Mettre / Au monde
Plaidoyer pour de nouvelles histoires
de venues au monde
par Ana Ressouche (alias Morgane Massart)
Le corps des femmes (ou d’une grande partie des femmes) a pour particularité de pouvoir porter et mettre au monde des enfants. C’est une réalité biologique. C’est un processus que l’on a tendance à qualifier de “naturel”. Mais est-il pour autant “normal” ? Cette capacité à “mettre au monde” impacte profondément la vie de nombreuses femmes. Il est grand temps de se reconnaître le caractère “a-normal” de cette situation et d’ajuster en conséquence nos actions et nos représentations autour de la gestation et de l’accouchement.
Une astronaute italienne interrogée sur les modifications morphologiques causées par la vie en apesanteur répondait que les modifications physiologiques vécues par une femme astronaute n’ont aucune commune mesure avec, par exemple, les modifications hormonales et physiques subies par une femme qui porte un enfant durant neuf mois et le met au monde (1). Je me souviens de ma sidération, lisant cela, et de prendre conscience que oui, vraiment, on peut mettre sur un pied d’égalité le vécu corporel d’un astronaute et l’effort et le bouleversement physique de la grossesse et de l’accouchement, et que si l’on compare, c’est bien du côté de ces opérations “naturelles” vécues par des milliards de femmes anonymes (créer de la vie à partir de son propre corps, accueillir et faire croître puis expulser cette vie de son propre corps, parfois continuer à la nourrir ex utero de substances issues de son propre corps) que penche la balance s’il s’agit de définir ce qui est le plus incroyable, le plus étrange, le plus violent, le plus incompréhensible scientifiquement parlant et le plus courageux.
Au passage, jouons un instant avec l’idée assez drôle qu’un des impensés de la conquête spatiale – et de manière générale de la fameuse tendance “masculine” à s’exposer physiquement au danger – serait que les hommes voudraient traverser des épreuves physiques qui éprouvent leurs corps par désir d’égaler l’héroïsme “naturel” des femmes. Dans le cas de la conquête spatiale, cela offre un drôle d’écho sur le plan des représentations, parce que ces personnes lancées à travers l’espace dans des habitacles qui brûlent l’air sur leur passage, on imagine bien qu’ils vivent une forme de seconde naissance, le feu remplaçant le sang, quittant au péril de leur vie l’atmosphère qui leur servait de matrice… Peut-être bien que c’est un peu ça que les valeureux astronautes ont au fin fond de leur imaginaire : des fantasmes autour de la naissance.
Mais reprenons le problème à la base : pourquoi est-ce que j’ai été surprise en lisant cet article ? Peut-être parce que dans mon esprit jusqu’alors il n’y avait rien d’héroïque dans le fait d’attendre un enfant puis de le mettre au monde : il s’agissait juste de laisser la nature faire son office au sein du corps d’une femme ? Le fait que les femmes portent et donnent naissance aux petits d’hommes serait “normal”. Or si l’on y réfléchit à deux fois, cela n’a rien de “normal”.
D’abord, et si l’on reprend les choses à la base, on a tendance à considérer la reproduction sexuée comme la norme. Or, au fil de l’évolution, une autre forme de reproduction que la reproduction sexuée aurait pu devenir majoritaire. Si l’on regarde autour de nous, il existe des organismes qui se reproduisent par clonages, mais aussi des espèces où le genre est aléatoire et où chaque individu est successivement femelle ou mâle. Pourquoi les espèces qui nécessitent le croisement de deux genres distincts ont-elle pris le dessus sur celles où tous les individus pouvaient féconder tous les autres individus, alors que pour ces dernières les choses étaient par définition plus simples ?
Ensuite, du point de vue de la femme qui la traverse, l’expérience de la grossesse et de l’enfantement n’a rien de banal. C’est un bouleversement physiologique profond, une expérience qui transforme physiquement et psychologiquement et qui n’est pas sans danger. Des dangers liés aux complications qui peuvent advenir pendant la grossesse, des dangers liés aux séquelles physiques ou psychologiques d’un accouchement difficile, des dangers liés à une dépression post-partum. C’est toujours ahurissant d’entendre que la première cause de décès pour les femmes dans l’année qui suit la naissance d’un enfant est le suicide (2).
Faisons l’hypothèse que l’une des raisons pour lesquelles les femmes sont si fragiles dans l’année qui suit la naissance d’un enfant est qu’elles prennent conscience que ce qu’on les a amenées à considérer comme “normal” est fondamentalement étonnant, singulier, et inégalitaire. Si l’on en finissait une bonne fois pour toute avec le mythe de la prédestination “naturelle” des femmes à la maternité et avec l’idée soutenue par le christianisme que cela représente une “bénédiction” pour elles, on améliorerait peut-être la situation. Il faudrait que nos sociétés perçoivent plus clairement que la capacité à donner naissance à un enfant est surtout une charge, un poids et un danger pour les femmes. C’est une “chance” pour l’humanité dans son ensemble, pas pour les femmes.
Une autre raison me semble importante dans le malaise vécu par les femmes qui enfantent. C’est le fait que l’être humain féminin qui donne naissance à un nouvel individu est aussi confronté à une forme d’arrachement hors de l’ordre naturel qui a gouverné l’ensemble des événements advenus en elle depuis que l’ovule fertilisé s’est implanté dans son utérus. C’est un mouvement qui la fait quitter le domaine de “ce qui va de soi” (et qui ne nécessite, de fait, aucune action et aucune réflexion) pour entrer dans le domaine de l’inconnu, des choix, des inquiétudes : l’inquiétante société des humains. Ce mouvement peut être plus douloureux que ne l’a été l’envahissement inattendu par l’irrésistible processus naturel de la grossesse.
Intéressons-nous au vocabulaire. Pour les mammifères femelles non humains, lorsque la délivrance arrive, on dit qu’ils “mettent bas”. C’est concret et cela décrit bien ce qui se passe : une femelle est “grosse” et sent le moment de la délivrance approcher, elle va s’isoler le temps qu’il faut, et, seule ou avec l’assistance d’autres femelles, elle va expulser de son ventre un ou plusieurs petits, et les poser à terre, les mettre à terre. En bas. Donner naissance à un nouvel individu de son espèce, pour les mammifères non humains, c’est reproduire un ensemble de caractéristiques comportementales figées dans un cadre naturel invariable. Rien de nouveau sous le soleil, rien d’éblouissant.
Pour les femmes, animaux humains de sexe féminin, il existe une autre expression que “mettre bas”, un symétrique inversé, c’est l’expression “mettre au monde”. On y entend le même “mettre” très prosaïque que dans “mettre bas”. Sauf que là, c’est “au monde” avec la connotation de faire advenir, de révéler – j’ai cette vision d’une femme qui présente l’enfant à une assemblée ébahie : c’est Marie dans la crèche, entourée de Rois mages et de bergers.
Un animal met bas, un humain met au monde. Quand on “met au monde”, on est censée être fière, on est censée porter haut l’enfant. La différence, c’est quoi au fond ? Qu’est-ce que “le monde” a à voir avec un nouveau-né ?
Ce monde auquel un nouveau-né est donné, qu’elle le veuille ou non, par la femme parturiente, c’est la société des humains, femmes et hommes. Dans le pire des cas, c’est un monde où la culture dominante méprise les autres formes de vie et prône la loi du plus fort, un monde porté par des valeurs virilistes qui fera de ce nouvel individu un auteur de violences contre lui-même, contre ses semblables ou contre le monde des vivants auquel il appartient.
Dans le meilleur des cas, c’est un monde où l’on reconnaît la part singulière et inéquitable qui échoit à la femme, où les individus œuvrent à construire une société plus juste et partagent autant que possible les charges et les responsabilités de l’enfantement et de l’éducation des enfants, où l’on revendique l’appartenance à une communauté des vivants qui dépasse la simple espèce humaine.
Chaque homme, chaque femme, qu’iel dispose ou non de la singulière puissance d’enfanter, peut avoir le courage d’appartenir à ce monde-là plutôt qu’au premier. Changeons le monde, pour que les femmes qui portent un enfant le partagent avec lui sans crainte et sans violence. Créons de nouvelles parentalités où les hommes ont vraiment toute leur part. Célébrons la puissance de vie qui s’exprime à travers les femmes, qu’elles portent ou non des enfants, qu’elles deviennent mères ou non. Célébrons le grand courage de celles qui se font passeuses de vie.
Et proposons de nouvelles histoires de venues au monde, qui ne fassent plus de la femme la seule à porter et à donner la vie. Parce que rien n’est binaire, et que ce pouvoir est déjà partagé.
(1) Interview de Samantha Cristoforetti dans 20 femmes qui feront 2020, Hors Série Causette N.11, hiver 2019-2020
(2) 56% des causes de décès maternels entre 45 jours et 1 an après la naissance d’un enfant, cf. le rapport de l’Enquête nationale confidentielle sur les morts maternelles (ENCMM) réalisé par l’INSERM pour la période 2013-2015. À titre de comparaison, en 2013 en moyenne le nombre de morts par suicide chez les hommes de moins de 65 ans est inférieur à 20 % des décès, et chez les femmes de moins de 65 ans il est inférieur à 10 % des décès.
Lire le blog d'Ana Ressouche.
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Nouvelles histoires de venues au monde
Les femmes ne doivent pas rester seules à porter les enfants. Pas rester seules à les mettre au monde. Biologiquement, certes, c’est en elles que tout se passe. Et c’est déjà beaucoup. Voici des rêves qui envisagent le partage.