Les valeurs viriles en entreprise...
... ne font plus recette.
par Lucile Peytavin
Ces dernières années, les études témoignant des effets délétères des valeurs viriles dans le monde du travail se multiplient. Contrairement à ce qui a été longtemps avancé, la loi du plus fort a un coût élevé pour les entreprises : sur la santé des travailleurs mais aussi sur les performances économiques.
Depuis les origines du capitalisme, la virilité fait partie de son ADN. Il faut dominer ses concurrents et le marché : être le plus performant, le plus productif, le plus rentable pour faire un maximum de profit. Pour la sociologue Aude Rivoal, “la virilité est un idéal de performance, d’endurance, de puissance et d’autorité. Cet idéal s’accorde à merveille avec un environnement économique et social violent, à l’image de celui du capitalisme (1)”. Les limites de ce système économique sont de plus en plus pointées du doigt.
En raison des risques psychosociaux tout d’abord. Entre 2008 et 2009, l’entreprise France Télécom a été marquée par une vague de suicides en raison d’une gestion abusive du personnel. Depuis, le management est de plus en plus au cœur des préoccupations. Une étude (2) estime à 1,3 milliards d’euros par an les coûts liés à la santé découlant du management “autoritaire” en entreprise. Ce type de leadership, plus souvent exercé par les hommes (3), repose sur des rapports directifs et de contrôle valorisant peu les travailleurs.
Il engendre du stress, des souffrances psychologiques mais également, en réaction, une prise de risques accrus de la part des hommes qui le subissent pour tenter de ne pas perdre la face. Les hommes sont souvent très vulnérables aux difficultés professionnelles puisque la construction de leur identité est étroitement liée à leur réussite dans leur travail, là où la réalisation des femmes est davantage liée à la sphère familiale. En cas d’échec, les hommes sont plus à même de subir un véritable “effondrement identitaire” se traduisant parfois par le développement de pathologies touchant principalement ces derniers : consommation excessive d’alcool ou de stupéfiants, par exemple. Les coûts pour les entreprises sont alors non négligeables : une étude du cabinet Goodwill management évalue à 60 milliards d’euros par an les pertes liées à l’absentéisme. Plus de la moitié des motifs d’absence portent sur des causes endogènes (charge de travail, insatisfaction liée à la rémunération, mauvaise ambiance de travail ou mauvaise organisation).
En réponse, le management dit participatif est de plus en plus plébiscité. Davantage exercé par les femmes, il favorise l’écoute et la coopération avec les collaborateurs. En plus de diminuer les coûts liés à la santé, ce type de leadership est bénéfique pour les performances économiques. Le cabinet Women Equity Partners indique depuis une douzaine d’années une surentabilité des PME dirigées par des femmes. En 2020, elles affichent une croissance de leur chiffre d’affaires de 5,5 % contre 4,8 % pour les hommes et leur excédent brut d’exploitation est de 8,4 % contre 6,4 % pour leurs homologues masculins. De façon globale, l’égalité des sexes sur le marché du travail a un impact positif sur la richesse nationale : une étude de l’Organisation nationale du travail indique qu’une réduction de 25 % de l’écart du taux d’emploi entre les femmes et les hommes rapporterait 44,3 milliards d’euros à l’économie française d’ici 2025.
Le monde du travail est de plus en plus conscient de ces bénéfices et des changements de mentalité sur le sujet. Les obligations légales en matière d’égalité salariale sont de plus en plus importantes, notamment avec la publication obligatoire de l’index de l’égalité professionnelle pour les entreprises de plus de 50 salariés, depuis 2019. La Fondation Concorde a estimé en 2017 le manque à gagner des écarts de rémunération entre les sexes en France – qui est de 19 % (4) en moyenne pour toutes les catégories professionnelles confondues – à 62 milliards d’euros. Pour atteindre cet objectif d’égalité, les entreprises devraient absorber un “choc” de 58 milliards d’euros sur leur masse salariale mais celui-ci pourrait être résorbé en trois ou quatre ans par une consommation dopée et des impôts sur les sociétés moins élevés, selon les rapporteurs de l’étude.
Au sein des entreprises, les relations interpersonnelles évoluent également, même si la culture de la masculinité hégémonique, c’est-à-dire dominante, est toujours présente. Selon une étude britannique, dans les réunions, les hommes occupent 75 % du temps de parole et un homme interrompt 23 % de fois plus une femme qu’un autre collègue masculin. L’éloignement de la sphère familiale est toujours plébiscité : les hommes n’assument que 20 % des tâches domestiques et après la naissance d’un enfant, seulement un père sur neuf réduit ou interrompt son activité professionnelle pendant au moins un mois, contre plus d’une mère sur deux. Par ailleurs, l’expression des sentiments dits “masculins”, tels que la colère, est toujours mieux vue en entreprise que le fait de pleurer, par exemple, alors que son impact sur la confiance en soi et sur le bien-être au travail des équipes peut être dévastateur. La cooptation entre hommes est toujours de mise par des réseaux de sociabilité plus ou moins formels, où les femmes ont peu ou pas leur place, leur permettant reconnaissance et avancements de carrière. Enfin, dans leurs rapports avec leurs collègues féminines, des changements sont à l’œuvre : les hommes ont de plus en plus conscience des limites à ne plus franchir. Cependant, les travaux d’Aude Rivoal mettent au jour une modification des comportements sexistes. Si les remarques ouvertement misogynes sont en voie de disparition, le sexisme ordinaire se porte bien : 8 femmes sur 10 rapportent avoir été victimes de blagues ou de propos disqualifiants en raison de leur sexe. Plus grave, 60 % des femmes ont déjà été victimes de violences sexistes et/ou sexuelles sur leur lieu de travail. Inévitablement, cela a des conséquences importantes sur la productivité des entreprises lorsqu’une partie des salariés n’est pas en sécurité pour exercer son métier.
Notre société commence tout juste à mesurer les conséquences financières des rapports reposant sur la virilité, sur la domination dans le monde du travail. Si les estimations sont encore insuffisantes, elles laissent présager des pertes colossales. L’égalité et le respect d’autrui dans les entreprises et dans l’ensemble de la société relèvent de l’éthique et doivent s’appliquer sans contrepartie. Mais la réalité des entreprises est aussi celle de l’économie, alors n’ayons pas peur de compter les manques à gagner pour convaincre ce milieu de la nécessité de rapports égalitaires entre les femmes et les hommes mais aussi entre l’ensemble des travailleurs.
(1) Aude Rivoal, La Fabrique des masculinités au travail, La Dispute, 2021.
(2) Delphine Dulong, Christine Guionnet & Erik Neveu, Boys Don’t Cry ! Les coûts de la domination masculine, Presses universitaires de Rennes, 2012.
(3) Sophie Landrieux-Kartochian, “Femmes et performance des entreprises, l’émergence d’une nouvelle problématique”, in Travail et Emploi, n° 102, avril-juin 2005.
(4) Insee, “Enquêtes Emploi 2018”, France Stratégie, 2020.
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