Les femmes en cuisine
par Marie Josèphe Moncorgé
Les femmes en cuisine à la maison et les hommes à la chasse ou au restaurant ? À toutes les époques, les tâches ménagères pour les femmes et la gastronomie réservée aux hommes ? Et au 19ᵉ siècle, un lien entre gastronomie et galanterie.
La vision patriarcale de la femme au foyer est une constante à travers les époques. La femme doit faire la cuisine, entretenir son ménage et s’occuper de ses enfants depuis la préhistoire tandis que l’homme chasse, fait la guerre ou rencontre ses pairs dans des banquets.
On oublie que la faible femme peut parcourir de grandes distances à la recherche de la nourriture ou de l’eau. On oublie que moudre le grain ou le piler demandent une force physique certaine. On oublie qu’elle peut avoir des talents culinaires équivalents aux hommes, au point que de nombreux grands chefs ont commencé à découvrir la gastronomie à la table de leur mère. Les femmes ont longtemps été invisibles en cuisine, absentes des banquets, sauf quand elles se prostituaient. Heureusement, les choses ont commencé à évoluer à l’arrivée de la cuisine bourgeoise et surtout après la Nouvelle Cuisine.
Voici une petite histoire des femmes en cuisine.
Préhistoire : les femmes en cuisine à la force des bras pour moudre le grain
De nombreux paléoanthropologues (majoritairement masculins) ayant constaté la répartition sexuelle du travail chez les derniers peuples de chasseurs-cueilleurs, ils en ont conclu qu’il en était de même chez les humains de la préhistoire, puisque ces chasseurs-cueilleurs actuels n’auraient jamais évolué au cours des temps et seraient donc les derniers représentants des humains préhistoriques !
Dans ce cas, les hommes préhistoriques auraient été des vaillants chasseurs rapportant, au péril de leur vie, le gibier chassé. Ce sont encore les hommes qui auraient inventé le feu et découpé le gibier à l’aide de silex taillés (autre invention masculine), tandis que les femmes allaient, avec leurs enfants, cueillir les fruits ou déterrer les racines et les tubercules à l’aide d’un bâton à fouir pour, ensuite, cuisiner viande et légumes. Dans les régions côtières ou au bord des rivières, les hommes auraient pêché le poisson au harpon tandis que les femmes se seraient contentées d’une pêche plus tranquille à la main ou à la ligne, voire à l’épuisette.
Aux hommes virils les armes de chasse et de pêche, aux faibles femmes, bloquées par la maternité et les enfants, la cueillette tranquille. Ce cliché oublie simplement que dans les communautés actuelles de chasseurs-cueilleurs ou dans les villages traditionnels d’Afrique ou d’Asie, les “faibles” femmes portent, sur de longues distances, de lourdes charges sur la tête malgré un bébé dans le dos et même si elles sont enceintes. Ce cliché oublie également que les femmes assurent la survie de leur groupe social grâce à la cueillette des végétaux, garantie d’une alimentation régulière, la réussite de la chasse masculine étant plus aléatoire. La préhistorienne Marylène Patou-Mathis estime, dans son livre Mangeurs de viande, que “la perception d’une suprématie masculine dans ces sociétés résulte non d’une réalité mais d’idées reçues et de préjugés forgés au XIXᵉ siècle et perpétués jusque dans les années 1950 par certains anthropologues.”
Les spécialistes préhistoriens ont longtemps conclu que les squelettes les plus robustes étaient masculins, les squelettes féminins étant plus petits car les femmes étaient moins bien alimentées. En réalité, plusieurs études ont déterminé que les femmes du Paléolithique étaient très robustes, sans carences alimentaires. Cependant, une polémique est en cours sur la découverte de squelettes féminins prouvant qu’elles auraient lancé régulièrement des armes de jet, donc qu’elles auraient participé à la chasse : trop peu de squelettes féminins auraient été trouvés de source sûre pour en faire une généralité ! Une certitude cependant : le partage du travail, sans lien avec le sexe, n’est pas un fait de nature mais de culture !
Plusieurs groupes de chercheurs ont découvert qu’au Néolithique, des femmes avaient des bras plus développés que les sportives actuelles de haut niveau pratiquant l’aviron. Le surdéveloppement de l’humérus était encore plus important à l’âge du Bronze et du Fer. Ils en ont conclu que ces femmes soulevaient régulièrement des charges très lourdes ou avaient des gestes répétitifs, en lien avec les travaux agricoles (labourage, tannage des peaux) ou la cuisine (broyage des grains sur des meules de pierre). Le fait de broyer des grains en frottant une pierre sur une autre semble ressembler aux exercices de rame.
À partir du Néolithique, les constatations peuvent être variables selon les lieux et les époques. Par exemple, une étude des pratiques alimentaires en Auvergne, sur des squelettes humains, au Néolithique moyen (entre 6 000 et 3 000 ans avant J.-C.), ne permet pas de déterminer de différences alimentaires entre hommes et femmes. Tandis que d’autres études peuvent constater, en Europe centrale, des carences alimentaires et des caries chez des femmes pauvres, liées au fait qu’elles auraient consommé plus de féculents et de végétaux que de protéines. Les femmes ayant un niveau social plus élevé n’en présenteraient pas.
Selon Marylène Patou-Mathis, certains chercheurs estimeraient que l’alimentation des femmes, plus pauvre en protéines que celle des hommes, à partir du Néolithique, “aurait influencé sur la taille et la corpulence des hommes et des femmes”. La préhistorienne s’interroge, dans Mangeurs de viande, sur le rôle de la chasse dans la création d’une hiérarchie sociale : dans les sociétés traditionnelles, le chasseur a un statut social plus élevé que le cueilleur et l’agriculteur et “le rôle social des femmes est inversement proportionnel au gibier tué et à leur participation à cette activité”. Les femmes des sociétés inuits, qui dépendent majoritairement de la chasse pour leur alimentation, sont plus dépendantes des hommes que celles des Hadza de Tanzanie où l’alimentation végétale est prioritaire.
D’autres chercheurs se demandent si les femmes n’auraient pas inventé le feu et l’agriculture, alors qu’il était autrefois entendu que seuls les hommes avaient inventé le feu et les outils ! Effectivement, les femmes cueillant des céréales sauvages pouvaient facilement observer la repousse des céréales et chercher à les ressemer dans un endroit plus intéressant pour elles, alors que les chasseurs observaient probablement davantage le gibier.
Il est actuellement impossible d’avoir des renseignements précis sur la répartition des tâches en cuisine pendant la préhistoire. On sait seulement que les Néanderthaliens avaient déjà construit un four en terre cuite pour fumer la viande en Pologne il y a 120 000 ans et qu’ils étaient capables de conserver de la viande séchée ou fumée. Travail d’homme ou de femme ?
Antiquité : les femmes à la maison
La plupart des études sur l’alimentation dans l’Antiquité oublient de mentionner la place des femmes en cuisine, sous-entendant souvent que si les femmes cuisinent dans les classes populaires, ce sont généralement des hommes qui sont cuisiniers des élites. Il faut bien chercher pour découvrir une présence féminine en lien avec l’alimentation.
Par exemple, en Mésopotamie, vers – 1700, des tablettes en écriture cunéiforme, écrites par des femmes pour des femmes, sont en fait des listes de courses : “100 litres de semoule d’orge, 50 litres de dattes et 1 litre et demi d’huile…(1)” Il semble cependant que la femme au foyer, cuisinant pour son mari, avec l’aide éventuelle d’une servante, soit le modèle dominant, décrit par le Code d’Hammourabi qui dénonce la femme qui court les rues. Mais les métiers de bouche seraient principalement des métiers d’homme. Et le cuisinier chargé de préparer les banquets semble toujours être un homme.
Dans l’Épopée de Gilgamesh, un texte écrit à la même époque, le roi d’Uruk, Gilgamesh, envoie la courtisane Lajoyeuse pour “civiliser” le sauvage Enkidu qui vit dans le désert et qui va devenir son ami. La courtisane le séduit et lui apprend à se laver et s’habiller et surtout elle le conduit chez des bergers qui lui font manger du pain et boire de la bière, nourritures civilisées, en remplacement de l’herbe qu’il mangeait et de l’eau qu’il buvait à la manière des gazelles sauvages. C’est donc une femme citadine qui apprend à un homme sauvage à vivre à la manière des citadins.
En Grèce antique, la situation semble peu évoluer : dans la vie de tous les jours, les femmes sont en cuisine, parfois aidées par des esclaves. Si le boulanger qui fait le pain est un homme, la farine utilisée en cuisine est généralement moulue à la maison par une femme ou un esclave. Les femmes sont exclues de la vie publique mais les femmes du peuple peuvent vendre leur production agricole ou artisanale.
Les banquets sont réservés aux hommes, les rares femmes qui y participent sont souvent des courtisanes cultivées ou hétaïres. Et le symposium qui suit généralement les banquets est réservé exclusivement aux hommes : cérémonie du vin avec libations aux dieux, récitation de poèmes, musique, exercices de rhétorique, sont des occupations probablement trop sérieuses pour les femmes de ces messieurs qui, contrairement aux courtisanes, sont cloîtrées au gynécée.
Dans la Rome antique, la femme des milieux aisés est plus libre et plus éduquée. Mais si la cuisine de tous les jours est faite par les femmes et les esclaves, la cuisine des élites est le domaine réservé du cuisinier (coquus) et le service en salle est habituellement effectué par des esclaves.
Les banquets sont plus mixtes qu’en Grèce, pouvant parfois accueillir non seulement des courtisanes cultivées mais aussi les épouses des convives. Le banquet romain, synonyme d’orgie, décrit dans le Festin de Trimalcion, du Satyricon, roman satirique de Pétrone (repris en film par Fellini), ne décrit pas la réalité de la Rome frugale républicaine mais seulement une certaine décadence de l’Empire.
Les illustrations de l’époque montrent principalement des hommes dans certains métiers alimentaires comme cuisinier, boulanger ou boucher, mais des femmes sont régulièrement représentées vendant des fruits et légumes au marché ou dans les boutiques.
Au Moyen Âge, des chefs dans les cuisines des élites
À partir du Haut Moyen Âge, les femmes sont plus libres que dans l’Antiquité. Les illustrations montrent généralement des banquets mixtes. Dans certains banquets à caractère politique, hommes et femmes font table séparée ou, parfois, les femmes sont reléguées en bout de table avec les invités de moindre valeur sociale.
Dans la vie quotidienne, les femmes de milieux populaires font elles-mêmes la cuisine, mais dès que les familles ont une petite aisance (artisans ou commerçants des villes), les serviteurs (hommes et femmes) travaillent généralement en cuisine à la place des maîtres ou en collaboration avec eux. Les maisons des élites peuvent être dirigées par la femme du maître, pendant que le mari part faire du commerce ou la guerre.
Dans l’Occident chrétien, l’héritage culinaire gréco-romain, qui valorise les fruits et légumes, a en partie disparu, au profit de l’héritage culinaire des peuples germaniques (Goths, Francs, Germains) qui privilégient la viande, ingrédient principal du repas, y compris en Espagne et Italie. Cette hégémonie de la viande est tempérée par l’Église catholique qui impose environ 150 jours par an de “maigre” : repas sans viande ou la graisse habituelle (lard et saindoux) est remplacée par l’huile d’olive.
L’alimentation est un des éléments importants de distinction sociale : les riches et les puissants (noblesse, haut clergé ou grands bourgeois) ont un estomac plus délicat que le peuple et doivent avoir une alimentation adaptée à leur état. Par exemple, tout ce qui est près du ciel (volailles, fruits, légumes feuilles) convient aux riches et tout ce qui est proche de la terre (légumes racines, porc) est adapté au peuple, sans distinction entre hommes et femmes.
En revanche, la morale et la diététique conseillent aux veuves de s’abstenir de viande qui risque de les échauffer inutilement et déconseille aux pauvres de manger de la nourriture de riches sous peine de tomber malade.
L’alimentation des élites est aux mains des hommes : les ancêtres des “brigades” des grands restaurants existent déjà dans les palais et les riches maisons des élites politiques ou religieuses. Aucun nom de femme cuisinière de l’époque médiévale n’est arrivé jusqu’à nous alors qu’on connaît les noms et les livres de cuisine de cuisiniers célèbres d’Europe chrétienne entre le 14ᵉ et le 16ᵉ siècle, par exemple : Taillevent ou Maître Chiquart en France, Robert de Nola en Catalogne, Maestro Martino ou Bartolomeo Scappi en Italie.
Dans l’Orient musulman, dont la splendeur culinaire est antérieure à celle de l’Occident chrétien (10ᵉ au 13ᵉ siècle, contre 14ᵉ au 16ᵉ en Occident), les femmes semblent davantage en lien avec la cuisine des élites. Le nom d’une cuisinière d’al-Mahdî, demi-frère d’Haroun al-Rachîd, calife de Bagdad au 8ᵉ siècle a survécu : elle s’appelait Bid’a et elle était célèbre pour la qualité de sa cuisine et son maître (elle était esclave) avait demandé au chef de la cuisine d’obéir aux ordres de Bid’a pour la commande des ingrédients dont elle avait besoin en cuisine (2). Le fils d’Haroun al-Rachîd, le calife al-Ma’mûn, au début du 9ᵉ siècle, a été marié à Bûrân. Le nom de son épouse a survécu parce qu’il a été donné à un plat d’aubergine (le légume préféré des califes de Bagdad). De nombreux plats d’aubergine, dans les siècles suivants, appelés d’abord bûran puis bûraniyya, ont voyagé dans la cuisine arabe, puis en Perse (borani) et jusqu’en Andalousie (alboronia). Ce dernier nom, en espagnol, s’est transmis dans les communautés juives du Maghreb. En France, il faut attendre le 19ᵉ siècle pour que des noms de femme soient donnés à des plats (pêche Melba, crêpe Suzette).
Les riches bourgeois d’Europe ont tendance à se comporter comme la noblesse. Leur cuisine, héritière de la cuisine aristocratique, est débarrassée de l’apparat somptuaire des banquets. Par exemple, vers 1393, un riche magistrat parisien âgé a écrit pour sa très jeune femme Le Ménagier de Paris, un traité d’économie domestique qui se termine par un livre de cuisine. Ce bourgeois a fréquenté l’élite de la haute finance parisienne, du Parlement et du Châtelet (siège du prévôt de Paris). En début de son livre de cuisine, il explique à sa jeune femme le but poursuivi : lui permettre de diriger sa maison et “de donner des ordres à Maître Jean quant à la composition des dîners et des soupers et à la succession des services et des mets”. Le Ménagier de Paris est un livre précieux qui donne des menus de l’aristocratie et surtout de très nombreuses recettes. Les recettes de l’époque les plus coûteuses n’y figurent pas et de nombreux détails pratiques de préparation, inexistants dans les livres de cuisine de la noblesse, sont présents. Le Ménagier de Paris est donc un livre de cuisine bourgeoise : c’est la maîtresse de maison (maîtresse souveraine) qui donne les ordres, mais la réalisation pratique de la cuisine est encore aux mains des hommes.
La cuisine bourgeoise au 18ᵉ siècle : une cuisine de cuisinières
S’il y a des différences culinaires entre les cuisines du 16ᵉ et du 17ᵉ siècle, le sort des femmes en cuisine semble être voisin. Il est probable que de nombreuses cuisines bourgeoises soient tenues par des femmes depuis longtemps, mais il faut attendre le 18ᵉ siècle pour que les livres de cuisine nous apportent le témoignage de la présence des femmes en cuisine, et en particulier La Cuisinière bourgeoise, écrit par Menon en 1746.
On sait peu de choses de cet auteur, né vers 1700 et mort en 1771. Il a publié en 1746 La Cuisinière bourgeoise, livre de cuisine best-seller au 18ᵉ siècle, souvent réédité jusqu’au 19ᵉ siècle et même victime de contrefaçons.
Ce livre a pour ambition d’être un livre de cuisine bourgeoise pour bourgeois qui n’ont pas l’opulence nécessaire pour faire la cuisine des grands : “Ce n’est plus pour les nobles qu’il écrit, c’est pour les bourgeois”, dit la préface.
La Cuisinière bourgeoise démocratise la cuisine classique française en proposant des recettes accessibles au plus grand nombre et en annonçant clairement que ce sont des cuisinières et non des chefs qui sont aux fourneaux dans les maisons bourgeoises : “Les cuisinières qu’il instruit trouveront dans ces leçons une méthode aisée pour apprêter différemment toutes les diverses sortes de mets & pour donner aux plus communs une faveur qui ne sera pas commune.”
En cuisine, les femmes sont présentes dans les petites auberges rurales. Elles peuvent même les diriger : à Lyon, la première “mère lyonnaise” est la Mère Guy, qui ouvre son restaurant à La Mulatière en 1759.
Premiers livres de cuisine écrits par des femmes
Les premiers livres écrits par des femmes ne sont pas des livres de gastronomie réservés à une élite, mais des livres présentant des recettes de la cuisine bourgeoise ou populaire, simples à confectionner par une cuisinière. Ce qu’on appelle encore aujourd’hui “produits nobles”, sont en fait des aliments coûteux (variables selon les époques et les lieux) qui sont jugés dignes de figurer à la table des élites, alors que les autres aliments sont jugés plus populaires ou ordinaires. La cuisine bourgeoise (féminine), plus économe, emploie moins ces produits nobles que la cuisine aristocratique (masculine). On retrouve cette distinction sociale en cuisine encore aujourd’hui pour séparer la cuisine des grands restaurants et la cuisine plus simple des petits restaurants travaillant davantage les produits du terroir local.
Avant le 17ᵉ siècle, impossible de trouver des écrits féminins sur la cuisine. Le premier livre de cuisine écrit par une femme semble être coréen, celui de Lady Jang Gye-Hyang, Eumsik dimibang (Comprendre le goût des aliments), 1670. Cela semble être également le premier livre de cuisine coréen.
Publiée à Londres en 1727, la Compleat Housewife, ou Accomplish’d Gentlewoman’s Companion, écrit par Eliza Smith, semble être le premier livre de cuisine anglais écrit par une femme. Il contient la première recette de Ketchup (katchup). En 1747, Hannah Glasse publie The Art of Cookery made plain and easy, le livre de recette le plus vendu au 18ᵉ siècle en Grande Bretagne.
Pendant la Révolution française, Catherine Mérigot publie en France La Cuisinière républicaine, qui enseigne la manière simple d’accomoder les pommes de terre, avec quelques avis sur les soins nécessaires pour les conserver, en l’an II de la République (1794-1795), livre publié chez son mari, Jean Gabriel Mérigot.
Puis vient le livre d’Amelia Simmons, American Cookery, 1796, premier livre américain de cuisine et premier livre de cuisine écrit par une femme aux USA.
En Allemagne, Katharina Pratobevera, publie, nettement plus tard, Die Süddeutsche Küche (cuisine de l’Allemagne du Sud), 1858, éditions de Leykam.
En France, après la Révolution française, paraissent un certain nombre de livres de cuisine écrits théoriquement par des femmes ou avec un pseudo féminin. À la suite de La Cuisinière bourgeoise de Menon, ces livres présentent des recettes simples à réaliser dans les cuisines bourgeoises. Ces recettes, comme celles de Menon, sont en fait héritières de la cuisine aristocratique du 18ᵉ siècle. Mais elles présentent déjà la cuisine bourgeoise de la fin du 19ᵉ siècle et du début du 20ᵉ siècle, que nous connaissons encore et que la plupart d’entre nous présentent comme l’éternel de la cuisine française et la cuisine de nos grands-mères ou arrières-grands-mères.
Citons par exemple La Petite Cuisinière habile, ou l’art d’apprêter les... par Madame Françoise, édité en 1821 et en fait écrit par Louise-Augustine Friedel (1758-1818), une Polonaise veuve d’un confiseur, devenue libraire et éditrice.
Après la Première Guerre mondiale, les livres de cuisine écrits par des femmes se multiplient. En français, citons deux classiques qui ont été maintes fois réédités : La Véritable Cuisine de famille par Tante Marie, publié en 1925 et Un nouveau livre de cuisine de Blanche Caramel, publié en 1927. Sont-elles cuisinières de profession ou simples ménagères, ou même se contentent-elles de compiler les recettes d'autrui ? Comme au 19ᵉ siècle, ces livres sont publiés sous un pseudo ou un simple prénom. En revanche, les livres masculins les plus connus sont publiés par de grands chefs dont on connaît l'histoire : Antonin Carême (1784-1833), Jules Gouffé (1807-1877), Auguste Escoffier (1846-1935).
Entre gastronomie et galanterie : les restaurants gastronomiques au 19ᵉ siècle
Les premiers cafés, nés à Paris au 17ᵉ siècle, sont un monde interdit aux femmes honnêtes, qui ont seulement le droit de boire en terrasse aux 18ᵉ et 19ᵉ siècles. Seuls les salons de thé leur sont autorisés. Les femmes convenables ont pris l’habitude de manger glaces et pâtisseries dans leur voiture à cheval garée devant le café.
Les premiers restaurants sont antérieurs à la Révolution française, mais les restaurants gastronomiques se développent surtout à partir de la Révolution. Les aristocrates partis en exil ou décapités laissent leur personnel de cuisine au chômage et les chefs des cuisines aristocratiques se reconvertissent en créant des restaurants. D’une centaine avant la Révolution, les restaurants sont environ 3 000 sous la Restauration (après 1830).
Les élites prennent l’habitude d’aller dans les restaurants, mais c’est surtout un monde d’hommes. Occasionnellement, les maris peuvent y inviter leur femme. De nombreux restaurants possèdent des cabinets particuliers permettant d’accueillir des convives en toute discrétion. Ils peuvent recevoir des couples légitimes ou des maris volages et leur maîtresse. Certains sont réputés pour leurs “parties fines”. Il existe même un Guide des Plaisirs de Paris, écrit par Alfred Delvau et publié en 1867, qui propose une liste de restaurants, avec des appréciations, à la manière des futurs Guides Michelin. Exemple : “Restaurant Ledoyen, Carré des Champs-Élysées. La société est élégante et choisie ; les femmes appétissantes dans leurs robes de printemps ou d’été… La cuisine est parfaite (Spécialités de saumon, sauce verte), et les vins sont dignes de la cuisine. Ne pas manquer d’y déjeuner avec le Tout-Paris des Arts et des Lettres, le jour du vernissage du Salon de peinture.”
Un mari prévenant emmènera donc sa femme, par exemple au Véfour et sa maîtresse chez Maxim’s. Mais les femmes de l’élite préféreront dîner chez elles et les hommes utiliseront le restaurant pour afficher leurs conquêtes (femmes entretenues ou courtisanes).
La littérature de Balzac à Proust en passant par l’opéra-bouffe d’Offenbach, La Vie parisienne, décrit bien cette situation de la “gastronomie galante” où gastronomie et galanterie font bon ménage, surtout au moment du souper. Certaines prostituées, appelées “soupeuses” transformaient des cabinets particuliers en lieu de travail, avec la complicité du restaurant de luxe devenu maison de passe ! Le Guide des plaisirs de Paris prévient d’ailleurs ses lecteurs de se méfier des arnaques des “soupeuses” dans les restaurants.
Le lien entre gastronomie et sexualité est connu depuis longtemps. Des aliments comme les huîtres ou le gingembre sont réputés aphrodisiaques et, jusqu'à une date récente, il était recommandé à une jeune fille d'être bonne cuisinière pour savoir garder son mari à la maison. Par exemple, en 1930, un livre de cuisine dit encore : “Je ne sais pas si les physiologistes placent le cœur à côté de l'estomac, mais il paraît d'après eux, que la fidélité masculine est intimement liée à la bonne et savoureuse cuisine (3).”
Le développement du tourisme culinaire et la fréquentation accrue des restaurants par les femmes respectables marquent la fin de cette “prostitution gastronomique”, selon l’étude de Lola Gonzalez-Quijano (4).
En cuisine, une distinction très nette est faite entre le bistrot ou le petit restaurant où l’on peut manger pour pas cher, et où les femmes peuvent travailler, et le restaurant gastronomique, symbole de la grande gastronomie française. Ce dernier est le domaine des hommes : les chefs sont systématiquement des hommes, les premiers écrivains ou critiques gastronomiques sont des hommes et les convives sont majoritairement des hommes.
Les hommes de la bonne société aiment se retrouver ensemble dans les cercles, les restaurants et les cafés, à la manière du symposium grec. Cette mode se développe sous le Second Empire et la IIIe République. Ces réunions masculines ritualisées, décrites dans Le Journal des Goncourt, ont souvent la forme d’un repas mensuel dans un restaurant, où se retrouvent des personnalités du monde des Arts et des Lettres ou des milieux économiques et politiques. On y était généralement coopté.
À partir du 20ᵉ siècle
Grâce au développement du train puis de la voiture, le tourisme automobile se développe à la fin du 19ᵉ siècle et les restaurants se multiplient en France dans les villes étapes du train ou de la voiture (par exemple le long de la nationale 7). De petits restaurants proposant de la cuisine de terroir de qualité peuvent être dirigés par des femmes. À Lyon et dans la région Rhône-Alpes, des “mères” comme Eugénie Brazier (la mère Brazier, 1895-1977), Marie Bourgeois (la mère Bourgeois, dans l’Ain), Marguerite Bise (auberge du père Bise à Talloires en Haute Savoie, 1898-1965) sont enfin reconnues comme les égales des grands chefs, en obtenant trois étoiles au guide Michelin, entre 1933 et 1951. Il faudra quand même attendre 2007 pour qu’une autre femme, Anne-Sophie Pic, à Valence, obtienne elle aussi trois étoiles.
En 2019, il y avait 633 restaurants étoilés au guide Michelin et seulement 24 d’entre eux étaient dirigés par des femmes. Les femmes sont pourtant de plus en plus aux fourneaux, même si elles sont moins médiatisées ou moins primées. Des femmes, de plus en plus nombreuses, écrivent également des livres de cuisine, sont journalistes culinaires ou critiques gastronomiques.
En 2019, deux femmes journalistes et auteures culinaires, Estérelle Payany et Vérane Frédiani, ont recensé les 500 femmes qui font la différence dans les cuisines en France dans un guide qui met en valeur la diversité culinaire féminine.
Des femmes sont désormais non seulement cheffes dans des restaurants renommés ou de petites auberges de terroir, mais aussi viticultrices ou œnologues dans un domaine jusqu’ici très masculin, maraîchères, éleveuses. Elles ne sont plus invisibles dans le monde de la cuisine ou de l’agriculture. Et elles sont capables de parler de gastronomie aussi bien que les hommes, ce qui aurait vraiment étonné Grimod de la Reynière (1758-1837) ou Brillat-Savarin (1755-1826) qui ont théorisé la gastronomie française au masculin.
Depuis que les femmes en cuisine sont plus visibles, certains ont osé parler de “cuisine féminine” ou de “touche féminine” en cuisine, sans pour autant définir ce que serait une “cuisine masculine”. Cela fait l’objet d’articles comme celui traitant de l’émission Top Chef (5). Aux femmes la cuisine végétarienne ou l’ajout de fleurs ou d’herbes aromatiques dans les plats alors que les hommes cuiraient mieux les viandes ? Ces clichés sexistes sur l’alimentation féminine ou masculine (les yaourts et la cuisine minceur pour les femmes, le gras, la charcuterie et la viande saignante pour les hommes) ont été démontés maintes fois ces dernières années.
Une certitude : malgré une féminisation accrue des métiers de la cuisine, l’atmosphère de trop de cuisines professionnelles est encore très virile et sexiste. Beaucoup trop de chefs reproduisent encore le modèle ancien d’un métier physiquement très pénible autrefois, au management militaire (les fameuses brigades) à base de cris et de vexations. Depuis la réouverture des restaurants fermés pendant les confinements, on constate la difficulté des restaurateurs à recruter du personnel. Le management très patriarcal, les horaires décalés et les faibles salaires rebutent de plus en plus de salariés masculins comme féminins. À défaut de l’existence d’une “cuisine féminine”, un management de la profession moins hiérarchisé et plus collaboratif, réputé plus féminin, serait-il une des solutions au problème ?
Pour en savoir plus :
Préhistoire
Marylène Patou-Mathis, Mangeurs de viande. De la préhistoire à nos jours, Perrin, 2009
Marylène Patou-Mathis, L’Homme préhistorique est aussi une femme. Une histoire de l’invisibilité des femmes. Allary Éditions, 2020
Moyen Âge
Pour découvrir la cuisine médiévale d’Europe/Méditerranée : www.oldcook.com
Période contemporaine
Vérane Frédiani, Estérelle Payany, Cheffes. 500 femmes qui font la différence dans les cuisines de France, Nouriturfu, 2019
(1) Lettre de dame Huzalatum pour sa sœur Bêltâni, citée par Jean Bottéro dans La Plus Vieille cuisine du monde, Audibert, 2002.
(2) Anecdote reprise dans le livre d'al-Warrâq, Kitâb al Tabîkh, écrit au 10ᵉ siècle. Traduction : Nawal Nasrallah, Annals of the caliph's kitchens, Brill, 2007, chapitre 49, p. 250.
(3) Tante Lise, 147 manières d'accommoder les pâtes alimentaires, Éd. Rozez, 1930.
(4) “La chère et la chair : gastronomie et prostitution dans les grands restaurants des boulevards au XIXᵉ siècle”, https://journals.openedition.org/gss/2925
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