Naissances
par SQUEEN
Toute seule, je suis toute seule… Il est parti . Pas de grand discours.
Rien.
Il est parti. Simplement.
Fermé la porte.
On ne m’a pas appris à vivre seule, à être isolée parmi les autres.
***
Je ne resterai pas seule longtemps, je vais donner la vie, me diviser.
Nous serons deux et je serai responsable, on ne m’a pas appris à être responsable.
Responsable.
On ne m’a pas appris beaucoup de choses. A me taire. A être transparente. Invisible. Oui. Me taire. Ne pas poser de questions ! Surtout.
Peur. Me terrer. M’enterrer. Terreur. Jolis mots. Juste des mots.
***
Que faire de moi ? De nous ? Que faire de ce corps qui gonfle, qui enfle ? Je me cogne partout. Je ne connais plus mes limites, suis-je encore limitée, délimitée ? Cernée ?
A un moment ça va s’arrêter, c’est sûr. Je retrouverai mes frontières, mon périmètre, mes pieds.
***
J’ai reçu un chèque ce matin, je l’ai regardé longtemps. Tourné et retourné ce morceau de papier. Les spermatozoïdes se sont changés en argent. Pas en amour. Tant pis. Je pleure. Pas trop. Au moins, il n’y aura plus d’attente. Ça simplifie les choses.
Je vais devoir faire ça toute seule.
Pareil. Une nouvelle vie, j’aurais fait ça de la mienne. Ce sera bien.
***
Abandonner. Non. Je n’aime pas l’abandon. Je n’aime pas ce mot. Je le connais trop. Je ne souhaite ça à personne. Jamais.
***
Je vais devoir grandir très vite. Ne plus être une victime. J’accepte. Devenir cette fille invincible dont je rêve. Cette fille qui n’a peur de rien et qui m’accompagne depuis longtemps. Depuis cette nuit dans le placard, sous l’escalier. Il y a longtemps. Noir. Terreur.
Survivre. Toujours. Ce n’est pas triste.
J’aurais pu avoir moins de chance…
***
Je ne peux pas payer le loyer. Pas de travail. Pas de salaire. Et je ne veux pas savoir s’il y aura d'autres chèque.
***
Non.
Pas d’attente.
Un sac à dos, les affaires que je peux porter. Je ne quitte pas grand-chose. Personne. Enfin si, je quitte la ville. La ville qui m’a donné un sentiment d’appartenance au monde des Hommes. Une certaine réalité. La ville m’a rendue moins vacillante. Moins falote. Miroir factice. Reflet fugace.
***
J’ai essayé. Mais dans la rue, la ville est trop dangereuse. Je le sais. Ne pas rester. Jamais. Bouger. Ce sera moins difficile à la campagne. Là-bas. Je connais beaucoup mieux. Tout. Les familles d’accueil sont plus nombreuses à la campagne.
***
Je fugue. Encore. Il n’y aura pas de retour cette fois-ci. Sûr.
***
Entravée et libérée. Je ne quitte pas, je vais. C’est moi qui le décide. Enfin. Aujourd’hui, je fais ce que je veux de mon corps. De mon moi. Enfin. Même s’il contient une parcelle d’un autre. Surtout. J’en prendrai soin, c’est trop précieux.
***
Il fait beau, je ne m’en étais pas rendue compte, terrée dans ma chambre, mais c’est le printemps. Il y a du monde dehors. Beaucoup. J’ai pris le train, direction le Sud. Mon Sud.
Le plus loin possible. Rester en France. Mais loin. Dans ses confins. Là, où la réalité des Hommes arrive adoucie. Amortie. Filtrée. Inoffensive. Presque.
***
Arriver à la gare. Je connais. J’ai l’impression d’avoir deux sacs à dos : un devant et un derrière. Je ne me déplace pas très facilement. Au loin les montagnes. Splendides. L’air est plus léger. Respirer. Respirer. Je sais où je vais.
Un bus. Et puis. Pas de stop. Marcher. Retrouver le rythme. J’ai le temps. Un peu. Petite pluie. Je me sens accueillie. Affectueusement. Sereinement.
***
Ce matin en marchant, j’ai commencé à te parler. De tout, de rien. Je sais que tu m’entends. Moi, je t’entends : tu ris, tu gigotes, tu es heureux. Déjà. Je te décris ce que je vois, ce que je sens. On est au mois de juin et tout explose ici, tout se dépêche de pousser, de grandir, de fleurir. Attirer les abeilles, les bourdons, les oiseaux. Papillons. Ça sent bon tout autour de nous. Le serpolet que nous écrasons. La menthe aussi.
Quel vacarme d’odeurs, de couleurs, de bourdonnements, de bruissements, de chants, de lumières. De vies pressées. Vite. Il faut aller vite.
Se reproduire à tout prix. Urgence… Je suis au bon endroit.
Calme.
***
J’ai retrouvé le chemin. Facilement. Gentiment. Les gentianes bleues sont en fleur. Les églantiers aussi. Je me sens bien ici, je pense avoir trouvé l’endroit qu’il nous faut pour ta venue au monde. Cet endroit resté gravé dans mon cerveau. Refuge.
***
Je nous ai installés dans une grange à moitié aménagée, à moitié abandonnée. Accueillante. Je ne connais pas son histoire. Triste ? Peut-être. Tout est figé, attendant la vie. Nos vies.
***
Comme dans mon souvenir, il y a l'essentiel : un lit, une cuisinière, un poêle, quelques outils… Des livres aussi. Devant la porte de l’eau, indispensable et claire. Le jour, de loin, on entend les sifflements des marmottes qui se confondent presque avec ceux, à peine plus stridents, des rapaces. Les grillons aussi, les ruisseaux. Les brebis. Les vaches. Quelques cloches au loin et, rarement les appels d’un berger. La nuit les hiboux, les chouettes et leurs cris de bébé. Les grenouilles.
***
Crapauds accoucheurs ?
***
La nuit. Quelques grattements autour de la grange. Et puis le silence. Énorme. Apaisant et effrayant.
***
J’ai trouvé du cresson. Près de la source. Là-haut. Plus bas, il y a des pruniers. Sauvages. Orties contre la grange. Oseille. Sureau. Rien ne manque. Presque.
***
Tu bouges beaucoup maintenant. Te porter devient fatigant. Mes allées et venues pour nous apporter de quoi vivre sont de plus en plus difficiles.
Je pense avoir ramené tout ce qu’il nous faut. Planter. Semer. Vite. Presque trop tard. Salades, radis, carottes.
J’ai un peu moins peur. Je t'attends.
***
Du village en bas, n’arrive rien ni personne. J’ai réussi à n’être qu’un fantôme quand je suis descendue encore et encore pour nous approvisionner. Facile.
C’était agréable de divaguer, dévaler, glisser le long des cours d’eau jaillissants, d’écouter les oiseaux, de croiser des vaches ou des brebis. De tout te raconter, toujours. D’éviter les ronces, les routes, de se cacher, d’attendre.
Comme ça sent bon. Odeurs de terre qui se réchauffe, odeurs d’humus dans les sous-bois, odeurs musquées parfois, ou capiteuses. Reine des prés. Chemin creux, vestige, ombre. Les arbres autour. La remontée était plus difficile, je devais m’arrêter de plus en plus souvent. Reprendre mon souffle. Contourner les joncs. Linaigrettes chevelues. Barbelés. Reprendre mon souffle, appuyée lourdement à un frêne ou à un hêtre couvert de lichen.
Poser le sac. Lourd. Lourd.
***
Mon corps perd et retrouve ses repères, tout à la fois. Naturellement. Facilement. Aujourd’hui, je me suis blessée. Tombée sur le genou. Durement. J’ai saigné. Rien de grave. Écorchée. J’aime cette douleur. Tellement physique. Je ne suis qu'un corps qui a mal. Reposant. Il pleut ce matin. Je reste longtemps le visage tourné vers le ciel. Sensation profonde d’infini. Faire partie du monde. Immense. Immense.
***
J’ai amélioré la grange, un lit clos pour nous. Garde-manger. J’ai passé beaucoup de temps à boucher les interstices autour de la porte, de la fenêtre, avec du papier, de la terre. Patience. Je nous prépare à l’hiver. Il est rude ici. Le petit potager nous fournit quelques choux, courges, carottes. Conserver une partie pour l’hiver. Des pommes de terre aussi, si j’arrive à les sortir. Ça devient très difficile de me baisser. Aurons-nous de l’eau en hiver? Il va falloir que j’en rentre. Beaucoup. Le pommier aussi a donné quelques beaux fruits.
***
J’ai piégé un lièvre. Le tuer a été difficile. Dépecé, mangé. Pas trop aimé. Non. Trop difficile.
***
Je passe beaucoup de temps, assise au soleil. La montagne devant. Derrière. Nous sommes protégés. Regarder les vautours fauves planer. Un livre. Apaisée. Les pieds dans la terre. Le village tout en bas. T’attendre, t'attendre.
***
J’ai fait un rêve la nuit dernière. Je ne m’en rappelle pas les détails. Il m’a laissé une sensation de plénitude. De joie. J'essaie de la conserver. Encore. Encore. Longtemps. La garder.
***
J’ai ri aujourd’hui.
***
L’été est passé simplement, joliment nous n’avons manqué de rien. Quelques myrtilles, framboises. J’ai changé physiquement. Dans la tête aussi. Je me suis renforcée.
***
Ici, pas de doute.
***
Mes muscles se sont formés, utiles. Puissance. Je ressemble presque à la fille qui m’accompagne depuis si longtemps. Celle qui me tient debout. Forte. Tellement. Elle est déjà un peu ailleurs. Doucement, je la deviens.
***
J’ai dû apprendre vite. Animalité, apprivoiser mes instincts, ces choses qui viennent du début du monde. Me permettre de les ressentir, ces choses, les laisser venir. Affleurer.
***
J’avais tout ça en moi. Tout au fond de moi. Mémoire commune. Ancestrale. Ça fait mal. Pas de retour en arrière. Souffrances. Je suis prête. Enfin. Les pieds sur terre. Bien à plat.
***
J’ai accouché accroupie en me tenant aux portes du lit clos. Ça a été long et douloureux. Crier. Hurler. Hurler. Encore. Longtemps. Je savais que j’y arriverais. Je n’ai pas eu peur. J’ai coupé le cordon avec des ciseaux. Ne pas douter. Tu étais là. Je t’ai serré. Longtemps. Longtemps.
Puis. Je t’ai lavé.
Lentement.
Doucement. Doucement.
Et puis on est resté couché, l’un contre l’autre pendant des jours. Tu es magnifique. Au début je n’arrivais pas à me détacher de toi, on ne faisait qu’un encore un peu. Encore. Encore. Tu sens tellement bon. J’ai bien dû sortir à un moment. Rapidement chercher de l’eau. Tu n’as pas pleuré. Tu es en sécurité. Je suis là. Vraiment. Complètement.
***
Je t’explique. Moi, j’ai été mise au monde. Par inadvertance. Mise au monde. Oui. Mais je n’existais pas. Importante pour personne. J’ai cherché. J’ai voulu. J’ai essayé. J’étais ce que les autres voulaient que je sois. Pas grand-chose. Un reflet. Une ombre. J’ai essayé. Pourtant. J’ai essayé. Encore. Encore.
Je te raconte tout, toujours. J’ai cru que le regard des autres me donnerait une consistance. Une identité. Un poids. Une présence au monde. J’ai attendu longtemps qu’on me dise qui j’étais. Mais non. Je n'attends plus.
Tu es là parce qu’on ne m’a pas raconté.
Jamais.
Parce que je ne connaissais rien à la vie des hommes et qu’en chemin j’ai croisé quelqu’un. Je l’ai confondu avec l’amour. Mais il ne l’était pas. Pas du tout. Il n’était rien. Juste une étincelle. Rien. L’amour, j’ai appris depuis à le reconnaître. Il te ressemble. Je l’ai trouvé. Il est ici. Il est doux. Il est dans tes yeux, dans ton sourire. Il est partout autour de nous. Il n’y a rien d’autre. Il me remplit. Il nous enveloppe. Je peux le ressentir. Enfin. Vrai.
***
L’automne est là, il fait encore chaud. Colchiques, bruyères, ajoncs. Mûres. Les pommes de terre m’ont attendue, sous terre. Il faudra que je m’en occupe. Je suis encore fatiguée. Un peu. Des champignons. Sécher. Des châtaignes. Des noisettes.
***
Les montagnes sont belles. Douceur.
***
Ce matin, j’ai découvert un fossile d’oursin. Sur une pierre du mur de la grange, quelqu’un, il y a longtemps, a trouvé important de poser cette pierre là, comme ça, dans le mur, pour que cet oursin minéral soit visible. Pour nous. Toujours.
Joli.
Un jour, la mer était ici. Je te raconterai.
***
Bientôt tu comprendras. Tout. Tu sauras. Il faut que je fabrique des collets. Que je rentre les fruits. Les derniers légumes. Le bois. Encore. L’hiver sera long. Les pommes parfument la grange. Faire attention aux souris. Qu’elles ne dévorent pas tout. Le poêle n’est pas très étanche, mais j’ai du bois sec. Beaucoup.
***
Les grues sont passées. Des centaines, bruyantes. Vivantes. Elles se répercutaient, rejaillissaient, rebondissaient d’une montagne à l’autre. Comme l’orage. Hurlantes. Avant de disparaître. De filer vers l’Afrique.
***
Les fougères jaunissent. La lumière est intense, elle se concentre, se ramasse avant de disparaître. Presque. Elle laisse des traces orangées et ocre un peu partout autour de nous. Elle reviendra. Toujours.
***
Les pommes de terre sont récoltées. Fouiller la terre avec mes mains. Longtemps. Lentement. Les dénicher nombreuses. Les déterrer. Laisser la terre noire, couler entre mes doigts. Couler. Lentement. Lentement. Elles ont quelques morsures. Elles en ont aidé d’autres.
***
Survivre.
***
Il faut tout raconter toujours. A quel point je ne regrette pas. A quel point je suis heureuse. A quel point je t’aime. A quel point tu me manques. A quel point tu es là, toujours. On ne m’a pas raconté grand chose à moi. Comment le soleil ? Pourquoi la lune ? Et les étoiles ? Toi, tu sauras. Je vais tout te dire. Tout te montrer. Tu n’auras peur de rien. Jamais.
***
Te dire le serpent sous le caillou. La source qui se tarit. Le torrent qui gronde. Les sangliers la nuit, et le hibou, la chouette hulotte, l’effraie, la salamandre. Le renard. L’homme. Les araignées. Toutes. L’ours. Te dire pourquoi. Peut-être.
***
Les journées raccourcissent pendant que tu grandis. Tu vois tout maintenant. On ne se lasse pas de se regarder. Des heures. Se taire.
***
Voir. Les arbres, les rochers, la terre, la mousse, les fougères. Le genévrier. La mésange bleue. Le petit troglodyte. La sittelle, le merle, le faucon. Tout. Tu souris. Je suis heureuse. Je te raconte. Toujours. Tout.
***
Et puis. L’hiver est là. Envahissant. Énorme. Ensorcelant. Présent.
Premières neiges.
***
Nous sommes prêts. Le lit clos est installé à côté du poêle. J’ai tendu des couvertures sur des fils à linges qui nous délimitent un petit espace. On a chaud. On se blottit. Dormir. Enfin. Beaucoup. L’hiver sera long. Agréablement long. Infiniment long. J’ai presque fini tous les livres. Je te les lis. Tu aimes le son de ma voix. Tu m’écoutes. Tu t’endors. Changement de rythme.
***
Je ne connais pas précisément la date, mais j’ai dix-neuf ans depuis quelques jours. Je me sens très jeune et très vieille tout à la fois. Et solide. Et efficace.
Invincible.
Heureuse.
Immense.
***
J’ai dit adieu à mon amie imaginaire, avant de la manger.
Plus de béquille. Enfin dépouillée. Délestée. Vivante.
***
Je.
***
Comme la ville me paraît loin.
***
Ici je suis. Grâce à toi, j’ai enfin pris tout mon sens. Pour toujours. Nous existons. J’existe. Nous redescendrons.
Bientôt.
Sûr.
Je pourrai être parmi les autres.
Enfin.
Avec toi.
Complète.
Enfin.
Je n’ai plus peur.
J’existe tellement dans ton regard.
Enfin.
***
Je suis.
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