Le monde nous appartient
par Ana Ciotto
Par où je commence ?
Le mouvement #MeToo m’avait donné de l’espoir et du courage. Nous parlions toutes, haut et fort, moi aussi moi aussi moi aussi. Moi aussi dans le métro, dans la rue, au travail… moi aussi. Pas toutes violées, mais toutes touchées.
Le mouvement #MeTooInceste me donne également beaucoup d’espoir que les choses changent, mais m’angoisse terriblement en tant que parent.
Comme tout parent probablement ? Mais peut-être pas comme tout parent faisant partie des 10 % ayant subi des violences sexuelles durant leur enfance ?
Ou bien alors comme tout parent ayant été enfant, témoin des 10 %.
10 %.
Deux enfants au moins par classe.
Combien de victimes je connais ? Dans les proches : six – cinq filles et un garçon (mais le tabou est encore plus fort chez les hommes). Dans mon travail : je ne peux plus les compter. Chaque semaine, j’entends les récits dramatiques d’enfants culpabilisés d’avoir été des proies, de penser l’avoir bien cherché, de s’inquiéter pour le bourreau une fois qu’ils ont parlé.
10 %. Sûrement plus.
Par où je commence ?
1991.
J’ai 5 ans. Nous sommes invités avec mes parents et d’autres oncles et tantes à passer le samedi chez les grands-parents de mes cousins. Ce ne sont pas mes grands-parents, d’ailleurs le grand-père n’est pas vraiment leur grand-père non plus, il est le second mari de leur grand-mère.
Ils vivent dans une petite caravane, sur un terrain perdu dans la nature. Il y a un saule pleureur magnifique et un potager ravagé par les limaces. De grosses limaces dégoûtantes, visqueuses, marron clair, elles sont partout, elles bouffent toute la récolte. Mes cousins, ces êtres insupportables auprès desquels j’essaie malgré tout de m’attirer la sympathie, s’amusent à les toucher, voulant me les lancer à la figure, s’amusant de m’effrayer. Ils sont bêtes. Ils sont méchants. Mais apparemment, c’est normal, on ne peut rien attendre de bien d’un garçon, un garçon n’a peur de rien, un garçon c’est dégoûtant, un garçon c’est taquin, c’est comme ça, on n’y peut rien.
Ma cousine de 9 ans est la plus grande, la plus belle. Elle, elle a confiance en elle, elle a un sourire qui vous dit “viens ! N’aie pas peur, on va être bien ensemble !”. Alors tout le monde l’aime, et moi la première. Les cousins ne l’embêtent pas, elle. C’est l’aînée, elle a un charisme incroyable, d’ailleurs ils se calment un peu si elle les regarde d’un air réprobateur. Tout le monde l’aime, et elle aime tout le monde. Elle fait confiance, elle est tranquille, elle parle aussi bien aux adultes qu’aux ados qu’aux enfants. Moi, je sais pas du tout comment elle fait. Je me dis que c’est vraiment bien que ce soit elle l’aînée, jamais je n’aurais pu être un modèle comme elle.
Le grand-père l’aime bien, évidemment, ça ne surprend personne. Il lui prend souvent la main pour lui montrer des choses du jardin, l’emmener ici ou là sur le terrain, à côté. Tout est normal, personne ne s’inquiète. C’est samedi, il fait très beau, le barbecue sera bientôt prêt. Les cousins vont et viennent dans la nature alentour, ils font du vélo, se chamaillent (ce sont des garçons), essaient de grimper aux arbres. Ils font ce qu’ils veulent, tout leur appartient.
Moi, je reste à l’intérieur de la caravane. Seule, je fais semblant de lire. Je n’ai pas encore appris, mais je sais que c’est pour bientôt, nous sommes probablement à l’été avant mon entrée au CP.
Je ne l’aime pas du tout le grand-père, il a bien essayé de me prendre la main à moi aussi, mais je l’ai fui comme la peste. Rien d’anormal non plus, j’ai peur de tout, on m’appelle “la sauvage”, je n’aime presque personne, je ne veux pas faire la bise pour dire bonjour, je déteste qu’on me touche ne serait-ce que l’épaule, je veux qu’on me laisse tranquille, et mon refuge sont les jambes de ma mère.
Je suis donc en train de “lire” sur la banquette de la caravane quand le vieux va aux toilettes. Il me lance un regard qui me tétanise, puis laisse soigneusement la porte des WC entrouverte. Sa présence m’inquiète, j’ai hâte qu’il s’en aille. Il semble se passer une éternité, j’entends des bruits bizarres que je n’ai jamais entendu de ma vie, c’est très long, et puis il se met de plus en plus régulièrement à gémir. Moi, j’ai 5 ans, je ne comprends rien. Mais je me dis “ce que tu viens de vivre n’est pas normal, retiens ce souvenir très fort et tu comprendras quand tu seras grande”. Je me revois encore sur cette banquette, la main sur le front pour tenter de bien me souvenir de tout. Il sort, ravi, me jette à nouveau ce regard dont il a le secret quand personne ne le regarde, lui.
J’attends un peu. Puis je sors me blottir dans les bras de ma mère.
Je demande où est ma cousine, elle est partie faire un tour avec le grand-père.
Je n’ai pas envie d’écrire la suite.
C’est aussi banal que ça. Aussi simple que ça. Bien plus fréquent que ce que vous pouviez croire. Il suffit d’avoir confiance, d’un samedi ensoleillé et d’un barbecue lancé, l’aigle noir mise tout sur la honte mal portée, qui le laisse lui bien confortable dans son impunité.
Et puis ce n’est pas mon histoire. Je reprends à partir de ce que j’ai vu, moi.
Ma cousine arrive en courant, en pleurs, raconte tout sur-le-champ.
Le gros dégueulasse n’aura pas eu le temps de finir ce qu’il avait commencé, grâce aux cousins mal élevés qui ont le droit de tout faire et même du vélo loin loin loin dans la nature, sans permission, des bruits d’enfants et de dérapage, le vieux s’inquiète qu’on le trouve là la bite à l’air. Grâce au courage invraisemblable de ma cousine au moins aussi rayonnant que son sourire, elle comprend tout de suite qu’il faut courir, fuir, réagir et parler.
Je t’aime. Je le hais. Je hais les limaces. Je ne peux plus les regarder sans avoir la nausée.
Je hais mes cousins mal élevés. Je hais le fait qu’ils veulent toujours me montrer leur bite comme un trophée, ils me prennent dans un coin quand il n’y a pas d’adulte autour, sortent leur bite, la décalottent, sont fiers comme des paons. Je dis non, mais je ne suis pas drôle, alors je ris pour faire ce qu’ils attendent de moi, pour ne pas paraître bête, pour qu’ils me laissent tranquille. Mais ça ne suffit pas, je dois leur montrer ma vulve. Je ne veux pas, je dis non, ils touchent ma culotte, essaient de me déshabiller, alors là c’est terrible, je préfère le faire moi, pourvu qu’ils me laissent tranquille, je baisse rapidement ma culotte, ils n’ont pas assez vu et me demandent de recommencer, je ne veux pas, ils insistent, je montre à nouveau et un peu plus. Ils se moquent de moi, de ma vulve. Elle est moche. Ils partent. J’ai envie de pleurer.
D’autres fois, ils veulent m’embrasser sur la bouche pour essayer, et puis une autre fois ils ne veulent pas jouer avec moi, parce que je suis une fille, parce que la seule fille bien sur cette planète c’est la grande cousine, alors au mieux ils m’ostracisent quand ils n’essaient pas de me traumatiser par la peur, avec leur bite, me dégoûter, me piéger… pourvu que je réagisse, pourvu que ça me dérange, pourvu qu’ils puissent se sentir supérieurs à moi. Je joue avec leur petite sœur, la petite cousine, ostracisée à vie, traumatisée à vie, infériorisée à vie. Ils sont impitoyables avec cet autre cousin qui bégaie, timide, en difficulté scolaire mais sourde. Il n’est pas bruyant comme eux. Il n’est pas digne d’être un garçon, de jouer avec eux.
Ils ne sont pas toujours méchants, ils sont quand même parfois gentils, parfois touchants.
Ce sont des enfants.
Les responsables sont les adultes. Les adultes qui font croire aux enfants qu’on n’a pas les mêmes droits et les mêmes devoirs selon ce qu’on a entre les jambes.
Élevez vos enfants !
C’est l’acte le plus militant au monde. C’est comme ça qu’on change le monde.
Élevons nos enfants ! Surveillons-les ! Protégeons-les !
Élevons-les sans regarder ce qu’ils ont entre les jambes.
Élevons nos enfants ! Au premier sens du terme : faire grandir, faire pousser, sans comparaison. On n’a pas besoin de se sentir supérieur aux autres pour s’élever.
Élevons-nous. Soyons meilleurs que ça.
Je veux des #MeTooGentils, des #MeTooToutDoux. Je veux que le patriarcat crève. C’est lui qui crée tout ça.
Je souris comme je le peux, ma grande cousine comme modèle, je te dis viens, n’aie pas peur, on va être bien ensemble, on abat le patriarcat et après on va profiter. Viens ! Viens avec nous ! Tu bégaies, t’es timide, t’as été victime ou trop de fois témoin, ça te dégoûte. Viens. Le Bec fera partie du terrain. Viens. C’est à nous que le monde appartient.
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