Beauté fatale
par Annie
Un nouveau livre de Mona Chollet, journaliste au Monde Diplomatique, féministe, vient de sortir en librairie. Il porte sur les relations hétérosexuelles en temps de patriarcat. C’est déjà un succès.
À cette occasion, voici un compte-rendu d’un de ses livres qui l’a fait connaître : Beauté fatale, aux éditions Zones.
Il n’y a pas à se sentir coupable à vouloir être belle. Mais dans une société où compte avant tout l’écoulement des produits, où la logique consumériste s’étend à tous les domaines de la vie, nous avons peu de chances de vivre ce désir de façon sereine. Cette question du corps nous semble bien être une question aussi essentielle que celles de la lutte contre les violences faites aux femmes, contre l’inégalité dans le monde du travail ou ailleurs. En effet, il y a la peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, une certaine soumission aux jugements extérieurs. La certitude de n’être jamais assez bien pour mériter l’amour et l’attention des autres traduit et amplifie tout à la fois une insécurité psychique et une auto dévalorisation.
Une des images de la femme aujourd’hui, c’est celle d’une femme équilibrée, épanouie, à la fois active et séductrice. Elle doit se démener pour ne rater aucune des opportunités que lui offre notre monde moderne et égalitaire. Et l’on ne prend pas garde que cette vision de la féminité se réduit de plus en plus à une poignée de clichés mièvres et conformistes.
La tentation de se replier sur les vocations traditionnelles telles que se faire belle et materner fait partie des options possibles. Cela se manifeste avec le phénomène des égéries, ces actrices sous contrat avec un parfumeur, un maroquinier ou une marque de cosmétiques et qui sont présentées dans les magazines comme des mères exemplaires. Leur activité professionnelle d’actrice n’est qu’un artifice de plus et ne mérite aucune analyse.
Mais au-delà de ces belles images, l’omniprésence de modèles hors d’atteinte enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices où elles laissent une quantité d’énergie exorbitante. L’obsession de la minceur trahit une condamnation persistante du féminin, un sentiment de culpabilité obscur et ravageur. La crainte d’être laissée pour compte fait naître le projet de refaçonner par la chirurgie un corps perçu comme une matière inerte, désenchantée, malléable à merci, un objet extérieur.
Sans oublier dans ces modèles érigés en dogmes, que la mondialisation des industries cosmétiques et des groupes de médias aboutit à répandre sur toute la planète le modèle unique de la blancheur. Cela réactive parfois des hiérarchies locales insupportables.
Bien des magazines féminins encouragent l’idiote aguicheuse, la séduction de sous-douées, le regard inhabité ou de femme fatale. Surtout pas de sincérité ou d’audace, le grand formatage est à l’œuvre. On ne peut exister que par la beauté et ne survivre que par le regard des hommes.
Une de ces raisons à l’injonction à être séduisante est sans doute l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail. Les prouesses esthétiques que l’on exige d’elles sont une manière de leur faire payer leur audace, de les remettre à leur place. Dans l’entreprise, les hommes sont chez eux ; ils n’ont donc « pas de corps » comme l’écrit Virginie Despentes. Les femmes, elles, doivent donner des gages – sans que l’on sache très bien de quoi d’ailleurs.
Elles ne doivent être ni trop ni trop peu attirantes : dans le premier cas, elles risquent de ne pas être jugées crédibles professionnellement et, si elles se font harceler sexuellement, elles l’auront bien cherché. Dans le second cas, elles s’exposent aux réflexions désobligeantes pour avoir manqué à leur rôle de récréation visuelle et de stimulant libidinal.
À propos du diktat de la minceur évoqué un peu avant, il n’est pas sans conséquence. La plupart des femmes sont obsédées par ce qu’elles peuvent ou pas manger, se voient plus grosses qu’elles ne sont, révèrent la minceur. Beaucoup d’ados alternent les phases de boulimie (après lesquelles certaines se font vomir et avalent des laxatifs) et les périodes de régime draconien. L’anorexie en est le stade pathologique le plus grave. On ne peut la réduire à une pathologie individuelle et elle a bel et bien à voir avec la condition féminine contemporaine d’oppression. L’anorexie découle d’une conception du corps féminin qui doit être contrôlé, lisse, surtout ne pas « déborder ».
L’anorexie est une pathologie des sociétés occidentales actuelles. Et l’on voit bien que tout concourt à ce modèle soi-disant moderne : la disparition des règles (médicaments appropriés), des odeurs corporelles, de la sueur. Il faut faire disparaître toutes traces d’une animalité qui fait horreur.
La chirurgie esthétique contribue elle aussi à ce remodelage du corps féminin. On présente par exemple les opérations de chirurgie esthétique comme un achat impulsif, léger, frivole, gratifiant. On omet ce que cela peut représenter d’altération de l’identité, les violences et les souffrances de l’anesthésie, de l’intrusion dans la chair, des suites opératoires – sans même parler des risques et des effets secondaires. On peut ainsi trouver ce genre de témoignage : « Angoissant de constater qu’un visage opéré reste insensible pendant plusieurs semaines, que les seins neufs sont douloureux et empêchent souvent de dormir, qu’ils pèsent des tonnes. »
Cette activité prospère sur les complexes d’une clientèle massivement féminine et engendre de super profits (la croissance du secteur pendant ces dix dernières années est de plus de 465%). À la longue histoire de haine, de condescendance et d’intimidation du corps médical envers les femmes – le Savoir masculin contre la Nature féminine – s’ajoutent la cupidité à l’état pur. Et l’on peut même évoquer un sentiment malsain de toute-puissance à l’idée d’être le pygmalion qui modèlera l’opérée selon les normes en vigueur. La chirurgie esthétique correspond à la vision libérale d’un sujet infiniment malléable, libre de toute détermination et censé travailler en permanence à son propre perfectionnement.
Rien n’échappe à la normalisation. Ainsi, l’actuelle frénésie dépilatoire fait prospérer toute une industrie très lucrative. Il a été constaté que, parmi les hommes de moins de vingt-cinq ans, beaucoup n’ont jamais vu de poils sur le sexe de leurs partenaires : pour leur génération, la norme de l’épilation intégrale s’est imposée. Le poil, ce n’est pas féminin, ce n’est pas propre.
Et puis un dernier aspect à évoquer est celui qui impose le modèle de la blancheur, la blondeur comme l’idéal à atteindre. La chirurgie esthétique sert, par exemple, à gommer les nez persans en Iran, à débrider les yeux des Chinoises, parfois allonger la longueur des jambes. La domination de l’Occident a amené de longue date les populations non blanches à intérioriser ses critères esthétiques.
On voit en effet dans un documentaire américain sur ce sujet, des enfants noirs à qui l’on demande de choisir entre une poupée noire et une poupée blanche, désigner sans hésiter la blanche comme «la plus belle ». On connaît aux Antilles l’expression « blanchir la race», c’est-à-dire viser à avoir la peau la plus claire possible. On constate, de fait, qu’aux Antilles, les femmes, qui sont à des positions d’accueil du public, sont celles qui ont la peau la plus claire.
Le marché des produits éclaircissants, des produits de défrisage des cheveux est en pleine expansion, malgré les dangers que représentent ces produits. Il ne faut pas oublier que l’idéologie coloniale et raciste associait la peau noire à la saleté. Des fabricants de savons grecs et marseillais clamaient que leurs produits avaient le pouvoir « de rendre blanc un nègre ». Cet héritage empêche toute mise en circulation de modèles esthétiques qui diffèrent vraiment des canons occidentaux.
Sans compter que le modèle de la fausse rationalité économique libérale adopté mondialement correspond à celui qui a été imposé par l’occident industriel. Et l’on peut supposer que ce modèle a un effet collatéral sur la haine de soi au plan esthétique des peuples soumis et colonisés.
En fait, ce n’est pas seulement la diversité des couleurs de peau qui manque dans notre environnement culturel, ce sont aussi, tout simplement, les représentations de manières diverses d’être une femme. La liberté de choix tant vantée n’est qu’un leurre. Le discours de la publicité et de la presse féminine – y compris celle destinée aux adolescentes – pratique cette injonction paradoxale faite aux lectrices « d’être elles-mêmes », trouver « leur propre style », tout en leur donnant le choix entre un éventail très restreint de panoplies. Elles multiplient les prescriptions autoritaires et extrêmement précises. Sur nos murs, nos écrans, dans les pages des magazines, un seul type de femmes s’impose donc. Le plus souvent, elle est blanche, certes, mais aussi jeune, mince, sexy, apprêtée.
La beauté féminine mériterait sans doute des développements plus longs : les canons de la beauté ont changé au cours des siècles, surtout concernant les rondeurs, le teint de la peau, la pilosité.
Alors non décidément, « il n’y a pas de mal à vouloir être belle ». Mais il serait peut-être temps de reconnaître qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir « être ».
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