LE BEC MAGAZINE

Le corps, le désespoir et la lutte

15.06.2021

Découvrez un chapitre du roman de Futhi Ntshingila

Enrage contre la mort de la lumière

 

enrage

 

Enrage contre la mort de la lumière, Futhi Ntshingila, Belleville Éditions, 2021. Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Estelle Flory

 

“À ce moment-là, elle n’était plus forte physiquement. Même un souffle de vent aurait pu la renverser. Mais sa volonté était dure comme l’acier. Sa force intérieure pouvait changer un lion en paisible chat ronronnant.”



C’est un roman où le corps est omniprésent. Le corps affamé qui traduit le désespoir, le corps combattant, le corps qui se transforme et se rebelle, le corps objet de désir et de danger, le corps qui chante. On est en Afrique du Sud, dans un bidonville près de Mkhumbane. Mvelo, 14 ans, vit seule avec sa mère, Zola, “malade en trois lettres” et dont la santé décline de jour en jour. Les malheurs s’enchaînent, la jeune fille est violée par le pasteur duquel elle tombe enceinte, sa mère succombe au VIH, les aides sociales disparaissent. Mais Mvelo doit survivre. Alors elle va se battre.

Cette fille-femme au corps encore enfant, et pourtant déjà mère, dégage une telle puissance qu’on dévore ce roman rien que pour elle. 

 

Récemment publié par Belleville Éditions, une maison d’édition confidentielle dont les livres sont tous finement choisis et engagés, Enrage contre la mort de la lumière traduit toutes les atmosphères – au point de sentir physiquement notre présence sur les routes africaines –, mais aussi la volonté féroce de Mvelo de survivre, sa maturité et sa curiosité insatiable.

 

Découvrez ici un extrait du chapitre 3 et le chapitre 4 dans son intégralité. Dans l’extrait que vous allez lire, Zola vient de mourir et a fait promettre à sa fille une chose : “de ne pas les laisser me mettre dans une boîte. Quoi qu’il arrive, enveloppe-moi dans une couverture et envoie-moi à Dieu, mais s’il te plaît, ne les laisse pas me mettre dans une boîte”.

Après l’oraison funèbre, Mvelo part en mission. 

 

***

 

Chapitre 3 (extrait)

Mvelo trouva la personne idéale pour l’aider dans sa mission, libérer Zola du cercueil. Elle se tourna vers Cleanman Ndlovu, un Zimbabwéen à dreadlocks qui s’était construit un foyer parmi eux, dans les taudis. Il avait été professeur au Zimbabwe. Contrairement à la plupart des réfugiés, il était arrivé en Afrique du Sud au début des années quatre-vingt-dix, tentant de fuir devant sa douleur, mais il n’avait trouvé dans les villes que de l’hostilité ; jusqu’à ce que son errance le conduise aux taudis, où il était possible de se perdre au milieu de tous ceux qui luttaient pour leur survie. Ici, à l’inverse d’autres lieux, personne ne harcelait qui que ce soit à cause de ses origines.

En plus, avec un nom comme Ndlovu et le ndebele pour langue maternelle, il se fondait dans la masse. En fait, il s’intégrait plus facilement que les Xhosas et les Basothos venus à Durban en quête d’une vie meilleure. C’était son prénom, Cleanman, qui lui valait des moqueries. Il avait pris l’habitude d’aider Mvelo avec ses devoirs, avant qu’elle n’arrête l’école. 

Il gardait en lui des horreurs de guerre et des secrets enfouis. Mvelo lui parla de la requête de Zola et de la promesse qu’elle avait faite à sa mère. “Mais mon enfant, c’est illégal. Les lois de la municipalité n’autoriseraient jamais une chose pareille.”

“Et alors, Cleanman ?” Mvelo était exaspérée. “Et alors ? Qu’importe ce que les lois ont à dire ! Regarde où on vit, nous n’avons rien. Nous sommes des milliers à nous partager six sanitaires. S’il te plaît, pleura-t-elle, tu dois m’aider.”

Il ne supportait pas les larmes. Il s’en alla sans lui donner de réponse, mais elle savait qu’il l’aiderait. Il comprendrait que ce n’est pas naturel pour un corps d’être confiné dans une boîte. […]

 



Chapitre 4

Mvelo ne savait pas jusqu’ici que les cimetières étaient plus fréquentés au cœur de la nuit. Lorsque Cleanman et elle s’en allèrent libérer Zola de son cercueil, la police était occupée à poursuivre et arrêter des pilleurs de tombes qui déterraient les cercueils de luxe pour les revendre aux endeuillés. Les coups de feu claquèrent à ses oreilles. Elle était terrifiée, elle étouffait sous l’aisselle transpirante de Cleanman qui s’était posé en bouclier. Elle avait obstinément refusé de rester à la maison et de le laisser faire seul. Elle s’était dandinée jusqu’ici avec son ventre de femme enceinte. À présent, Cleanman l’écrasait, s’efforçant de la protéger des coups de feu. Elle ne pouvait ni respirer ni bouger. 

Puis, soudain, il se fit un silence de cimetière, un silence de mort. 

Mais le silence ne lui apporta aucun soulagement. À la place, un sentiment de catastrophe imminente l’envahit. Elle essaya en se tortillant de dégager son nez de l’aisselle de Cleanman. Son corps s’était fait plus lourd sur elle. Il ronfla doucement contre son oreille, un son paisible et rassurant dans des circonstances ordinaires, mais en cet instant, dans les entrailles de la nuit, au cœur d’un cimetière, son ronflement disait à Mvelo qu’elle était vraiment toute seule. 

Ses ronflements déclenchèrent une crise d’hystérie et elle fut prise d’un fou rire incontrôlable. Les tremblements de son corps le secouèrent et il se réveilla en sursaut, comme un garde surpris à faire la sieste. Elle le repoussa. “Je crois qu’ils sont partis.” Il avait bu de la vodka pour se fortifier les nerfs en vue de la tâche à accomplir, mais ça l’avait rendu plus somnolent que brave.

Elle avait tort. Les pilleurs de tombes étaient partis, mais les policiers patrouillaient encore. Ils les repérèrent tous les deux au moment où Cleanman recommençait à creuser la tombe de Zola. 

Hheyi, il y en a d’autres. Regarde par là-bas !” Un policier appela du renfort.

Cleanman savait qu’il était trop tard pour s’enfuir ou tenter quoi que ce soit ; il lâcha la pelle et leva les mains pour se rendre. La vodka s’assécha et se retira de son corps, et il fut sobre instantanément. Il était vraiment dans la merde. Il était clandestin. Mvelo se sentait impuissante et ravagée de culpabilité. C’était elle qui l’avait mis dans ce pétrin. Elle pria avec ferveur pour qu’ils ne remarquent pas qu’il n’était pas sud-africain. “C’est ma faute”, dit-elle aux policiers, choqués de trouver une jeune fille enceinte dans un cimetière à cette heure infernale. 

Elle leur raconta toute l’histoire de la requête de Zola. Cleanman, étant Ndebele et avec le nom de Ndlovu, parlait le zulu que l’on considère correct, similaire aux dialectes des régions du nord de KwaZulu-Natal. Il demanda aux policiers : “Quel genre d’homme je serais si j’étais incapable d’aider une jeune fille désespérée comme Mvelo ?” Sa démonstration de respect à l’égard des officiers les flatta et ils s’adoucirent aussitôt. Il réussit même à les convaincre que dans la véritable culture africaine, “on ne devrait pas, en fait, être enterrés dans des cercueils.” Il se laissa emporter quand il les vit hocher la tête, et poursuivit en expliquant que cette affaire de cercueils était une extension du capitalisme, une combine pour le profit. 

“À l’instant même, mes frères, vous étiez engagés dans une fusillade avec les propriétaires de ces pompes funèbres qui se font des fortunes en vendant des cercueils, et puis reviennent les déterrer et les revendent ensuite.”

Il y eut des murmures d’approbation parmi les policiers.

Il se trouvait que deux des trois policiers portaient le même nom de famille que Cleanman. En entendant ça, Cleanman entonna un traditionnel chant de louanges des Ndlovus, récitant tous les izithakazelo, les noms de louanges des Ndlovus – Oboya benyathi, oGtsheni – faisant forte impression sur les hommes. Bien entendu, il leur donna son vrai nom ndebele, Nkosana Ndlovu, au lieu de son surnom Cleanman, sans quoi ils auraient deviné rapidement qu’il venait du Zimbabwe. S’ils remarquèrent quelque chose dans son accent, ils durent le mettre sur le compte d’une région rurale de KwaZulu.

Cleanman tira la flasque de vodka qu’il avait dans la poche. Il en but une lampée et partagea avec les policiers. Mvelo savait qu’il les avait conquis, mais elle trouva qu’il allait un peu loin quand il leur demanda de l’aider à accomplir les dernières volontés de Zola en l’assistant pour la fin du boulot. Elle fut stupéfaite lorsque l’un d’entre eux alla voir le garde dans sa cabane et en revint avec trois pelles. En à peine plus d’une heure, le boulot fut terminé.

L’humble cercueil dans lequel Zola avait été enterrée était à présent découvert. Tout était silencieux. Cleanman regarda Mvelo et dit : 

“Enfant, tu devrais t’éloigner. Je ne veux pas que tu voies ça. Fais-moi confiance : j’envelopperai ta mère dans cette couverture et je la remettrai à Dieu, apaisée.” 

Mvelo fut soulagée, car elle ne voulait pas voir. 

La lune était sortie et les étoiles brillaient. Elle était en paix, elle sentait que ce qui venait de se passer avait eu lieu grâce à l’aide de Zola. Quand tout fut terminé, Cleanman la rappela.

“Vous ne nous avez jamais vus, nous ne vous avons jamais vus. Ce qui vient de se passer ici ne s’est jamais passé”, déclara l’officier qui n’était pas Ndlovu, en regardant Mvelo d’un air sévère. 

“Qu’est-ce qui s’est passé ?” demanda Cleanman. Les deux autres éclatèrent de rire. Puis ils lui serrèrent la main et repartirent en voiture.

Mvelo et Cleanman s’assirent près du talus de la tombe de Zola, où elle reposait maintenant enveloppée dans une couverture, et firent une dernière prière. 

À l’aube, ils rentrèrent à la maison, chacun plongé dans ses pensées. Le bébé mettait des coups de pied dans son ventre, lui rappelant la bataille qu’il restait à mener. Peut-être à cause de toute l’excitation de cette nuit passée à déterrer sa mère, la nuit suivante elle fut tenaillée par des douleurs qui la firent arpenter les quatre coins de sa cahute solitaire jusqu’à l’aube. 

Lorsque Cleanman passa la voir au matin, il n’eut pas besoin de demander, il pouvait voir ses larmes. Il courut chercher sa brouette, la tassa dedans comme un paquet et se dirigea vers le rang de taxis, mais c’est un van de police patrouillant à proximité qui l’emmena finalement à l’hôpital King Edward. Les sirènes hurlèrent tout le long du chemin, des taudis jusqu’à François Road. Si vous voulez voir un homme adulte terrifié, montrez-lui une femme enceinte prête à accoucher avec personne d’autre que lui pour l’aider à mettre l’enfant au monde. Cleanman en avait perdu la parole et tremblait de tout son corps. Le policier qui conduisait le van appuyait de tout son poids sur l’accélérateur. Le véhicule dépassait à toute vitesse les kfeux rouges. 

Le bébé était la dernière chose que voulait Mvelo, mais il arrivait et fit sentir sa présence. Après des cris stridents de douleurs émis par Mvelo, Sabekile sortit en hurlant elle aussi. Mvelo sut dès lors qu’elle avait hérité de ses poumons. L’infirmière attrapa les petites jambes agitées et, d’une main, secoua doucement le petit corps la tête en bas pendant un moment, avant de glisser un doigt boudiné dans la bouche de Sabekile pour en retirer quelque chose. 

Mvelo observa le cordon ombilical serpentin qui la connectait au bébé. Les souvenirs affreux de ce jour dans la tente lui revinrent. Elle essaya de ne pas regarder le nourrisson, bouillonnant de vie, couvert d’une matière blanche gluante et du sang de Mvelo. L’infirmière coupa le cordon et enveloppa le nouveau-né dans une couverture. Mvelo s’assoupit, épuisée, soulagée que le bébé soit enfin sorti. 

Elle se réveilla en panique, ne sachant pas quoi faire de cet enfant, car elle était déterminée à ne pas lui faire subir la vie dans les taudis. Puis, elle se souvint de son rêve, le soir où sa mère était morte, et elle se calma. Tout finirait par s’arranger.

Le jour où on lui demanda de quitter l’hôpital avec son bébé, elle se rendit à Manor Gardens, jusqu’à la maison qui n’avait pas de mur, et elle posa Sabekile là, devant la porte d’entrée. Ici au moins, elle savait que Sabekile aurait une chance de se battre.

Elle avait choisi cette maison parce que lorsqu’elle y venait chercher des restes, les propriétaires ne la chassaient jamais. C’était la seule maison qu’elle connaissait à Manor Gardens à n’avoir pas de haut mur. Elle était vulnérable, et pourtant protégée, car les tsotsis* pensaient que quelque chose de plus dangereux mais d’invisible montait la garde, donc ils ne tentaient rien. 

“Voilà, Dieu, dit-elle en le défiant férocement tandis qu’elle s’éloignait. Si tu es quelque part, voici un bébé qui a besoin d’un foyer où elle pourra grandir sans avoir faim et où elle sera aimée. Si tu ne peux pas lui fournir ça, alors laisse-la mourir. Si tu m’accordes juste ça, je ne te demanderai plus jamais rien.” 

Puis elle fit le vœu que le bébé survive et soit trouvé par de bonnes gens.

Elle l’avait nommé Sabekile, qui signifie “effrayant”, parce qu’elle avait connu l’effroi le jour où un homme de Dieu avait plongé dans son corps épouvanté. C’était comme si une main glacée lui enserrait le cœur. Ça l’avait laissée frissonnante ; un frisson qui s’était mué en colère. Ça l’avait rendue téméraire. Mais quelqu’un qui n’a plus rien à perdre peut lutter au corps à corps avec Dieu, et même peut-être gagner.

 

* En argot sud-africain, “voyou, délinquant”.

 

 

 

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