La prostitution est-elle une profession ?
par Gilles Delalandre
Le plus vieux métier du monde !!
La prostitution est un sujet particulièrement délicat, pour de multiples raisons :
– tout d’abord parce qu’il évoque le sexe, l’argent, la violence, le plaisir, la domination masculine… ;
– en second lieu parce qu’il provoque des réactions émotionnelles fortes et entraîne souvent des prises de position catégoriques et immédiates ;
– enfin parce que c’est un sujet clivant au sein même du féminisme.
C’est un sujet complexe qui, pour cette raison, doit être abordé sous des angles multiples.
J’aborde dans un premier temps la prostitution subie, que l’on peut considérer comme un esclavage et contre lequel les États doivent lutter.
J’aborde ensuite la prostitution choisie qui est le principal sujet de cet article car elle fait l’objet de nombreux débats sociologiques, philosophiques et politiques, notamment dans les milieux féministes.
J’ai donc accordé une plus grande part de cet article à ce sujet même si, je le répète, il s’agit d’un problème social qui concerne un nombre plus réduit de travailleurs.es du sexe.
Mon objectif n’est pas de défendre une thèse mais de présenter les divers points de vue qui s’opposent. J’ouvre des portes à la réflexion. J’essaie d’être objectif mais vous constaterez certainement que mon avis transparaît à travers les lignes.
Quelques données statistiques
Selon le ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, on dénombre 30 000 à 44 000 personnes prostituées en France (400 000 en Allemagne !) :
85 % sont des femmes,
10 % sont des hommes,
5 % sont des personnes transgenres.
93 % sont étrangères, originaires d’Europe de l’Est (Roumanie et Bulgarie), d’Afrique de l’Ouest (Nigéria) et de Chine.
Le nombre de mineurs.es a augmenté de 70 % en cinq ans et serait de 7 000 à 10 000 personnes.
51 % ont subi des violences physiques dans le cadre de leur activité (pendant les 12 derniers mois)
38 % des personnes prostituées ont subi un viol au cours de leur vie. Ce taux est de 6,8 % pour les femmes en population générale.
L’écoute des personnes prostituées nous permet de distinguer deux formes de prostitution : subie ou choisie.
La prostitution subie est imposée par un proxénète, par la violence physique et mentale.
La prostitution choisie résulte du choix individuel de la personne qui se prostitue.
La prostitution subie et la traite des êtres humains
La traite des êtres humains est la deuxième forme de criminalité la plus lucrative derrière le trafic de drogue, soit 100 milliards de dollars par an dans le monde et 3,2 milliards d’euros en France.
En France, l’exploitation sexuelle concerne 77 % des victimes de la traite, principalement des femmes. Les autres formes d’exploitation sont l’obligation de travailler, de commettre des délits ou de mendier.
(MIPROF: Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains)
Les prostituées d’origine étrangère (93 %) sont arrivées en France après avoir été manipulées par des « vendeurs » qui leur ont fait de fausses promesses, ou bien elles ont été contraintes par divers moyens (enlèvement, séquestration, drogue). Souvent, elles ne parlent pas le français, ou mal, et ont été dépossédées de leur passeport. Elles se prostituent sous la contrainte. Elles subissent la violence d’un souteneur (ou d’une organisation mafieuse).
Grace, originaire du Bénin, prostituée à 10 ans, raconte son parcours.
En France, les prostituées françaises représentent seulement 7 % de l’ensemble des prostituées. Elles ont souvent suivi des parcours individuels difficiles, du point de vue social et psychologique.
Une prostituée raconte : « une jeunesse chaotique, entre foyers et familles d’accueil, les drogues comme échappatoire, puis sa rencontre avec deux garçons “cools”, un soir, sur le chemin du RER... En fait, deux dealers armés qui la mettront très vite sur le trottoir, en échange de “quelques rails de coke”. Elle est alors mineure et devient leur poule aux œufs d’or », analyse-t-elle, égrenant les anecdotes glaçantes. « Je n'avais plus de dignité. Tout ce qu’on attendait de moi, c’était que je suce et que je rapporte de l’argent », lâche-t-elle.
Linda s’est prostituée pendant 50 ans. Elle a écrit un livre, dans lequel elle raconte son histoire.
À propos de ces personnes, la réponse à la question : « la prostitution est-elle une profession ? » est évidente. Elles travaillent, beaucoup, mais contre leur gré. Il s’agit là d’un esclavage. C’est bien pour cela que l’on parle de « traite des êtres humains ». La prostitution-esclavage doit être combattue en luttant contre les réseaux de prostitution et en aidant les victimes. Ceci est une évidence qui ne peut être contestée et que j’ai donc traitée en premier.
La prostitution choisie
Certaines personnes décident volontairement de se prostituer. Généralement, il s’agit pour elles d’un moyen de subsistance. Parfois, c’est aussi le moyen d’avoir de très nombreuses relations sexuelles, avec des protagonistes divers.
J’imagine sans difficulté que certains et certaines d’entre vous, lecteurs et lectrices, allez réagir instantanément à cette assertion :
– ces personnes se prostituent parce qu’elles n’ont pas le choix socialement ;
– ces personnes ont subi des violences sexuelles dans leur enfance qu’elles vont revivre et reproduire à travers la prostitution ;
– il ne s’agirait donc pas d’une prostitution choisie mais imposée par les circonstances.
Pourtant, ces travailleurs.es parlent d’un choix, fait librement. Elles le revendiquent dans des interviews, des articles, des livres … ou en adhérant au Strass, Syndicat du Travail Sexuel (Cf. ci-dessous). En cherchant un peu, on trouve de nombreux témoignages sur cette prostitution pour le plaisir.
Amandine, 37 ans, Mons, bientôt quatre ans de métier : « Avant, j’avais un travail “normal”, et côté vie privée, j’étais déjà une adepte du sexe léger sans engagement. Un jour, j’ai réalisé que j’étais fauchée, j’avais envie d’être indépendante et j’étais à l’aise avec les rencontres, donc ça a fait tilt, j’ai un peu réfléchi à ma reconversion, et puis je me suis lancée. En devenant escort, j’ai l’impression d’avoir trouvé le job de mes rêves : un travail qui respecte mon rythme, qui m’accorde une sécurité financière et qui ne m’use pas. J’ai la chance d’avoir une sexualité épanouie et de jouir direct, même avec mes clients. »
B., 40 ans, Bruxelles, trois ans de métier : « J’ai toujours eu envie de devenir pute. Déjà, quand j’étais petite fille, ce métier me faisait rêver. Je sais que ça va à l’encontre de ce que disent les abolitionnistes, mais moi, j’ai toujours été passionnée par le sexe, même enfant. Ce métier, c’est vraiment une vocation pour moi : j’ai toujours adoré lire, et à la cour de récré, je m’improvisais professeure de sexe pour les autres. Je suis une experte dans le domaine, et j’adore ce que je fais : être payée pour baiser et parfois même pour jouir, c’est carrément dingue non ? »
La revue Vice nous propose d’autres témoignages.
Francis Lem (ancien prostitué) répond à la question : Une prostituée peut-elle prendre du plaisir jusqu’à la jouissance avec un client ? : « Bien sûr, ou bien nous ne ferions pas ce job ! »
Dans son étude parue en juillet 2008 dans Current Sociology, Anna Kontula (sociologue) répond à cette question concernant le plaisir : « La vision stéréotypée de la prostitution veut que le travail du sexe détruit la capacité de la femme à ressentir du plaisir sexuel et qu’il les coupe de leur sexualité. Les travailleuses du sexe interrogées semblent trouver du plaisir sexuel à la fois dans les relations sexuelles qu’elles ont au travail et dans celles qu’elles peuvent avoir à titre privé. Le travail du sexe professionnel peut donc être perçu comme un facteur de privation du propre plaisir de la prostituée mais il peut être aussi être un moyen d’obtenir une vie sexuelle plus émancipée et plus satisfaisante. »
Manon témoigne de son expérience.
Le STRASS se présente ainsi sur son site :
En 2009, pour se faire connaître et défendre leurs droits, les travailleurSEs du sexe ont créé le STRASS, avec le soutien de juristes, des travailleurs sociaux, des sociologues, etc. Il protège toutes les travailleurSEs du sexe, qu’elles exercent volontairement ou non leur activité.
Le STRASS se bat pour que les travailleurSEs du sexe aient les mêmes droits que tous les travailleurSEs.
Il représente touTEs les travailleurSEs du sexe, quels que soient leur genre ou le type de travail sexuel concerné : prostituéEs (de rue ou indoor), acteurTRICEs porno, masseurSEs érotiques, dominatrices professionnelles, strip-teaseurSEs, des accompagnantEs sexuelLEs, etc.
Les personnes qui exercent un rapport de domination sur les travailleurSEs du sexe (employeurs, managers) ne sont pas définies comme travailleurs du sexe et ne peuvent donc pas être membres de notre syndicat.
Le STRASS adopte une position féministe fondée sur le droit de chacune de disposer librement de son corps.
Nous exigeons que les travailleurSEs du sexe, en particulier étrangères et en situation irrégulière, soient efficacement protégées contre le travail forcé, la servitude et l’esclavage.
Je vous invite à découvrir le site du Strass : les statuts du syndicat, sa charte, ses revendications. On y trouve également des informations juridiques et des guides pratiques (face aux agressions ou en cas d’arrestation par la police…). La revue de presse du site est particulièrement bien documentée. On y trouve notamment de nombreux articles écrits en 2016 à la suite du vote d’une nouvelle loi sur la prostitution proposée par le gouvernement socialiste pour laquelle les organisations de travailleurs et travailleuses du sexe n’ont pas été consultées. On entre ici, à travers les positions du Strass, dans les débats philosophiques sur la prostitution.
En voici quelques extraits glanés dans la revue de presse :
Rien ne change. Les prostituées femmes et hommes en prennent à nouveau plein la figure. Avant ils étaient rejetés par une morale issue de la religion, aujourd’hui ils le sont au nom d’une nouvelle morale d’État dictée par le féminisme. L’État remplace Dieu.
Être pénétré sexuellement ne fait pas de moi la propriété de celui qui me pénètre, quand bien même je reçois de l’argent pour ça. C’est toute la différence entre le travail et l’esclavage, l’esclave ne recevant en général pas de rémunération comme le travailleur libre qui dispose ensuite de ses revenus. (…)
Le législateur ne peut pas décider à ma place de ce qui constitue le respect de mon intégrité physique. Si nos parlementaires ne se soucient guère de mon consentement, je leur réponds que contrairement à eux, mes clients eux s’en soucient : un client n’est pas un violeur. C’est quelqu’un qui, au contraire, respecte nos conditions et donc notre consentement. (…) La proposition de loi parle des clients comme d’hommes qui ont « le droit de disposer quand ils le souhaitent du corps des femmes ». En réalité, nous ne sommes pas à la disposition sexuelle de nos clients, à n’importe quel moment.
En dessinant l’image d’Épinal du méchant client et de la pauvre victime on revient à l’iconographie classique. On déresponsabilise d’un côté pour charger au maximum de l’autre. On n’est pas loin de la putophobie comme l’écrivent certaines prostituées. Les putes sont d’évidentes victimes de cette nouvelle volonté de les rendre invisibles. Car pas de client, pas de prostituée visible.
Au fond, vouloir en finir avec la prostitution, c’est la considérer comme une sorte de déviance sociale. Elle doit donc être éradiquée dans l’esprit de ses pourfendeurs, adeptes d’une société karchérisée et javellisée. Interdire est, pour ces cerveaux trop anciens, incapables d’une vraie réflexion moderne, une sorte de réflexe pavlovien. La société doit être plus pure et il faut punir ceux qui la rendent impure. Mais la pureté, on sait où cela mène : inquisition, nazisme, sectes, etc.
Si donc les personnes prostituées restent considérées comme déviantes, par obligation due à la pauvreté (pourtant tous les pauvres ne se prostituent pas), une faute morale reste attachée à ce commerce. Ce ne sont plus des femmes de mauvaise vie mais des victimes aliénées ou rendues en esclavage. Pas sûr qu’elles gagnent au change en endossant cet habit de victime par principe.
Elles ne sont donc pas considérées comme des adultes responsables, libres, décidant de leur propre vie. Elles ne sont pas des personnes à part entière. Sous le prétexte de protection l’État les considère comme mineures moralement et décide à leur place de les protéger. Les prostitués restent au final à la marge de la société. Encore une fois. Le comble de la perversion féministe : rendre des femmes invisibles sous prétexte de les désaliéner. Putain d’idéologie !
Mais que dit la loi française ?
Le débat sur la prostitution oppose des approches diverses soutenues par les partis politiques de gauche et de droite, des ONG, des sociologues et les féministes. Trois thèses s’opposent :
– l’approche règlementariste voit la prostitution comme une activité professionnelle normale, qui doit être réglementée ;
– l’approche abolitionniste pénalise les clients des personnes prostituées, mais pas ces dernières ;
– l’approche prohibitionniste voit des criminels dans les personnes prostituées et les proxénètes.
Avant le vote de la loi de 2016, la prostitution en France était légale, mais le racolage – actif et passif – était interdit au même titre que le proxénétisme, la traite des êtres humains et la prostitution des mineurs, de femmes enceintes et des personnes handicapées.
Soutenue par le Parti socialiste depuis 2011, l’approche néo-abolitionniste l’emporte lors du vote de la loi en 2016.
Le PS et le Front de gauche ont majoritairement voté pour. Pour des raisons diverses, les écologistes et radicaux de gauche ont majoritairement voté contre, de même que les députés Les Républicains.
Cette loi abroge le délit de racolage et instaure la pénalisation des clients de personnes prostituées. Elle prévoit des mesures de protection et d’accompagnement des personnes prostituées, qui sont désormais reconnues comme des victimes et non plus comme des délinquantes.
Cette loi prévoit que, « la pénalisation des clients devrait faire diminuer la demande de prostitution grâce à la peur des clients d’être poursuivis pénalement. La diminution de la demande serait un moyen efficace de lutter contre le proxénétisme et la traite d’êtres humains. »
La loi crée un droit pour toute personne victime de la prostitution à bénéficier d’un système de protection et d’assistance. Ce droit passe par la mise en place d’un parcours de sortie de la prostitution et la création d’un fonds dédié sur le budget de l’État.
La loi impose aussi aux clients l’obligation de suivre un stage de sensibilisation aux conditions de la prostitution pour amener à prendre conscience de « l’envers du décor de la prostitution ».
Destinée à lutter contre les réseaux de proxénétisme, mais également à abolir la prostitution au nom de certaines idées morales – religieuses ou féministes – cette loi a été votée par la majorité politique de 2016 sans prendre en compte l’avis des intéressé.e.s.
Le 5 juin 2017, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) est déposée par neuf associations (dont Médecins du Monde et le STRASS ) et cinq travailleuses du sexe. Selon leur avocat, Patrice Spinosi : « Notre objectif est de démontrer que la loi qui devait davantage protéger les prostituées n’a pas rempli ses objectifs, bien au contraire, elle est contre-productive. »
L’interdiction de l’achat d’un acte sexuel « n’est pas la mesure la plus efficace pour réduire la prostitution et pour dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme de s'implanter sur les territoires » et encore moins « la solution la plus protectrice pour les personnes qui resteront dans la prostitution» comme annoncé dans la proposition de loi », a également jugé le Défenseur des droits, Jacques Toubon.
Les syndicats de policiers se montrent très sceptiques sur l’application de cette mesure et estiment qu’elle ne sera d’aucune utilité pour lutter contre les réseaux de proxénétisme.
Les associations de terrain se sont également élevées contre ce changement. « Tout comme le délit de racolage passif, la pénalisation des clients pénalisera avant tout les personnes se prostituant.
Pour conserver leur clientèle, elles devront d’autant plus se cacher. Pour protéger leurs clients, ce sont elles qui s’exposeront à plus de risques », s’est ainsi inquiétée l’association Médecins du monde auprès des parlementaires.
L’association Grisélidis est une association de santé communautaire avec et pour les travailleuses et travailleurs du sexe, fondée en 2000 à partir d’une alliance entre des militantes féministes et des travailleuses du sexe.
Sur son site, on peut lire : « Les clients étant pénalisés, ils deviennent moins nombreux. Avec leur clientèle qui diminue, les travailleur.ses du sexe se précarisent et se voient obligé.es d'accepter des conditions de travail qu’ils et elles n’auraient jamais acceptées auparavant. Les clients ont alors plus de pouvoir pour négocier les tarifs et le port du préservatif, augmentant par exemple le risque d’infections au VIH/IST. De plus, pour attirer les clients, les TDS doivent se cacher de la police et donc des riverains. Elles doivent alors toujours plus s’éloigner du centre-ville et s’exposer à davantage de violences, d’isolement. »
En 2018, le meurtre de Vanesa Campos au bois de Boulogne illustre les conséquences de la loi française sur la vulnérabilité des prostituées.
Deux ans après l'application de la loi, les effets néfastes dénoncés par certaines associations sont confirmés par des chercheurs.
En avril 2018, Hélène Le Bail, chargée de recherches à Sciences Po, publiait avec le soutien d’une dizaine d’associations, une enquête, « sur l’impact de la loi du 13 avril 2016 contre le système prostitutionnel ». Au centre de ses travaux, la fameuse « pénalisation du client ».
Cette disposition visait à opérer un changement de paradigme dans l’appareil législatif français. Les personnes prostituées sont des victimes de violences, qu’il faut protéger en punissant les clients, maintenant considérés comme des délinquants. Mais dans son rapport, Hélène Le Bail était formelle. 88 % des personnes prostituées interrogées seraient contre cette nouvelle disposition.
En 2021, la délégation sénatoriale aux droits des femmes a remis un rapport dans lequel il ressort que la loi dite de « pénalisation du client » offre un bilan en demi-teinte.
Adoptant la position adverse, les responsables d’Osez le féminisme ! et du Mouvement du Nid contestent ces conclusions et signent une tribune exigeant l’application ferme de la loi.
« D’inspiration catholique et membre du Comité catholique contre la faim et pour le développement, le Mouvement du Nid se définit aujourd’hui comme abolitionniste féministe. » (Wikipedia)
Osez le féminisme ! est une association créée par des militantes issues notamment du Mouvement français pour le planning familial, du Parti socialiste, d’EELV, du Front de gauche et de l’UNEF.
La page Wikipédia « Propositions françaises de loi visant à pénaliser les clients de la prostitution », très bien documentée, aborde de manière très complète la complexité du sujet.
La question qui se pose ici est celle du libre arbitre !
Les personnes prostituées sont-elles des victimes, faibles et manipulées, qui ont perdu toute capacité à réfléchir et à décider de leur vie ?
Ou bien sont-elles des êtres humains libres, qui ne souhaitent pas entrer dans les cases de la morale, de la bien-pensance, de l’ordre social pour pratiquer une activité choisie et assumée ? Comment traiter cette question à laquelle il n’y a pas une seule réponse ?
Les prostituées victimes subissent la contrainte du proxénétisme et les prostituées indépendantes ont choisi leur activité.
Frédéric Joignot, journaliste et essayiste, pose clairement le problème : « Le consentement individuel est-il ou non le fondement du libre arbitre ? Des groupes prohibitionnistes soutiennent que le consentement à se prostituer, une activité agressante pour le corps, l’intimité, l’intégrité de la personne, est en lui-même un acte décidé sous contrainte, sous emprise ou motivé par la misère – et comme tel irrecevable comme choix libre, ou comme un travail comme un autre.
Mais si nous nous privons du consentement individuel comme d’un critère souverain fondant nos choix, que reste-t-il du libre arbitre ? De la souveraineté personnelle ? Des décisions de type « j’ai choisi le moindre mal », « consentir au difficile pour éviter le pire » ? Que dire alors aux ouvriers qui travaillent dans des usines dangereuses, polluantes, chimiques ? De tous ceux qui font des métiers fondés sur la prise de risque ? Qui pratiquent des sports violents ? Doit-on remettre en cause leur choix, leur consentement ? Qu’en pensent les défenseurs de l’éthique, des droits de l’Homme ?
Frédéric Joignot, « Peut-on consentir librement à se prostituer ? »
Que dit le féminisme sur la prostitution ?
Travail du sexe ou viol tarifé ? Ce sujet clivant est abordé avec des approches diverses selon les courants féministes.
Les féministes avaient su par le passé surmonter leurs divergences pour afficher leur solidarité avec les luttes des travailleuses du sexe. Lorsqu’en juin 1975 une centaine de prostituées occupent l’église Saint-Nizier, située au cœur de Lyon, pour protester contre les violences institutionnelles et le harcèlement policier dont elles étaient la cible, et déclenchent un mouvement national bientôt relayé dans d’autres grandes villes de France, elles reçoivent le soutien quasi unanime des féministes, et même d’associations abolitionnistes comme le Mouvement du Nid.
Il en va tout autrement quand, au début des années 2000, en réaction notamment à la loi de 2003 pour la sécurité intérieure voulue par Nicolas Sarkozy (alors ministre de l’Intérieur), les prostituées descendent dans la rue, s’organisent et réclament la possibilité d’exercer leur métier librement.
Une opposition franche s’installe alors au sein des féministes entre celles qui considèrent que l’État n’a pas à s’immiscer dans la vie privée de ses citoyens en interdisant les rapports sexuels entre adultes consentants et celles qui estiment que la « liberté » de vendre son corps est illusoire et qu’elle ne fait qu’entériner un rapport d’exploitation sexiste par nature.
Voici quelques positions :
Les féministes abolitionnistes
Selon Christine Bard (historienne française spécialiste de l’histoire des femmes, du genre, du féminisme et de l’anti-féminisme) : « La prostitution n’avait pas passionné les féministes de la deuxième vague (fin des années 1960). Il allait de soi que le féminisme était abolitionniste : son histoire s’imbriquait avec celle de la Fédération abolitionniste internationale lancée par l’Anglaise Josephine Butler en 1875 et son idée de base était que la prostitution était un esclavage. Les prostituées étaient par définition des victimes, qui méritaient compassion et soutien, mais qui n’avaient pas vraiment droit à la parole. »
– La philosophe Sylviane Agacinski, proche des socialistes, a résumé cette position d’une formule : « La “liberté” de se laisser asservir est une contradiction dans les termes. » Pour elle, la prostitution est une « servitude archaïque », « intrinsèquement dangereuse pour la sécurité des femmes » : la République doit garantir la liberté et l’égalité de chacun, sans transiger. C’est pourquoi Sylviane Agacinski soutient la loi qui entend décourager le commerce des corps en pénalisant les clients de la prostitution. Selon elle, ils pratiqueraient une forme d’abus de faiblesse.
– La journaliste et essayiste Mona Chollet critique l’action de groupes militants regroupant des prostituées comme le STRASS, notant qu’ils sont souvent le fait d’hommes alors que la très grande majorité des prostituées sont des femmes, et réfute leur discours de liberté économique : « prôner une liberté à disposer de son corps recouvre d’une aura libertaire une des formes les plus brutales de la domination masculine et économique ». Elle s’en prend aussi à l’argument qui voudrait que les prostituées sont utiles (donc utilisées) à la société afin que les hommes laids ou seuls puissent assouvir leurs besoins ; elle cite pour cela une enquête menée par le sociologue Saïd Bouamama et la militante abolitionniste Claudine Legardinier qui montre que seul un tiers des clients sont célibataires (Wikipedia).
– L’avocate et militante féministe Gisèle Halimi, écrit : « parce qu’en tant que féministe, je dis depuis toujours un non radical à la prostitution. On ne peut pas être féministe et défendre ce servage des femmes. De même qu’une femme a le droit de choisir de donner la vie, que l’on ne peut pas l’obliger à mettre au monde un enfant, de la même façon, on ne peut pas accepter qu’elle ait à commercialiser son sexe. »
Les féministes réglementaristes
L’approche réglementariste repose sur une conception libérale du corps, de la propriété et de la liberté : « L’Homme porte en lui-même la justification principale de la propriété, parce qu’il est son propre maître et le propriétaire de sa personne, de ce qu’elle fait et du travail qu’elle accomplit. » John Locke (Second Traité sur le gouvernement civil, 1690)
On peut lire sur le site du Planning familial :
Nous dénonçons avec force toute forme d’exploitation, de contrainte, de trafic et de violence exercée à l’encontre des êtres humains, au même titre que nous dénonçons l’impact de la loi de pénalisation des clients et les facteurs de vulnérabilité qu’elle fait peser sur l’ensemble des personnes qui se prostituent.
Les violences physiques, le harcèlement, les agressions sexuelles, dont le viol, l’exploitation d’autrui, la traite des êtres humains à des fins d’exploitation, etc. sont punissables par le code pénal. L’enjeu est de garantir un véritable accès à la justice pour toute personne victime et non pas d’invisibiliser les personnes en imposant des politiques répressives. Nous le savons, la répression pousse à la clandestinité.
Nous constatons d’ores et déjà, et tous les jours depuis la mise en place de la loi, une aggravation certaine de la situation des personnes, documentée dans un rapport d’enquête nationale. Elles sont de plus en plus précaires, appauvries, exposées à des violences multiformes et contraintes de prendre des risques pour leur santé. La loi ne les protège pas, la pénalisation des clients menace leur sécurité et leur santé.
La philosophe Judith Butler, philosophe américaine, dont le travail porte principalement sur le genre, les queers et la théorie queer du genre, (elle a écrit notamment Trouble dans le genre en 1990), fait remarquer qu’en référant toujours les femmes à la domination masculine les abolitionnistes et les prohibitionnistes les enferment dans un sophisme : puisqu’elles sont plus ou moins contraintes dans leurs choix par la « domination masculine », leur consentement, quoi qu’elle fassent (du strip-tease, du porno, coucher contre l’argent…), est toujours sujet à caution : « Une prohibitionniste ne veut y voir qu’une fausse conscience et un faux consentement, en disant par exemple qu’elles ont été victimes d’abus sexuels dans leur enfance. Toute personne exerçant un métier éprouvant physiquement adapte son consentement, “négocie une soumission du corps” et trouve ses parades et ses formes de résistance : voilà pourquoi, selon elle, “toute féministe digne de ce nom devrait s’occuper de la syndicalisation des prostituées”. »
Dans cet esprit, le syndicat américain Coyote, fondé en 1973, a publié une charte détaillant les actes acceptables, ou non, par les prostituées pendant une passe. Elle a été reprise en France par le Syndicat du travail sexuel.
Revue Cairn : « Judith Butler, Trouble dans le genre : Pour un féminisme de la subversion »
Marie-Hélène Lahaye (juriste et féministe belge) et Valérie Rey-Robert (essayiste féministe française) écrivent dans Slate un article intitulé : « Oui, on peut être féministe et non abolitionniste »
Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet écrivent dans Le Monde une tribune intitulée : « Ni coupables ni victimes : libres de se prostituer »
« La question de la prostitution est devenue récemment l’enjeu de calculs dans la classe politique française. Au-delà du phénomène mafieux, qu’il est urgent de combattre, on est en train d’opérer un amalgame entre la prostitution forcée et celle qui s’exerce sans contrainte, au mépris de l’intérêt des prostituées elles-mêmes.
Si les lois Sarkozy proposent de traiter les prostituées comme des délinquantes, leur interdisant les rues sans leur proposer aucun espace alternatif où leur activité serait au moins tolérée, la gauche, plus précisément celle qui se réclame d’un féminisme sectaire, cherche à mettre en place des mesures de pénalisation des clients, les accusant d’être des violeurs légaux, ou, pour dire les choses plus directement, des salauds et des pervers qu’il faut punir et soigner.
D’un côté, les prostituées sont considérées comme des déviantes qui s’emparent indûment de l’espace public ; de l’autre, elles apparaissent comme des victimes, symboles suprêmes de la domination que les hommes exercent sur les femmes, êtres égarés dont la parole est si dévalorisée qu’elle devrait être sous la tutelle d’un féminisme rétrograde.
Le fait qu’une femme puisse choisir volontairement ce métier semble dans les deux cas inacceptable à ses adversaires : les uns considèrent qu’il s’agit d’un délit, les autres qu’une femme ne saurait consentir librement à un rapport sexuel sans désir ni amour. Ces deux visions de la prostitution sont en réalité deux versants du même postulat, celui qui fait du sexe une activité humaine à part, à la fois dangereuse et sacrée, dont les individus, et plus particulièrement les femmes, ne sauraient disposer à leur guise.
En tant que femmes et féministes, nous nous opposons à cette façon de concevoir les choses. Nous nous opposons à ceux qui prétendent dire aux femmes ce qu’elles doivent faire de leur propre corps et de leur sexualité. Nous nous opposons à ceux qui s’acharnent à réprimer l’activité prostitutionnelle au lieu de chercher à la déstigmatiser, afin que celles qui ont choisi ce qu’elles considèrent comme un authentique métier puissent l’exercer dans les meilleures conditions possibles. » Le Monde, 8 janvier 2003
Cette tribune sert d’introduction à l’interview filmée de Cynthia Fleury par Raphaël Enthoven pour le magazine Philosophie sur Arte, intitulé : « Prostitution : notre corps nous appartient-il ? ». Dans cette vidéo, Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, analyse la question du corps, de l’intime, de la toute-puissance illusoire de la volonté individuelle, de l’inefficience de l’abolitionnisme (qui vient renforcer la clandestinité et le trafic d’êtres humains)… Elle dit qu’il faut tout faire pour éradiquer les réseaux et le dispositif de soumission à l’arbitraire d’autrui… mais défend le droit à l’autodétermination et le droit de se prostituer.
La protection des prostituées passe par une dépénalisation mais aussi par l’institution d’un mécanisme contractuel digne dont l’État serait garant ! La prostitution est un métier mais c’est un métier à part !
Dans cette émission est également invitée Anaïs de Lenclos, travailleuse du sexe et porte-parole du Strass qui apporte le regard critique issu de son expérience.
Il y aurait encore tant d’autres à écouter
– les Assistantes sexuelles qui travaillent dans les institutions ;
– les clients, notamment ceux qui ne trouvent pas comment satisfaire leurs désirs parce que la réponse qu’ils reçoivent est trop souvent un « non » ;
– des écrivains ou des philosophes, de Virginie Despentes à Paul B. Preciado ou Didier Eribon, qui vivent dans leur chair et leur histoire la question de leur place dans la société, et qui, comme Jean Genet ont inventé une poétique de la déviance ;
– des féministes comme Nancy Huston, qui a changé son regard sur la prostitution après avoir rencontré les textes de Grisélidis Réal.
Conclusion
Esclavage pour 90 % des prostituées ! Métier libre mais métier à part pour les autres ?
La prostitution nous interroge sur la domination masculine, le libre arbitre, l’intime et la sexualité, le plaisir et la culpabilité… On répond plus souvent à son interrogation par notre ressenti corporel, émotionnel et affectif que par une réflexion rationnelle. Si nous nous accordons tous (ou presque) sur la nécessité de lutter contre la traite humaine, il n’y a pas une réponse unique sur la liberté individuelle d’exercer une prostitution choisie.
Pour clore cet article, je voudrais donner la parole à Grisélidis Réal (1929-2005), qui fut écrivaine, artiste peintre et prostituée.
Au cours des années 1970, Grisélidis Réal devient une activiste, une des meneuses de la « Révolution des prostituées » à Paris, où elle vit de 1973 à 1977 : 500 femmes prostituées occupent la chapelle Saint-Bernard-de-Montparnasse en juin 1975 et réclament la reconnaissance de leurs droits. Rejetant l’argument selon lequel une femme ne se prostitue que si elle y est obligée par le souteneur, elle déclare que la prostitution peut aussi être un choix, une décision. Elle tient à ce que sur ses documents officiels figurent non seulement écrivain mais aussi « péripatéticienne », qu’elle considère comme une deuxième profession.
Le synopsis du film Belle de Nuit, Grisélidis Réal Autoportraits, réalisé par Marie-Eve De Grave, la décrit ainsi :
Grisélidis Réal est un météore. Sa vie est digne d’un roman. Elle s’est prostituée dans les bordels munichois, aux bras de G.I. Noirs. Elle a trafiqué de la marijuana. Elle a fait de la prison. Dans les années 70, elle devient « la Catin révolutionnaire ». Elle écrit : « La Prostitution est un Art, une Science et un humanisme. » L’amour fou l’a consumée. Ses clients aussi. Grisélidis peint, elle dessine et écrit sa vie qu’elle invente à chaque instant. Tout avec elle, devient précieux, passionné, passionnant, bouleversant, fou. Grisélidis, c’est la révolte. C’est la femme sauvage qui traverse la nuit en hurlant, parée, fardée, sublime.
« Que vaut-il mieux prostituer : son cul ou son âme ? Le cul, bien entendu. C’est plus pénible physiquement, mais c’est plus propre. »
« Se prostituer est un acte révolutionnaire ! »
Bibliographie
Christine Machiels, Les Féministes et la prostitution (1860-1960), Presses Universitaires de Rennes, 2016.
Une éthique de la sexualité : harcèlement, pornographie, prostitution. Entretien avec Judith Butler réalisé par Éric Fassin, Michel Feher
Catherine Deschamps, Anne Souyris, Femmes publiques. Les féminismes à l’épreuve de la prostitution, Éditions Amsterdam, 2005.
La déviance en réseau : Grisélidis Réal, Virginie Despentes et le féminisme pragmatique
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