LE BEC MAGAZINE

Livres: la sélection du Bec

06.05.2021

 

Fille, Camille Laurens, Gallimard, 2020

par Marion Salort

“Garce. Le mot revient et la hante. C’est une injure. Mais n’est-ce pas d’abord le féminin de garçon ? Tout ce qui est féminin déçoit, déchoit, elle le sait désormais. Garçon, c’est un constat. Garce, c’est un jugement. Le mot, en changeant de genre, devient mauvais.”

"C'est une fille." Ainsi commence ce roman fleuve qui fait partie de ces textes qu’on pourrait lire à haute voix. Comment vivre quand vous n’êtes pas celui ou celle à qui l’autre s’attendait ? Comment exister quand vous entendez dès votre plus jeune âge qu’on aurait préféré que vous soyez une autre, en fait, un autre ? Camille Laurens tente d’y répondre dans ce roman qui ne fait des pauses que pour souffler un peu, reprendre sa respiration, et repartir. C’est une course d’endurance avec le temps, les paroles et tout ce qui s’est construit autour. C’est une marche avec la souffrance du corps brisé par l’inceste, qui doit se reconstruire. C’est une maternité en deuil, qui doit continuer à vivre. C’est aussi la liberté, la découverte du corps, l’amour… Camille Laurens nous transporte sans filtre et c’est beau.

 

 

Jablonka

Un garçon comme vous et moi, Ivan Jablonka, Le Seuil, 2021

par Marion Salort

“Ma capacité d’affirmation virile étant très réduite, il arrive qu’on croie me blesser en me rangeant dans la « catégorie » des femmes ou des gays. Peine perdue : je m’honorerais d’y appartenir.”

Ivan Jablonka nous séduit, car il parle avec son cœur. Son livre est un témoignage, certes, mais pas seulement ; c’est aussi une véritable enquête sur sa genration, sa garçonnité, comme il la nomme. Afin de comprendre pourquoi il est “moulé” ainsi, il a fait intervenir ses plus proches – ses parents, son frère – mais aussi repris contact avec des amis d’enfance, perdus de vue depuis plusieurs années. Leurs mots, mêlés à ceux de Jablonka, donnent à voir la richesse d’être, sa tragédie parfois, sa sensibilité, mais aussi son fatalisme. Dans ce livre doux comme une caresse, l’auteur nous séduit par sa franchise, sa simplicité. A-t-il finalement obtenu toutes les réponses à ses questions ? Peu importe, le tout, dans ce témoignage, est de saisir la complexité de la formation d’un genre : on n’est jamais tout homme ni tout femme. On est un peu des deux, parfois plus, parfois moins… l’essentiel est de s’assumer et de se révéler au monde tel que l’on est.

 

 

je suis une fille sans histoire zeniter alice

Je suis une fille sans histoire, Alice Zeniter, L’Arche, 2021

par Marion Salort

“Parce qu’on se raconte tous des histoires, tout le temps. On en écoute, lit, reçoit en permanence aussi. En réalité, nous sommes pétris de mises en récit que nous ne détectons même plus. Nous avançons sur des lignes de textes là où nous croyons voir du réel, là où nous pensons que nous avons les deux pieds bien plantés dans les faits…”

Quelle claque ! Le titre évoquerait presque une mini autobiographie (96 pages) à l’image du livre d’Ivan Jablonka, Un garçon comme vous et moi. Même si on aime Alice Zeniter et qu’on la porte en haute estime, on se dit que bon, c’est dans l’air du temps, parler de la construction de son genre. Mais alors… pas du tout ! Ici, dans Je suis une fille sans histoire, il faut prendre le titre tel qu’il est : une / fille / sans / histoire. Le "je suis" étant universel ici. Ce livre, en fait, est une leçon de littérature. Une leçon avec une prof super chouette, une prof qui nous ferait cours dehors… D’entrée, on est pris dans son récit pourtant assez banal (elle est dans le train, essaie de dormir, n’y parvient pas donc se lève pour aller chercher son livre et là…). Là, sa démonstration commence. Dans son texte, aussi court qu’épicé, drôle et profond, où la narratologie et la sémiologie n’ont jamais été aussi agréables à étudier (et les notes de bas de pages un rendez-vous délicieux), elle déconstruit un à un les codes de la narration et nous interroge : mettre au récit le réel, n’est-ce pas déjà rendre irréelle la réalité ? Quelle est la part de fiction – et de dangerosité – dans un discours politique ? À quel point notre vie elle-même peut-elle devenir fiction ? Puis de se demander comment la figure du héros est née, au détriment de celle de la femme…
Quand on se marre en lisant une réinterprétation toute subjective par Alice Zeniter des rencontres entre Aristote et ses élèves, on se dit qu’elle a réussi son pari. Rien de tel que cette Fille sans histoire pour nous réconcilier avec les cours de français ! Mais surtout pour nous faire prendre conscience, à travers le prisme de la littérature, de la formation des clichés sur les genres et les minorités, et de toutes ses conséquences sur la société.

Avant d’être un livre, Je suis une fille sans histoire est une conférence-performance. Accueillie dans l’antre de la Fabrique, à La Comédie de Valence, Alice Zeniter en a fait un seule-en-scène qu’elle a présenté en octobre 2020. Pour découvrir son travail, rendez-vous sur le site de La Comédie !

 

 

Édouard Louis

En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis, Le Seuil, 2014

par Marion Salort

“De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n’ai éprouvé de sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.”

C’est devenu un classique, et cette rubrique ne pouvait pas avancer sur le fil du genre et de l’identité sans évoquer ce livre, le premier d’Édouard Louis, qui a bousculé le monde littéraire à sa sortie, en 2014. Je me souviens. J’avais des hauts-le-cœur mais je ne pouvais pas m’arrêter de lire. C’était la nuit, il fallait terminer ces pages et sauver ce gosse battu, humilié, terrorisé. Dans ma projection, je le voyais comme une sorte de forme-aforme, pas “difforme”, “aforme” car sans forme, qui se mouvait dans les lieux en se rendant invisible. Quel soulagement lors de son entrée (au lycée, je crois ?) lorsqu’il rencontre des personnes qui ne lui feront plus de mal, qui arrêteront de l’insulter et qui le respecteront tel qu’il est. Lorsqu’il sera en sécurité et qu’il pourra aimer les hommes. Lorsqu’il ne sera plus insulté car il est plus ceci que cela ou trop cela par rapport à ceci. Aujourd’hui, cet homme, Édouard Louis, qui a écrit sur son enfance, puis sur son père, et plus récemment sur sa mère, il parle à la radio et on l’écoute, car on sent que tout ce qu’il dit est mûri par ce qu’il a vécu. Mais pas seulement. Sa force, c’est aussi son émotivité, sa sensibilité et son intellect. Écouter parler Édouard Louis, c’est comme le lire : une voix complète, qui a la particularité d’être ronde, grave, profonde et douce, et qui coule comme un slam… Un classique, vous dis-je !

 

 

 Fatima Daas La petite dernièreLa petite dernière, Fatima Daas, Noir sur Blanc, 2020

par Ana Ciotto

“Je m’appelle Fatima Daas. Je suis la mazoziya, la petite dernière. Celle à laquelle on ne s’est pas préparé. Française d’origine algérienne. Musulmane pratiquante. Clichoise qui passe plus de trois heures par jour dans les transports. Une touriste. Une banlieusarde qui observe les comportements parisiens. Je suis une menteuse, une pécheresse. Adolescente, je suis une élève instable. Adulte, je suis hyper-inadaptée. J’écris des histoires pour éviter de vivre la mienne. J’ai fait quatre ans de thérapie. C’est ma plus longue relation. L’amour, c’était tabou à la maison, les marques de tendresse, la sexualité aussi. Je me croyais polyamoureuse. Lorsque Nina a débarqué dans ma vie, je ne savais plus du tout ce dont j’avais besoin et ce qu’il me manquait. Je m’appelle Fatima Daas. Je ne sais pas si je porte bien mon prénom.”

Elle s’appelle Fatima Daas.
À l’image de toutes ses identités qui s’entrechoquent, Fatima nous livre une série de textes comme des cris. Elle est musulmane, lesbienne, étudiante, dans le milieu branché queer parisien, dans le RER entre sa banlieue et son université, dans la cuisine avec sa mère, à l’hôpital pour une maladie chronique, en recherche d’une unité, ou d’une union à trouver, dans ce fourbi qui s’appelle la vie. Incomprise, par les autres et par elle-même, cherchant sa vérité, on la suit, bouche bée, face à tant d’authenticité. Elle s’appelle Fatima Daas, unique en son genre, elle trace une route pour toutes les personnes en lutte dans leurs conflits internes d’identités.

 

 

 

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