ses 7 ans…
- C’est pas un métier, ça ! Tu veux pas être plutôt vétérinaire ou avocate ?
Pourquoi donc les artistes sont-ils considérés encore trop souvent à travers ces stéréotypes : marginalité, hors de la réalité, hors du système ? Serait-ce la faute à La Fontaine qui traitait de paresseuse et d’inconséquente la pauvre chanteuse ? Ou peut-être à Rimbaud et sa vie de bohème ? Parce qu’ils ont choisi une vie loin des contraintes du monde industriel, des notions de rentabilité, de pénibilité ? Ne parle-t-on pas de la vie d’artiste comme d’un mode de vie enviable car sans contrainte, loin du monde du travail ?
Voilà, le mot est lâché : le travail ! (du latin tripalium qui désignait un instrument de torture composé de trois pieux !)
Serait-ce encore la faute au capitalisme, cette organisation pyramidale pour laquelle le travail, labeur des uns, est source de profit pour quelques autres ? Ou la faute au système patriarcal et ses injonctions de genre, pouvoir autoritaire aux hommes, obéissance domestique aux femmes ? Deux systèmes fondés sur la domination et l’aliénation qui ont façonné nos modes de vie et de pensée, et desquels les artistes se tiennent éloigné.es… « Votre monde du travail n’est pas le nôtre », dit l’affiche des manifestants du mouvement L’Art en grève, le 2 mai 2021.
Le travail de l’artiste ne serait-il donc pas un « vrai » travail ?
Les artistes échappent au modèle capitaliste fortement hiérarchisé. Ils n’ont pas de chef et ne rendent de comptes qu’à eux-mêmes ; ils ne sont pas mus prioritairement par le profit (mal leur en prendrait…) mais par un besoin de créer, de représenter le monde, leur réflexion sur le monde et l’existence. Ils sont plus proches des penseurs que des industriels… Souvent plus proches du sacerdoce que du business… Ce qui leur coûte cher.
« Depuis la révolution romantique, écrit Sophie Lapalu dans son entretien avec Barthélémy Bette, le travail artistique est vu comme l’opposé du “travail” au sens courant du terme, [...] le travail salarié. Tout dans les représentations communes oppose ces deux formes de travail : la liberté contre la subordination, l’excentricité contre la rigueur, le risque contre le calcul
De là découle l’idée qu’iI n’a pas besoin d’être rémunéré comme les autres.
Et Marie Bechetoille d’ajouter, dans son entretien avec Joshua Schwebel : « Le mythe voulant que travailler dans le domaine de l’art soit une vocation, quelque chose qui ne puisse se nier même si on le voulait, contribue à l’intrusion du travail non rémunéré qui devient par conséquent le fondement de la communauté de l’art. »
La véritable rémunération de l’artiste ne serait-elle pas la reconnaissance de son travail ? N’est-il pas bien chanceux de trouver un lieu d’exposition gratuit où il va pouvoir montrer ses œuvres ? Qu’il s’estime content de trouver des murs accueillants !
Si je caricature, c’est que toutes les situations existent dans le milieu de l’art, de l’exposition-animation d’un lieu au véritable mécénat des galeries… de l’utilisation de l’art comme faire-valoir, au soutien inconditionnel de collectionneurs passionnés.
Quelles sont donc les spécificités du travail d’artiste ?
Si on regarde du côté des formations proposées dans les écoles d’art, on se rend vite compte que l’artiste, déjà bourré.e de talents et de personnalité, doit, pour commencer, s’initier à l’histoire de l’art, à toutes les techniques disponibles, aux outils informatiques, aux multimédias, à la gestion et au développement de projets, à la connaissance des institutions artistiques et à la gestion de sa carrière. Ce n’est qu’au bout de trois, quatre ans d’études et un diplôme national en poche qu’il ou qu’elle pourra être considéré.e comme pro !
Et alors tous les autres ? Les autodidactes, les autoproclamés, les poètes et les inclassables ?
Le talent n’a rien à voir avec les études, ce sont plutôt les capacités à se faire connaître, à pénétrer les milieux artistiques et à gérer leur carrière qui feront la différence. Affranchis du poids des conventions, ces artistes, souvent plus isolés, peuvent aussi réussir tel que le montre la récente exposition du musée de Saint-Étienne (du 9 octobre 2021 au 3 avril 2022), L’Énigme autodidacte, qui rassemble 200 œuvres d’artistes qui n’ont pas appris des maîtres. On y retrouve pareillement la confrontation avec la matière, le geste, l’énergie créatrice, la réflexion, la démarche...
Restant sur ma faim d’approcher la réalité du métier d’artiste, j’ai donc pris le parti d’en interroger quelques un.e.s dans mon entourage pour savoir en quoi consiste leur travail et quel revenu ils ou elles tirent de leurs activités.
Chaque cas est unique, même si on leur trouve quelques constantes...
Quelles sortes d’activités ?
La production d’œuvres finalise « un travail de réflexion, de lecture, de recherche documentaire, de visites d’expositions ou de spectacles, de discussions, de rencontres avec d’autres artistes, amateurs et amatrices d’art, de recherche d’expositions et de préparation de dossiers », comme le résume bien Marie-Pierre Bufflier, plasticienne qui s’est prêtée au jeu de mes questions.
Des dossiers ? C’est un autre travail chronophage que celui de monter des dossiers pour répondre à des appels de candidature de résidence au cours de laquelle l’artiste pourra déployer son travail et réaliser une œuvre sur le long terme. Dossiers pour répondre à des commandes publiques telles le 1 % artistique, cette obligation faite aux bâtiments publics de réserver 1 % du coût des travaux en achat d’œuvres d’art. Mais encore faut-il avoir été repéré dans le milieu de l’art pour en arriver là. Dans le monde des arts plastiques, il y a différentes tendances artistiques. Celles et ceux qui ne correspondent pas aux normes et modes artistiques dominants ne seront pas retenu.e.s.
Quel temps de travail ?
Il en ressort que les artistes consacrent la quasi-totalité de leur temps à leur activité, dont environ 2 à 3 jours par semaine à l’atelier pour la production. Il faut par exemple « faire » les marchés de l’art, du livre, du livre d’art, de l’édition pour aller à la rencontre du public. « Ma vie est entièrement consacrée à mon travail. Il m’occupe l’esprit tout le temps », précise Alain Fournier. Beaucoup de temps pour un résultat parfois décevant...
Des activités dites accessoires sont généralement nécessaires : cours, enseignement, animation, ateliers...
Tout le reste dépendra des événements, des rencontres, des circonstances, de l’actualité, « dans un sens aléatoire », dit Matthew Tyson, car le plus nourrissant pour les artistes c’est d’être poreux à l’instant, à la réalité, au vécu. Les pieds dans la glaise, plutôt que dans les nuages !
« Mon travail d’artiste c’est d’être présent au monde », dit le poète. D’une présence active dont les regards sensibles donnent naissance à des formes de papier ou métal, précise Pierre Nicchini. « Décaler son regard et interroger le monde et tous ces champs de connaissance », précise Alain Fournier. Un travail de recherche constant qui rend très difficile la partition entre travail et loisirs.
Est-ce que ça paye ?
Matthew Tyson précise que c’est l’échange d’argent qui fait de l’art une profession et non une activité dilettante. « Je ne fais pas ça pour m’amuser, mais comme dans tout boulot, ça peut être amusant. »
L’exemple de Marie-Pierre Bufflier, parmi beaucoup d’autres est significatif : la vente de ses œuvres ne couvre pas les frais de fournitures, déplacements, chauffage et électricité. Aucun bénéfice donc. Elle est obligée d’être salariée pour un mi-temps dans un autre secteur d’activité. Inconséquente, la petite cigale ?
La vente, une source de revenu fluctuante…
« Sur tout mon parcours, cela se situe très très en deçà de 1 %, malgré les nombreuses expositions auxquelles j'ai participé », précise un artiste en parlant de la part que représentent les ventes d’art par rapport à ses revenus d’enseignant. Car l’artiste plasticien.ne est un.e des rares travailleur.euse.s dont le temps de travail n’est pas valorisé, seule la production donne lieu à échanges monnayables. À la différence de tout objet industriel qui comptabilise le coût des matières premières et de la fabrication. L’œuvre d’art, dont la mise en projet et le temps de réalisation sont sans commune mesure avec l’objet utilitaire, n’a pas de prix défini. Celui-ci dépendra de l’offre et de la demande qui, elle, dépendra de la promotion faite par les galeristes dans le milieu des collectionneurs d’art. C’est donc la notoriété de l’artiste qui fera le prix de l’œuvre. Ainsi fluctuera la cote de l’artiste. Et ses revenus…
Précarité financière et sociale
La solution qu’adoptent la majorité des artistes pour financer ce temps de travail gratuit, c’est l’emploi subalterne, dans le milieu de l’art pour les un.e.s, des activités pédagogiques le plus souvent (interventions dans les établissements scolaires ou les MJC) et, pour les autres, dans un tout autre champ d’activité, sans interférence avec l’art : un emploi alimentaire pour 90 % des artistes qui ne peuvent vivre avec le revenu de leur profession artistique.
Précarité financière et sociale : est-ce le prix à payer quand on se défie du monde du travail régi par le « capitalisme et le patriarcat, deux systèmes qui se nourrissent l’un de l’autre » – comme le démontrent Christine Vanden Daelen et Camille Bruneau dans une étude –, tous deux fonctionnant grâce à des rapports d’exploitation, de domination et d’aliénation ?…
Le rapport Bruno Racine, commandé par le ministère de la Culture en 2020, fait le constat d’une érosion durable des revenus des artistes-auteurs et autrices, pourtant déjà faibles, depuis vingt ans. Cette étude porte sur les conditions sociales de 6 000 plasticien.ne.s. Il établit que 73 % perçoivent moins de 15 000 euros par an, ou 1 250 euros par mois.
Au-delà de nombreux traits communs, l’enquête met en lumière l’hétérogénéité du groupe et la grande diversité qui caractérise leurs parcours de vie. Elle pointe notamment l’importance croissante de la formation dans une école supérieure d’art et la faiblesse des revenus artistiques qui conduit près de la moitié des artistes à exercer une ou plusieurs activités complémentaires.
Elle montre aussi la persistance des inégalités de genre, malgré un mouvement de féminisation continu et de grande ampleur, et le renforcement des inégalités de classe dans l’accès à la consécration, qu’elle soit marchande ou symbolique. Alors qu’elles représentent 67 % des effectifs des écoles d’art, les femmes ne sont plus que 50 % à être affiliées à La Maison des artistes et l’Agessa par insuffisance de revenus. Seulement 6 % des plasticiennes qui vendent leurs œuvres en tirent un revenu annuel supérieur à 30 000 euros, contre 15 % des hommes. À l’inverse, 52 % d’entre elles touchent une rémunération artistique inférieure à 5 000 euros par an, contre 40 % des hommes. Quant au revenu personnel global médian des artistes plasticiens, il s’établit à 15 000 euros annuels pour les hommes et 10 000 euros pour les femmes. L’écart médian des revenus entre les femmes et les hommes est de - 23 % pour les plasticiennes, - 27 % pour les peintres, - 30 % pour les sculptrices, - 26 % pour les photographes et - 32 % pour les chorégraphes… Sans commentaire !
Le droit d’exposition
L’État se penche enfin aujourd’hui sur la précarité de ces travailleur.se.s en renforçant l’utilisation du droit d’exposition, contrepartie financière versée à l’artiste pour l’exposition de ses œuvres. Bien qu’il soit un droit établi depuis 2016 par la loi sur le code de la propriété intellectuelle, il n’est majoritairement pas appliqué dans les grandes institutions culturelles, avançant la notoriété qu’elles apportent en échange à l’artiste, une rémunération qui reste bien symbolique… L’État demande aux institutions d’être exemplaires sur ce droit… À suivre.
Une aide automatique à la recherche ?
Trois acteurs et spécialistes de l’écosystème de la culture, Patrice Goasduff, Grégory Jérôme et Dominique Sagot-Duvauroux, ont imaginé un dispositif qui rémunérerait le temps de recherche des artistes-auteurs-autrices. Ils proposent de leur verser une aide automatique de 3 600 euros par an, pour une période de trois ans renouvelable aux artistes affilié.e.s à la Maison des artistes, sans aucune sélection. Cette somme financerait la part de leur travail consacrée à la recherche, qu’ils estiment à 20-25 % de leur temps total. Ce coût d’environ 144 millions d’euros par an serait financé par une redevance assise sur les industries qui « profitent directement de l’existence d’activités de création sur leur territoire d’implantation (tourisme, immobilier...) ». Valorisation de ce que les auteurs de cette proposition appellent la valeur vaporeuse de la culture. On parle bien de tourisme culturel, de capitale européenne de la Culture… tous les acteurs commerciaux en bénéficient sauf les auteurs et encore moins les autrices ! Ce serait « une façon de rediriger une partie de cette valeur produite par les artistes vers les artistes ».
Il faut espérer que la réparation de ces anomalies de notre système social et économique sera rapide, avant que nos artistes, et tout particulièrement les femmes, se détournent de leur métier-vocation pour survivre… Car l’art n’est pas un produit comme un autre, il nourrit l’esprit, notre sensibilité, notre réflexion. Et si nos corps crèvent de trop manger, notre esprit risque de souffrir par manque de nourriture intellectuelle et spirituelle…
Statu quo
Malheureusement, l’espoir qu’a fait naître ce rapport au cœur de la profession des auteurs-autrices et artistes a été douloureusement déçu. Si quelques préconisations ont été retenues, celle d’un véritable statut n’a pas été évoquée.
Un collectif a écrit une tribune dénonçant l'enterrement du Rapport Racine. Elle commence par ces mots : « Créateurs et créatrices des œuvres diffusées, nous sommes le premier maillon du secteur de la culture, qui emploie 670 000 personnes et pèse pour 2,3 % du PIB français. Fruit d’une vocation et du regard singulier que nous portons sur le monde, nos œuvres sont également le produit d’un travail conséquent, de compétences professionnelles et de savoir-faire. Or, ces métiers et savoir-faire sont aujourd’hui invisibilisés tant par les exploitants de nos œuvres que par l’État lui-même. En conséquence, des dizaines de milliers d’artistes-auteurs sont maintenus dans une précarité indigne d’une démocratie. »
Colère ! Amertume…
En conclusion
Faire le choix d’être artiste et de vivre de sa création est un choix difficile dans une société matérialiste qui repose sur la consommation. C’est faire le choix de la sobriété et de la frugalité, parfois de la marginalité, mais c’est avant tout le choix d’une liberté liée à la recherche existentielle de sens.
« Remettre en cause cette idée commune que “l’art, ce n’est pas du travail” ne veut pas dire que l’activité artistique est un travail comme un autre – il faut au contraire en préserver les spécificités – mais plutôt qu’être artiste est une fonction sociale comme une autre et qu’à ce titre elle peut prétendre aux mêmes droits politiques », dit Barthélémy Bette. Et justice sera faite.
Sources
- Sophie Lapalu, Entretien avec Barthélémy Bette, in La belle revue
Après une formation en lettres et en science politique, Barthélémy Bette achève actuellement une thèse à la croisée de la sociologie et de l’esthétique, portant sur les rapports entre l’activité artistique et les formes dominantes de travail. Il est l’auteur de plusieurs publications dédiées à ces sujets et membre du collectif d’artistes et de théoriciens La Buse, engagée dans des réflexions et actions concernant les conditions actuelles du travail artistique.
- Rapport Racine, L’auteur et l’acte de création
- Patureau Frédérique, Sinigaglia Jérémy, Artistes plasticiens : de l’école au marché. Ministère de la Culture - DEPS, « Questions de culture », 2020
- Goasduff Patrice, Jérôme Grégory, Sagot-Duvauroux Dominique, Financer le temps de recherche des artistes auteurs par une aide automatique, in Le Journal des Arts n° 584 du 4 mars au 17 mars 2022, p. 28
- La ligue des auteurs professionnels 15 mars 2021 : Le gouvernement enterre les mesures du rapport Racine
- Marie Buscato , Aux fondements du travail artistique. Vocation, passion ou travail ordinaire ?
- Louie media, podcast Travail (en cours) : Pourquoi le travail artistique ne paye pas ? Podcast du 6 mai 2021
- Ressources professionnelles et distribution des temps de travail, chapitre II, Temporalités du travail artistique : le cas des musicien.ne.s et des plasticien.ne.s. Sous la direction de Sinigaglia-Amadio Sabrina, Sinigaglia Jérémy. Ministère de la Culture.
- Observatoire de l'égalité femmes-hommes 2021
Présence des femmes dans les programmations artistiques et dans les médias : les œuvres des femmes restent moins visibles, moins acquises et moins programmées que +celles des hommes. Pour la population des artistes-auteurs affiliés à la Maison des artistes et à l’Agessa en 2018 (tableau 81), la médiane des écarts de revenu entre les femmes et les hommes (qui synthétise aussi diverses formes de contrats et d’organisation du travail) varie autour de 24 % au détriment des femmes, avec un écart majoré pour les autrices de logiciel multimédia (- 33 %) et pour les compositrices musicales et chorégraphes (– 32 %). Ministère de la Culture — Plan auteurs 2021-2022.
- Capitalisme et patriarcat, deux systèmes qui se nourrissent l’un de l’autre, étude parue le 1er juillet 2020 sur le site du Comité d’Abolition des dettes illégitimes
- Images de manifestations sur les pages Facebook de la Buse et d’Art en grève : https://www.facebook.com/LeReseauLaBuse/
- Image à la une de l’article : L’Art en grève – Paris-Banlieues, manifestation du 2 mai 2021, Votre monde du travail n’est pas le nôtre
- Photographies des ateliers d’artistes par E.B.T., avec l’aimable autorisation des artistes.
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