LE BEC MAGAZINE

Le corps et le sexe dans l’art #2

20.09.2021

2e partie :  Quand les femmes artistes se libèrent du regard des hommes, quel scandale !

ORLAN

© ORLAN, Body-Sculptures, ORLAN accouche d’elle m’aime, photographie, 1965

  

par E. B. T.

 

Après avoir exploré à travers l’histoire de l’art (un peu rapidement, j’en conviens avec vous…) la « violence de leurs regards d’hommes, dans des œuvres voyeuristes autant que dérangeantes », selon les termes de Léa Simone Allegria(1), cet article veut montrer comment les femmes artistes ont repris en main leur image, celle de leur corps, de leur sexe. Comment, d’objets de convoitise, elles deviennent sujets revendiquant leur autonomie, leur liberté et le droit de disposer de leur corps. Comment elles assument leur sexualité. « Scandaleux ! » s’écrient les braves gens qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux… chantait Brassens.

 

venusaumiroirAu début du XXe siècle, on assiste ainsi à une suite de scandales, car ces femmes renversent la morale bourgeoise et la bien-pensance de la société patriarcale. À commencer par le geste de Mary Richardson, suffragette, à la National Gallery de Londres en 1914. Quand Mary Richardson s’en prend à La Vénus au miroir de Vélasquez (ci-contre) qu’elle poignarde de plusieurs coups de hachoir, elle  ne s’attaque pas seulement à un symbole de l’État  ni à un symbole de la beauté idéale, mais « clairement à la domination patriarcale qui cantonne les femmes dans une condition d’esclavage au service des hommes », lit-on sur sa notice Wikipédia.

 

Scandale dans les arts du spectacle

bakerIl est provoqué en 1925 par Joséphine Baker (1906-1975), jeune franco-américaine dansant quasiment nue dans la Revue nègre où elle passe en première partie. Pourtant, les expositions des premières Africaines comme curiosités de foire ou bêtes de cirque n’avaient pas provoqué autant d’émotion au XIXe siècle, à l’image de Saartjie Baartman (de son vrai nom Sawtche - 1789-1815), surnommée la « Vénus Hottentote », réduite en esclavage et exhibée nue dès 1810 en Angleterre et en France jusqu’à sa mort à l’âge de 26 ans(2)…

Pourquoi scandaleuse ? C’est que Joséphine, noire, volontaire et têtue depuis son plus jeune âge, ne répond aux injonctions ni de genre ni de race dans ce début du XXe siècle. Elle entend mener sa vie comme elle veut : danseuse, elle sera ! Direction la France en 1925 : elle vient d’avoir 19 ans. Si elle fait scandale, ce qui lui apporte un immense succès, c’est par la liberté qu’elle fait de sa nudité, « ce corps spontané, ce corps libre qui s’adonne avec joie et enthousiasme au rythme […], ce corps érotique qui suscite beaucoup de fantasmes »(3). Jouant des codes « noirs », auxquels elle ajoute l’humour et le comique de scène, elle se nourrit des fantasmes occidentaux pour mieux les digérer, les transformer et les renvoyer à la face de son public. 

 

Scandales en littérature

Autre exemple de scandale, cette fois dans le monde littéraire: les écrits érotiques d’une certaine Violette Leduc (1907-1972) qui s’approprie (honte à elle !) le regard masculin sur le corps féminin dans ce roman d’initiation amoureuse lesbienne qu’est Thérèse et Isabelle. Rédigé en 1954, il paraît sous forme censurée en 1966, puis en version intégrale en 2000, soit 46 ans plus tard ! 

En 1996, parution osée du texte qui sera le plus théâtralisé au monde ! Il s’intitule Les monologues du vagin et est signé Eve Ensler. L’autrice féministe brise le silence en donnant un espace aux femmes pour parler sans détour de sexualité féminine au théâtre. Deux cents femmes témoignent de la part la plus intime de leur corps sans tabou. Deux cents textes poignants, drôles et jouissifs parfois, souvent dramatiques ou tragiques, mais toujours authentiques. Le vagin comme instrument de libération des femmes. 

Autre texte jugé scandaleux, celui de Catherine Millet : La vie sexuelle de Catherine M. Paru en juin 2002, ce livre n’est en rien érotique ; ici, pas de sentiment, ni de désir, ni de plaisir exprimés, et pas une once de poésie. Forme de constat, froid et détaché de l’affect. Il s’apparente plutôt à la pornographie au sens où l’autrice, (« l’écrivain », devrais-je dire, car elle tient au masculin qui sonne mieux) y fait le récit de ses expériences sexuelles ou plutôt de ses saillies, car en matière d’expérience, elle se résume principalement à l’acte de pénétration (en dehors des fellations) qu’elle raconte avec force détails dans de multiples situations. Elle veut témoigner de la réalité de la vie sexuelle de cette période de libération sexuelle, précise-t-elle dans son interview sur France Culture. Garder des traces de cette décennie. Elle tente d’expliquer cette distance entre le texte et le vécu comme une sorte de dissociation entre le vécu et la pensée, qui rappelle d’une certaine façon comment les femmes violées « sortent de leur corps » pour supporter leur viol… « Je pense que j’ai eu une facilité à balader ce corps et à le mettre en contact avec d’autres corps sans me préoccuper de ce que c’était ces autres corps, je squattais mon corps… Je n’étais pas si attachée que ça à mon propre corps. Notre corps nous représente dans le monde, mais notre conscience est ailleurs. Ne pas identifier sa personne avec son corps. » Le viol ? L’autrice ne comprend pas le sentiment de souillure ni le traumatisme… Tout se passe dans la tête, dit-elle… N’oublions pas que Catherine Millet est une des instigatrices de la tribune parue dans Le Monde le 9 janvier 2018, signée par 100 femmes au lendemain de l’affaire Weinstein sur « la liberté des hommes à importuner ». Pour conclure, outre le tour de force pour mettre en plus de 200 pages des mots sur l’acte sexuel, ce récit démontre une soumission assumée à l’ordre patriarcal du début à la fin. Femme-objet, domination masculine, l’autrice n’apporte rien de nouveau sur le sujet, ni rien de spécifiquement féminin sur l’acte sexuel. Sinon de revendiquer son choix de vie, sa liberté d’utiliser son corps comme elle veut.

 

Scandales dans les arts plastiques

 

Niki de Saint Phalle, artiste monumentale

stphalleEn 1966, dans les arts plastiques, le scandale arrive avec la sculpture de Niki de Saint Phalle, HON, qui signifie « elle ». Elle sera construite en six semaines dans le plus grand secret au musée d’Art moderne de Stockholm par trois artistes : Jean Tinguely et ses mécanismes, Per Olof Ultvedt et ses assemblages et Niki de Saint Phalle à la couverture et peinture de la structure. Ils travaillent dans le hall central du musée derrière un immense écran, de peur que les autorités interdisent sa construction. L’ouverture a lieu le 6 juin 1966. Le secret a attisé les curieux. On s’y presse, on découvre une gigantesque Nana de 23 mètres de long, de 13 de large et 14 mètres de haut, couchée sur le dos. « Les jambes écartées, genoux relevés, offrant son vagin comme entrée au public, elle a une toute petite tête, de gros seins et le ventre rond d’une femme enceinte » (Wikipédia).  On y entre comme dans un cabaret où des attractions sont proposées aux visiteurs. Le sein gauche offre un planétarium et le sein droit un minibar, la jambe gauche comporte le « siège de l’amour » et la jambe droite est un grand toboggan qui ramène les gens au pied de la sculpture.

 « La HON eut une vie courte mais pleine. Elle exista pendant trois mois et fut détruite. Car la HON, qui remplissait l’espace du grand hall du musée, n’avait jamais été prévue pour y rester. Des mauvaises langues dirent que c’était la plus grande putain du monde parce qu’elle accueillit 100 000 visiteurs en trois mois », raconte Monica Wyss(4) dans un catalogue dédié au sculpteur Jean Tinguely. 

 

Judy Chicago, la mémoire féministe

Autre représentation de sexe féminin, celle de Judy Chicago dans une installation monumentale qu’elle crée entre 1974 et 1979 en collaboration avec des femmes : The Dinner Party. C’est une histoire symbolique des femmes invisibilisées par une Histoire d’hommes écrite par des hommes pour les hommes, à l’instar de Christine de Pisan qui rédigea en 1405 La Cité des Dames, son Panthéon féminin, œuvre encyclopédique convoquant une centaine de figures féminines remarquables dont elle fait l’apologie avec une pratique constante de la sororité.

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Judy Chicago, The Dinner Party, 1974–79, Ceramic, porcelain, textile576 × 576 in. (1463 × 1463 cm), Brooklyn Museum, Gift of the Elizabeth A. Sackler Foundation, 2002.10, © Judy Chicago/Artist Rights Society (ARS) New York; Photo ©Donald Woodman/ARS NY


L’installation consiste en une grande tablée triangulaire de 15 mètres de côté sur laquelle sont installés 13 couverts, soit 39 convives au total. Chaque couvert représente une personnalité des plus influentes. Le nom de chacune est brodé sur le set de table. L’assiette est en porcelaine peinte représentant un attribut ou un symbole en céramique de la personne. Le socle sur lequel repose la table est composé de 2300 plaquettes de porcelaine sur lesquelles figurent 999 noms de femmes, non pas célèbres mais ayant joué un rôle important dans l’Histoire, femmes mythiques ou historiques…

 

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Judy Chicago, Sojourner Truth place setting from The Dinner Party, 1979, Mixed media, Collection of Brooklyn Museum, gift of the Elizabeth A. Sackler Foundation, © Judy Chicago/Artists Rights Society (ARS), New YorkPhoto © Donald Woodman/ARS, New York

 

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Judy Chicago, Virginia Woolf place setting from The Dinner Party, 1979, Mixed media, Collection of Brooklyn Museum, gift of the Elizabeth A. Sackler Foundation, © Judy Chicago/Artists Rights Society (ARS), New YorkPhoto © Donald Woodman/ARS, New York

  

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Judy Chicago, Emily Dickinson place setting from The Dinner Party, 1979, Mixed media, Collection of Brooklyn Museum, gift of the Elizabeth A. Sackler Foundation, © Judy Chicago/Artists Rights Society (ARS), New YorkPhoto © Donald Woodman/ARS, New York

 

L’accueil de cette œuvre sera très divers, même au sein des mouvements féministes qui reprocheront souvent à Judy Chicago d’« essentialiser » les femmes. L’accueil des hommes sera parfois grossier, telle la critique de Hilton Kramer : « The Dinner Party réitère son thème avec une insistance et une vulgarité plus appropriées, peut-être, à une campagne de publicité qu’à une œuvre d’art. »

L’œuvre  a beaucoup voyagé et a été exposée à Paris en octobre 2020.

 

Juliana Notari, sang pour sang artiviste…

divaEn début d’année, Diva, une œuvre de la plasticienne brésilienne Juliana Notari, a fait le buzz sur les réseaux sociaux, comme on dit aujourd’hui. Ainsi, le 2 janvier 2021, sur les collines d’Agua Preta, à 130 kilomètres de Recife, au Brésil, lorsque fut inaugurée l’œuvre monumentale de la plasticienne, ce fut un choc général. Diva est une excavation de 6 mètres de profondeur, recouverte de béton et de résine rouge sur 33 mètres de haut et 16 mètres de large. Une immense vulve béante, sanglante installée dans le parc de sculptures de L’usina de Arte de Recife, ancienne usine à sucre convertie en musée.

Pourquoi Diva dérange-t-elle à ce point ? « D’abord parce qu’elle est rouge. La fente s’enfonce dans la profondeur du sol (6 mètres.) tandis que sur 33 mètres autour s’étendent des flaques à flanc de colline, comme une immense éclaboussure de sang. C’est une entaille à vif, une plaie béante, où l’on reconnaît seulement dans un second temps les contours d’un sexe féminin », précise Léa Simone Allegria, dans son article(1). L’artiste interroge sur les injonctions de genre, telle la maternité dont on sait que le président brésilien vient d’interdire l’interruption volontaire. « Le sexe féminin ici montré en pleine menstruation vise à matérialiser une blessure sociale, les tabous sexuels que l’on impose aux femmes et plus largement les droits des femmes dans le Brésil de Jair Bolsonaro », poursuit-elle. Comme il fallait s’y attendre dans un contexte politique extrêmement tendu, Diva a déclenché une avalanche de menaces et d’insultes. « On apprécie tout particulièrement, raconte encore Lea Simone Allegria, le tweet d’Olavo de Carvalho, philosophe d’extrême-droite proche du président brésilien : “Pourquoi est-ce qu’ils critiquent tous cette chatte de 33 mètres au lieu de lui opposer une bite ?” » prouvant, avec grossièreté à l’appui, la réalité de cette culture phallocentrique que dénonce l’artiste. 

 

Aujourd’hui, enfin, la représentation du sexe féminin est de plus en plus courante dans l’espace public. Le Gang du Clito, en la personne de Julia Pietri, a dressé sur l’esplanade du Trocadéro à Paris un immense clitoris rose, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2021. Elle propose aussi des bonbons en forme de clitoris. 

gangclitoDe nombreuses autres créatrices s’inspirent de sa forme, telle Alice Heit (photo ci-contre), qui a par ailleurs signé un superbe film sur le plaisir féminin, Eaux profondes, dont vous parle Patricia Di Scala dans sa sélection pour le Bec n°2. 

On trouve toutes sortes d’objets militants qui ont pour but de faire connaître l’existence du clitoris dont nous connaissons scientifiquement la forme exacte seulement depuis 1998, date de la première dissection de cet organe voué exclusivement au plaisir féminin, ce qui lui vaut, dans un monde patriarcal, d’être honni. « De nos jours, des images artistiques et évocatrices de fruits coupés, de chewing-gums mâchonnés, de pétales ou d’objets insolites en forme de vulve célèbrent l’intimité des femmes sur les réseaux sociaux. #vulvaart est un véritable phénomène viral », précise Léa Simone Allegria(1).

 

Scandales dans les arts vivants : les avant-gardes performeuses 

Nombre d’artistes femmes des années soixante n’ont pas eu peur de se mettre en danger lors de performances courageuses, dans des galeries, parfois jusque sur la voie publique. En voici quelques-unes :

 

Carolee Schneemann, le manifeste génital

L’artiste féministe américaine, Carolee Schneemann (1939-2019), a bien failli se faire étrangler lors d’une performance extrême sur l’érotisme : Meat Joy (Joie de la viande), en 1964, pulvérise toutes les limites ! Elle met en scène « l’apothéose de la plénitude libidinale ou de la jubilation charnelle […], avec la figure de la femme nourricière, avec hommes nus, poisson cru, poulets éventrés, saucisses, peinture et chansons pop(5). » Au cours de cette performance, elle est victime d’une tentative d’étranglement de la part d’un spectateur. Pourtant, elle n’hésite pas, en 1975, dans le cadre de l’exposition Women Here and Now, à présenter Interior Scroll pour dénoncer le sexisme dans les arts : entièrement nue, elle sort de son vagin un manifeste féministe tiré du texte qu’elle a écrit pour un de ses films et le lit… Voici ce qu’elle dira de cette performance : « À la fois décrite et proscrite par l’imagination masculine durant si longtemps, plus aucune femme artiste ne veut désormais endosser le rôle de la “femme érotique” pour les autres femmes […]. Peut-être que cette “femme érotique” sera [désormais] perçue comme primitive, dévorante, insatiable, glaciale, obscène ; ou décidée, courageuse, entière(6). »

 

VALIE EXPORT, la voie publique 

L’artiste autrichienne, née en 1940, choisit de sortir du lieu privilégié de la galerie et se spécialise dans les actions de rue, ce lieu essentiellement masculin. Très engagée, elle veut déconstruire l’image patriarcale de la femme, très forte dans la Vienne nazie de l’époque. Elle réalise, en 1968, avec l’actionniste Peter Weibel, la performance Tapp und Tastkino (cinéma tactile) dans laquelle elle se promène dans la rue, avec, accrochée à son cou, une boîte figurant une scène de théâtre de format 50 x 50 cm qui cache ses seins nus. Peter Weibel invite avec un mégaphone la foule à venir ouvrir le rideau de scène et à toucher, en aveugle, les seins de sa partenaire. Le propos est clair : « En permettant à tout le monde de toucher ce que l’on peut appeler en langage cinématographique l’écran de mon corps, ma poitrine, j’ai dépassé les limites de la communication sociale communément admise. Ma poitrine échappait à la société du spectacle responsable de la transformation des femmes en objets. De plus, les seins n’appartiennent plus à un seul homme, et la femme qui dispose librement de son corps tente de se donner une identité indépendante. C’est le premier pas pour passer du statut d’objet à celui de sujet(7). » Elle interroge déjà cette notion de consentement qui fait encore aujourd’hui polémique car au cœur de la liberté sexuelle des femmes.

La même année, avec Genital Panik (Panique génitale), elle se montre encore plus explicite en pénétrant dans une salle de cinéma porno de Munich alors que des réalisateurs y présentaient leurs œuvres. Vêtue d’une chemise noire et d’un jean dont elle a découpé l’entrejambe pour laisser voir son sexe nu, elle parcourt lentement toutes les rangées de spectateurs en déclarant que son sexe est disponible et qu’on peut en faire ce qu’on en veut…

Dans la tradition des actionnistes viennois, VALIE EXPORT, nom emprunté au paquet de cigarettes qu’elle brandit, ne cesse de pourfendre les stéréotypes et injonctions de genre. 


ORLAN, le défi au corps jusqu’au-boutisme 

L’une des premières artistes françaises à faire scandale dès 1966 est ORLAN (Saint-Etienne, 1947) avec ces photographies mettant en scène son corps nu. Telle la série Body-Sculptures

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© Le baiser de l'artiste, performance de l'artiste ORLAN, Fiac, Paris, 1977

Un de ces hauts faits : en 1977, elle investit, sans y être invitée, la Fiac, au Grand Palais, à Paris. Elle n’est qu’une « petite provinciale » hors des circuits officiels de l’art… Se jouant des codes des fantasmes masculins, elle se met en scène, proposant pour 5 francs le Baiser de l’artiste… une œuvre qui aujourd’hui appartient à la collection publique des Pays de Loire ! Lisez plutôt le récit désopilant qu’elle fait de son arrivée et de son intervention coup-de-poing lors de l’inauguration de la Foire internationale, pour la revue Antidote. Ce ne sera que le début d’un grand nombre de performances aux parfums sulfureux, tels ses films d’opération chirurgicale, déconstruisant les standards de beauté et de séduction…

 

Marina Abramovic, le corps à l’œuvre

Une artiste des plus importantes dans ce mouvement qu’on a appelé l’art corporel, ou « Body Art », est Marina Abramovic (Serbie, 1946), que certains aujourd’hui voient comme suppôt de Satan(8) ! Considérant la performance comme forme d’art de l’instant unique et éphémère, fondée sur la présence physique et mentale de l’artiste dans son interaction avec le public, elle se mettra plusieurs fois en danger, cherchant à découvrir les limites de la résistance à la douleur, non pour elle-même mais pour l’assistance, le témoin et spectateur. Elle dit à ce sujet :  « Je suis intéressée par l’art qui dérange et qui pousse la représentation du danger. Et puis, l’observation du public doit être dans l’ici et maintenant. Garder l’attention sur le danger, c’est se mettre au centre de l’instant présent(9). »

Les performances faites par des femmes étaient alors souvent qualifiées d’exhibitionnisme et dépréciées par le monde de l’art très masculin. En 1974, excédée par la misogynie du milieu qui raille ses actions, Abramovic décide de ne rien faire, seulement de s’offrir au public en tant qu’objet et de voir ce qui se passe. Dans la performance intitulée Rhythm 0, 72 objets sont disposés sur une table – des roses, du vin, des raisins, du pain mais aussi un couteau, un pistolet, une balle, des lames de rasoirs… –, elle donne pour seule consigne d’utiliser à leur convenance ces objets… La performance durera 6 heures pendant laquelle elle sera de marbre… À partir de la troisième heure, elle est dénudée, tripotée, puis blessée, menacée de mort… À la fin de la performance, le public s’enfuit, ne pouvant se confronter au regard de l’artiste. « Personne n’est sorti indemne de cette performance », précise-t-elle… Il lui faudra plusieurs années pour recommencer à performer, et ce sera en 1977 avec Ulay, son compagnon, qu’elle proposera Imponderabilia (Impondérables), réalisée lors d’un vernissage à la galerie communale d’Art moderne de Bologne : Marina Abramovic et Ulay se tiennent nus debout et face à face, dans l’encadrement de la porte d’entrée. Impossible de passer sans frôler leur corps, contraignant ainsi les visiteurs à choisir dans quel sens se placer pour toucher plutôt l’un que l’autre… 

Le travail de Marina Abramovic n’est pas de l’ordre d’un engagement féministe. Ce qu’elle cherche, c’est expérimenter les limites de son corps en interaction avec le public dans lequel elle puise son énergie. « Son œuvre n’a qu’un but, précise Sixtine Léon-Dufour : vivre le présent, contrôler son corps, en redessiner les frontières et, partant, celles de l’art et des codes qui régissent la société(10). »

Pour finir sur une note plus plus légère, regardez comment Marina Abramovic parle aujourd’hui de son travail d’artiste avec Jérome Colin, dans l’émission belge HepTaxi !

La Ribot, artiste transversale sans tabou

Se vende la Ribot

© Maìs distinguidas - N°14 - Pau Ros - 1997

Artiste et non des moindres, voici La Ribot, comme on dit « la Marie », une danseuse chorégraphe qui n’a aucun tabou. Née à Madrid en 1962, formée en danse classique, elle se détournera vite des spectacles convenus pour former sa propre compagnie. Féministe et activiste, La Ribot crée à partir de 1993 de nombreux solos de quelques secondes à 7 minutes, composant la série des Pièces distinguées dont fait partie Se Vende. « Ce qui rend les travaux de Maria Ribot si singuliers, c’est qu’elle ne met aucune limite dans le recours à son propre corps comme un terrain d’expérimentation… Sa position entre chorégraphie et arts figuratifs ouvre des possibilités insoupçonnées qu’elle exploite sans lésiner, précise Renate Klett(10). Son art est beaucoup plus subversif et profond qu’aucun autre dans le monde de la danse et de la performance en Europe. Elle expérimente toujours ses sujets avec son propre corps, nue ou vêtue, libérée ou soumise, elle se lance dans le ring pour prendre position dans la guerre des sexes et des confessions. Ses positions sont radicales mais dépourvues d’acharnement, souvent pleines d’humour mais jamais confortables(11). »

La Ribot a choisi de présenter son travail dans les galeries ou les musées plutôt que dans les théâtres. Plus intimistes, ils facilitent la confrontation avec le public qui a le droit de déambuler.

Pour la performance Se vende, numéro 14 des Pièces distinguées, créée en 1996, elle porte sur la poitrine un écriteau marqué « À vendre » et, devant son sexe, une chaise pliable en bois qu’elle tourmente en l’ouvrant et la refermant d’abord lentement puis de plus en plus rapidement. Aucune émotion dans son regard. Elle adresse un regard froid, frigide, peut-être accusateur, en tout cas dérangeant, aux spectateurs qu’elle ne cesse de regarder sans ciller. « C’est à la fois drôle et épouvantable : du La Ribot par excellence et de l’art conceptuel avant la lettre. Sans en être vraiment consciente, elle a en effet contribué à inventer les courants de la danse conceptuelle et du live art, ou art performance », ajoute Renate Klett(11).

Assister à cette performance met le spectateur dans une tension extrême au rythme des grincements de plus en plus éprouvants, entre rejet et empathie. « La Ribot est funambulesque : toujours sur le fil du rasoir qui sépare le corps sujet du corps objet. La nature de l’artifice. L’âme de la chose. À la fois ludiques et politiques, les clips renvoient à la marchandisation de la féminité tant par la voie du sexisme que de celle du commerce », conclut Katia Berger(12). 



Les performeuses africaines 

Body Talk est une exposition collective au Wiels, à Bruxelles, en 2015, ayant réuni six artistes africaines autour du corps humain. La commissaire d’exposition, Koyo Kouoh (Cameroun, 1967), présente la problématique ainsi : « Qu’est-ce qu’un corps noir d’une femme africaine ? Est-il l’objet suprême du sacrifice patriarcal ? Est-il le corps sacré, souillé, transgressant les frontières de race et de genre dans la façon dont il met en scène et incarne l’histoire(13) ? »  

 

Valérie Oka, contre les clichés occidentaux 

Parmi les six artistes invitées, Valérie Oka (Abidjan, 1967), figure ivoirienne de la scène internationale, s’approprie le thème de l’exposition en le reformulant de façon provocatrice : « Tu crois que parce que je suis noire je baise mieux ? » Dénonçant les préjugés des hommes blancs hétérosexuels, elle y déploie une performance dans laquelle une femme noire est nue dans une cage avec une balançoire et un phallus géant. « L’œuvre n'a pas de définition unique et figée, précise-t-elle. Au contraire, elle varie selon l’univers mental, la compréhension et l’appréhension d’un sujet par chaque spectateur. Comment telle ou telle personne perçoit le corps d’une femme ? Une femme noire ? Une femme noire nue ? Une femme noire nue et emprisonnée dans une cage ? Cette œuvre a eu des significations complètement différentes en fonction du bagage émotionnel de chacun(14). »

« Mon travail, dit-elle, est une perpétuelle recherche que je mène sur la relativité entre les choses, sur notre propre univers imaginaire filtré par notre éducation, nos origines, nos parcours émotionnels et les limites imposées par les “idées reçues extraites des conventions sociales occidentales qui portent sur l’Afrique une ombre indélébile s’étendant à travers le temps et l’histoire(15). »

 

Tracey Rose, en finir avec la séparation raciale

 Autre artiste audacieuse, Tracey Rose (Afrique du Sud, 1974) se représente dans des performances provocatrices telles Span I et Span II en 1997. Nue et rasée, elle s’expose dans une vitrine de musée ethnographique (faisant ici référence à l’exposition de la Vénus Hottentote du début de l’article) assise sur une télévision diffusant des images d’odalisque sur fond sonore de témoignages de métisses, comme elle, tout en tricotant ses propres cheveux ! La nudité et la chevelure sont deux stéréotypes féminins véhiculés par le regard masculin depuis plusieurs siècles. En rasant ses cheveux, l’artiste supprime un signe extérieur de sa féminité, mais aussi racial. Un acte pertinent à la fois de la vie intime, mais qui, une fois exposée aux yeux de tous, relève d’une histoire collective. Tracey Rose explique : « À propos du fait de démasculiniser et déféminiser mon corps, en rasant le poil masculin et féminin. Ce genre de désexualisation porte en lui un certain type de violence. L’œuvre a pour but de me rendre laide et repoussante(16). »

« Avec mon corps nu sur la TV, je voulais nier la passivité de l’action du nu allongé. En faisant cette pièce, j'avais à me confronter avec ce que je n’étais pas supposée faire avec mon corps. L’œuvre est un acte nettoyant, une déclaration. Le nouage des cheveux n’évoque pas seulement les perles du chapelet de mon enfance, mais aussi le travail des mains et la signification de cet artisanat en tant que prise de pouvoir(17). »

Une artiste à suivre.

 

Les artistes femmes africaines reprennent le pouvoir sur leur corps sexualisé à l’extrême par le regard mâle occidental, et c’est une double victoire contre le patriarcat !



En conclusion : du corps comme aliénation au corps comme affirmation de soi

Dans son ouvrage Un corps à soi, Camille Froidevaux-Metterie s’attaque aux questions corporelles des femmes, cet impensé. Le corps féminin est le lieu de la domination masculine. Déjouer le drame féminin et se réapproprier le corps pour en finir avec le patriarcat. C’est ce que de nombreuses artistes engagées sur tous les continents, comme celles que je viens de vous présenter, poursuivent aujourd’hui à travers leurs performances : reprendre le pouvoir sur la représentation de leur corps. 

Leur détermination et leur audace d’en faire leur matériau, leur médium ou leur œuvre d’art confirment un changement dans les mentalités, infligeant au patriarcat une rude défaite… 

Toutes ont aidé à la prise de conscience que le statut de femme n’est pas naturel mais construit, ainsi que le dit Chloé Goudenhooft dans son texte de présentation de l’ouvrage Art et féminisme de Hélenz Reckitt et Peggy Phelan(18) : « Le but : rendre possible la déconstruction des stéréotypes et préjugés pour reconstruire une nouvelle manière d’être femme, voire une multiplicité de manières d’être femmes. »

En trois mots : Sortir du patriarcat.

 

 

RÉFÉRENCES :

1) Léa Simone Allegria, « Diva de Juliana Notaria : l’art de représenter le sexe féminin », dans Apartés : la chronique de Léa Simone Allegria.

2) Chloé Moukourika, Les mobilisations afroféministes, étude de cas du collectif Mwasi, mémoire de Master 2 Médias, langages et société, Université Paris II, juin 2018.

 « Le poids de l’esclavage et du temps des colonies a bestialisé les corps noirs, notamment ceux des femmes dont les représentations actuellement encore les infériorisent bien souvent », écrit Chloé Moukourika. [...] Soumise aux regards occidentaux et européens, la femme noire, produit de l’imaginaire masculin, apparaît “animale” et “émotionnelle”, on lui prête une “sensualité réputée torrentielle”, selon les recherches de Yann Le Bihan (Yann Le Bihan, Construction sociale et stigmatisation de la « femme noire ». Imaginaires coloniaux et sélection matrimoniale, L’Harmattan, 2007.) 

L’histoire de la Vénus Hottentote est racontée dans le film d'Abdellatif Kechiche Vénus noire, 2009.

3) https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/quand-josephine-baker-cassait-les-codes-du-noir-

4) Monica Wyss et al., Museum Jean Tinguely Basel : Un peu de mon histoire avec toi, Jean, Bâle, Musée Tinguely, 1996 (cité sur Wikipédia). 

5) Cité sur Wikipédia : O. Lussac, Performances et Rituels corporels féminins. L’exemple de Carolee Schneemann.

6) Carolee Schneemann, More than Meat Joy : Performance Works and Selected Writings, Kingston, New York, McPherson & Co., 1997.

7) Valie Export, citée par H. Reckitt, Art et féminisme.

8) Elle a été accusée de satanisme, notamment pour sa performance Devils Heaven (Le Paradis du Diable), lors d’une soirée caritative au profit du Robert Wilson’s Watermill Center, le 22 juillet 2013.

Cité par Andrew Russeth, 1er novembre 2016 sur Artnews.

9) Cité sur https://maze.fr/2012/12/marina-abramovic-definition-dun-art-nouveau/

10) Sixtine Léon-Dufour pour Madame Figaro, le 20 octobre 2012.

11) Solo ! Renate Klett, Theater der Zeit, Juin 2018, traduit par Daniel Fesquet.

12) Katia Berger dans Tribune de Genève, 17 octobre 2017, « Le corps de La Ribot, entre objet et sujet ».

13) « Body Talk, moiteurs africaines », dans Libération,‎ 20 novembre 2015. 

14) Interview de Valérie Oka par Mathilde Allard pour le site The art momentum

15) « Tracey Rose : le défi au corps », africultures.com / Sue Williamson, Tracey Rose.

16) Article : Valérie Oka représente la Côte d’Ivoire à la Biennale de Venise (Castello Gallery), pavillon de la Côte d'Ivoire, Les ombres ouvertes de la mémoire, 2019.

17) http://zawiki.free.fr/wk/index.php?title=Tracey_Rose

18) Hélenz Reckitt et Peggy Phelan, Art et féminisme. L’art comme réalisation du féminisme.

 

 

NOTE : L'illustration sur la page d'accueil est un détail d'une oeuvre de Georgia O'Keeffe, Iris noir, 1926, exposée actuellement dans une grande rétrospective de l'artiste au centre Pompidou jusqu'au 6 décembre 2021.
Si les fleurs et paysages de Georgia O'Keffe sont présentées comme telles, elles sont extrêmement érotisées et évoquent évidemment le sexe féminin.
IRIS

 

 

 

 

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