Mères-filles : des amours contrariées
par Patricia Di Scala
Oulala tu as trois filles ! Et… Ça va ?
Cette question m’a été posée cent fois ? Mille fois ? Longtemps j’ai répondu, passablement fière de moi, que non, ce n’était pas compliqué, que ma relation avec les femmes était plutôt simple et qu’en conséquence j’étais contente d’être mère de trois filles…
Jusqu’à ce jour où ma fille aînée m’a révélé, les yeux dans les yeux, à quel point je l’avais fait souffrir le jour où… Puis ce fut au tour de sa sœur de distiller, tant le sac était lourd, le long chapelet de ses douleurs. Et plus récemment la benjamine a fini, courageusement, par dire mes mots, mes gestes qui lui avaient fait mal.
J’ai pleuré, beaucoup pleuré. J’ai eu mal, très mal, bien plus mal que quand j’ai accouché.
Terrible constat : moi qui croyais avoir tout mis en œuvre pour ne pas être la mère que j’avais eue, j’avais finalement marché dans les mêmes traces. Seule consolation : mes filles ont réussi à me dire, quand moi je me suis débattue pendant de longues années, avec une valise verrouillée dont j’ai finalement renoncé à trouver la clé. Mais l’urgence dans laquelle nous vivons n’y est peut-être pas étrangère, #metoo non plus d’ailleurs.
Décidément, l’amour n’est pas suffisant. On a beau le savoir, et se le répéter, ce lieu commun voile trop souvent notre regard.
Et puisque nous parlons dans ce numéro de parentalité, je me dis qu’il est temps de vous faire partager mon chemin dans ce nœud d’amour et de douleurs.
Parce que mes filles et moi ne sommes pas seules, non, nous formons une cohorte, immémoriale, de toutes les femmes que leurs liens avec leurs mères, puis avec leurs filles, ont tourmentées.
Pourquoi les femmes traînent-elles si nombreuses cet encombrant fardeau ? Les hommes n’en sont sans doute pas dispensés, mais ils le portent sûrement tout seuls, en tout cas rarement avec nous, quand nous, les femmes, en faisons un si fréquent sujet de conversation. Si, si, c’est ce que me dit la quatrième de couverture de Mères-filles (1), un texte riche dans lequel j’ai retrouvé du connu (réconfortant, on se sent moins seule) et découvert de l’inconnu (eh non, on n’a pas rencontré toutes les ornières, ce serait épuisant).
Bon, en route vers ce gros dossier…
Commençons par l’enfance : on me raconte que Blanche-Neige échappe à une mort certaine orchestrée par sa méchante belle-mère jalouse de sa beauté et qu’elle finit, apothéose, dans les bras de son prince. Après avoir échappé à cette horrible marâtre, elle rêve du jour où son priiiiiince viiiendraaaa !
Poursuivons vers l’adolescence : Freud m’explique le complexe d’Œdipe. J’apprends que je suis amoureuse de mon père et qu’il m’aime aussi, donc que je vole son amoureux à ma mère. Et non contente de cet odieux larcin, pour devenir femme, je dois rejeter ma mère, puisque c’est elle qui me protège des dangers de la sexualité (enfin, ça c’est Freud qui le dit, parce que moi, ma mère… mais j’en ai déjà parlé), et donc ma mère m’empêchera de la vivre, ma sexualité, si je ne la quitte pas.
Comment faire de cette tambouille un plat digeste ? Équation inextricable, pire encore que celles du cours de maths, où, pour en sortir avec une solution, je dois passer entre l’amour parfois encombrant de mon père, la jalousie de ma mère, ma jalousie pour elle, et l’indéfectible attachement qui me lie à elle, alors même que pour exister je dois la rejeter !
Et où sont les hommes dans ce liquide empoisonné décrit par le grand Sigmund ? Ils ne seraient que spectateurs impuissants de ce carnage ? À l’époque, je ne m’étais pas posé cette question, mais maintenant, je n’en suis plus si sûre…
Et ce qui me rassure, c’est que je ne suis pas la seule, apparemment, à remettre en question cette construction qui perpétue, il faut bien le dire, le bel ordonnancement de la rivalité originelle qui nous frapperait, nous les femmes. Quand les souris s’entretuent, le chat se lèche les babines !
Elodie Vignon, dans un article intitulé « Que faire de la mère ? du sarcasme à la valorisation », publié par la revue Sens Public en 2011, nous explique que « la théorie psychanalytique, qui insiste sur le rejet de la mère et de la féminité de la petite fille, va dans [ce] sens : “le complexe d’Œdipe féminin, c’est finalement l’entrée de la femme dans un système de valeurs qui n’est pas le sien, et où elle ne peut “apparaître” et circuler qu’enveloppée dans les besoins-désirs-fantasmes des autres hommes ». La féminité dite « normale » s’obtient au prix d’un rejet de la mère : « Le lien entre mère et fille, fille et mère, doit être rompu pour que la fille devienne femme. La généalogie féminine doit être supprimée, au bénéfice de la relation fils-père, de l’idéalisation du père et du mari comme patriarches. » Conditionnement « pathogène et pathologique, soutient Luce Irigaray, mais qui assure la pérennité du système patriarcal ».
Tiens, tiens, le système patriarcal, je le voyais venir, celui-là !
Allons voir Luce Irigaray : féministe, elle a commencé son parcours par la linguistique, avant de se diriger vers la philosophie, puis vers la psychanalyse, où elle s’est illustrée notamment en contestant la pensée de Freud et de Lacan. Pour elle, « l’idée est que la féminité est traditionnellement et métaphysiquement définie comme l’“autre” du patriarcat, et que sa libération passera par une redéfinition du féminin à partir de lui-même et non par une abolition de la différence sexuelle qui ne serait en fait qu’une “masculinisation” des femmes ».
Si on comprend bien, ce marigot dans lequel nous grandissons, hommes et femmes, nous définirait les uns et les autres uniquement en miroir de l’autre, et non pour ce que nous sommes, chacun, chacune de nous. Plus, chercher à abolir la différence sexuelle nous conduirait à nous masculiniser. Est-ce bien nécessaire ?
Et cet encombrant arsenal nous empêcherait de voir nos filles comme des femmes, dans leurs entières individualités, et nos mères comme des femmes à aborder comme on aborde une autre femme.
Tout cela me rappelle furieusement quelque chose : ce que nous voulons, nous les femmes, c’est être considérées pour ce que nous sommes, occuper une place équivalente à tout autre, à toute autre, sans être assignées à un statut, à des comportements, à des règles qui n’appartiendraient qu’à nous.
Et si cette fameuse relation mères-filles, magnifiquement douloureuse pour tant d’entre nous, pouvait être regardée autrement ? Allez, déplaçons un peu la chaise : restons à l’écoute de nos filles, notre responsabilité ne peut être transférée sur les épaules des pères, chacun sa place. Mais regardons-les simplement comme des petites filles, puis comme des femmes, des femmes comme les autres. Des hommes comme les autres, pour emprunter au regretté Wolinski.
Où en sommes-nous aujourd’hui, ma mère et moi, mes filles et moi ?
Je vous l’ai dit : j’ai renoncé, définitivement je crois, à dire à ma mère tout ce que contient ma valise. Le temps a passé, la montagne que j’avais à affronter pour retrouver une sérénité avec mes filles m’a occupée tout entière. Je n’ai pas eu la force de mener ces deux combats contre moi-même. Et puis ma mère et moi, nous avons affronté, ensemble, des épreuves qui nous ont soudées encore un peu plus. La valise est devenue terreau, et nous avons tenu. La victoire crée l’équipe…
Quant à mes filles, j’en suis encore à régler la focale pour trouver la bonne distance : être là, mais pas trop près. Accepter les effluves de leurs chagrins, regarder ces belles femmes victorieuses de leurs démons avec la conscience de n’y être pour rien, enfin.
(1) Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich, Mères-filles, une relation à trois, Albin Michel, 2002.
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