LE BEC MAGAZINE

Anèle et Lohec

12.05.2022
filles courantes

©DR

par SQUEEN

 

Il était une fois, dans une contrée dont il est raconté que la sauvagerie et la méchanceté s’y disputaient les jours, et que l’abomination et le chagrin s’y disputaient les nuits, il était une fois, donc, un Roi qui avait cinq filles. Sa femme n’était pas vraiment Reine – on l’appelait Presque-Reine pour lui rappeler qu’il lui manquait quelque chose – car, à ce Roi, elle n’avait pas donné de garçon, ce qui est, pourtant, ce que l’on fait de mieux en matière d’enfant. Elle n’y était pas parvenue malgré de nombreux essais. Le Roi était très déçu. Et un Roi déçu, ce n’est pas quelque chose d’agréable à regarder et encore moins à côtoyer.

Ce Roi s’était aigri car ses filles, il s’en rendit compte assez vite, en plus de n’être pas des garçons, avaient l’outrecuidance de grandir, de ne pas rester des petites choses mignonnes et obéissantes, avec lesquelles il pouvait tromper son ennui de ne pas avoir de fils. Non, chacune à leur tour, elles grandissaient contre sa volonté. Elles devenaient des êtres qu’il trouvait difformes et immondes, qui ne lui ressemblaient pas du tout et ne le respectaient pas comme il l’aurait voulu. Il essayait pourtant de les garder petites ; tous les matins et tous les après-midis, il les écrasait sous son poids, il les chatouillait et puis il les menaçait :

 

– Vous voyez cette poche dans mon grand manteau de cuir, leur disait-il en montrant la poche droite du grand manteau de cuir qu’il ne quittait jamais, tant que vous pourrez y contenir je vous aimerai. Mais faites bien attention, car lorsque vous en déborderez, dès que vous ne pourrez plus y entrer, je ne pourrai plus vous protéger et vous tomberez hors de ma vie et hors de mon amour. Vous devrez alors quitter le château et je ne pourrai plus rien pour vous, je vous oublierai.

 

Le Roi avait peaufiné cette règle au fur et à mesure de la croissance de ses filles et il était très fier quand il voyait une lueur d’effroi dans les yeux de ses petites chéries, car il pensait qu’elles décupleraient d’efforts pour rester menues, et qu’elles y arriveraient enfin. Il avait accompagné cette loi d’une description effroyable du monde au-delà du château, ce monde, qui était inconnu et par là même déjà très effrayant au naturel pour des enfants, ce Roi en exagérait encore les dangers et les horreurs.

Mais rien n’y faisait, ses filles grandissaient et elles allaient devoir partir, une à une, affronter les dragons, les satyres, la radioactivité, les terroristes, les maladies, les gens, bref, toutes ces choses pleines de cruautés et de noirceurs qui apparaîtraient dès qu’elles auraient passé la solide porte du château. Le Roi n’était pas vraiment méchant et il aimait sincèrement ses cinq filles, mal sans doute, mais il les aimait petites, alors pourquoi changeaient-elles, pourquoi ne pouvaient-elles pas rester avec lui dans ce grand château où elles avaient tout pour être heureuses. Tant d’insolence désespérait le Roi.

La Presque-Reine était triste, mais elle ne le savait pas, car elle avait été triste toute sa vie et elle ne pouvait donc pas comparer. Elle aimait aussi beaucoup ses filles, d’un amour discret dont personne n’est jamais bien sûr. Ce que le Roi ignorait, c’est qu’elle avait toujours eu peur d’avoir un garçon, car elle pensait qu’elle ne saurait pas comment faire et puis elle pensait, aussi, que le roi aimerait tellement ce fils, qu’il détesterait ses filles pour mieux l’aimer lui. Cette Presque-Reine, qui se tenait toujours courbée en deux, les yeux fixés sur ses pieds, ne savait pas que le cœur grandit, au fur et à mesure, avec le nombre de personnes qu’on aime. Elle, elle pensait que la place y était limitée, qu’il fallait donc libérer de l’espace en chassant l’amour précédent. Cette Presque-Reine n’était pas bête, c’est juste qu’on lui avait tout mal expliqué.

Les deux premières filles de la sororité se prénommaient Anèle et Lohec. Elles s’aimaient beaucoup. Anèle avait toujours protégé Lohec et, quelquefois, cela avait été très difficile, car Lohec ne voulait pas toujours être protégée et faisait souvent n’importe quoi. Mais Anèle était l’aînée et elle devait faire son travail d’aînée, même si cela n’était pas drôle tous les jours. Toutes les deux avaient déjà dépassé la limite de la taille de la poche du grand manteau de cuir et elles en étaient tombées l’une après l’autre.  

Maintenant, elles erraient dans le château s’y sentant très mal à l’aise, mais pas encore suffisamment pour oser en franchir la lourde porte. Les deux sœurs déambulaient sans but dans les parties les plus sombres du château. Elles étaient déboussolées, surtout Lohec qui n’arrêtait pas de pleurer l’amour perdu de son père et Anèle la consolait en lui racontant des bobards qui faisaient du bien même si Lohec n’y croyait pas du tout. La nuit, elles se blottissaient l’une contre l’autre et Anèle racontait des histoires à dormir debout à sa petite sœur qui finissait par s’endormir en pleurant. Le Roi était furieux et souvent elles l’entendaient hurler et se lamenter sur ses filles qui grandissaient et sur ce fils qui n’existait pas, c’était très effrayant et en même temps très triste.

Un soir, après avoir marché à l’aveugle dans de longs couloirs lugubres, elles se retrouvèrent toutes les deux devant la lourde porte d’entrée qui faisait, bien sûr, aussi la sortie, se demandant si elles allaient oser la franchir. Elles venaient de finir le maigre repas que la Presque-Reine toute courbée leur passait en catimini. Lohec avait le visage gonflé et les yeux rouges à force de pleurer toute la journée et Anèle n’avait plus de bobard à raconter. Toutes les deux avaient compris que c’était le moment de quitter et le château et le Roi qui, de toute façon, ne voulait plus les voir, et la Reine, qui était déjà triste et ne pouvait sans doute pas l’être davantage. Anèle et Lohec se tenaient par la main et tremblaient un peu, elles hésitaient, car ni l’une ni l’autre n’avait envie de laisser au château leurs trois petites sœurs. Mais, en même temps, elles ne savaient pas ce qu’il y avait à l’extérieur et cela pouvait être, comme leur avait expliqué le Roi, beaucoup plus dangereux que de rester à l’intérieur du château. Elles décidèrent, malgré leur peur, de sortir et d’explorer ce monde dont il leur avait été dit tant de mal.

Elles avaient grandi, c’est vrai, mais elles n’étaient pas encore si grandes que ça, et elles durent mettre toutes leurs forces en commun pour ouvrir la porte. Celle-ci finit par s’ouvrir, en grinçant gentiment, comme font toutes les portes de châteaux. Elles sentirent, alors, sur leur visage, une douce brise marine. Elles sortirent, se frottèrent les yeux avec les poings et virent l’océan à perte de vue. C’était magnifique, cette étendue infinie et profondément bleue à peine ridée par le vent. Ce spectacle les immobilisa un instant, bouche bée et main dans la main : elles n’en croyaient pas leurs yeux.

Un bateau semblait les attendre, amarré à une petite jetée dont la blancheur tranchait sur l’indigo abyssal de l’eau, juste devant elles. Le soleil brillait comme pour surligner le matin et la joie. Des oiseaux de toutes les couleurs et de toutes les tailles chantaient à tue-tête en virevoltant autour d’elles. Elles s’avancèrent, à peine hésitantes, leurs pieds nus se posaient sur une herbe caressante, d’un vert qui était beaucoup plus que du jaune et du bleu mélangés, parsemée de myosotis, de valérianes, de pissenlits et de pâquerettes. Une sensation de bien-être les enveloppa toutes les deux. Un chuchotement continu et merveilleux les entourait : le bourdonnement délicieux de milliers d’insectes. Tout alentour était beau, léger, doux. L’air sentait la pureté et l’allégresse. Elles arrivèrent au bateau : un voilier magnifique dont la proue était festonnée de fines dorures. Une petite passerelle de bois s’élançait vers le pont.

Un jeune homme les invita à monter à bord. Il parlait une langue chantante qu’elles n’avaient jamais apprise, qu’elles comprirent pourtant. C’était une belle langue enchantée, une langue qui ne permettait pas de dire des mots méchants ou blessants, qui ne permettait pas de se fâcher ou de se disputer ou encore de débiter des âneries ou des mensonges. C’était une belle langue un peu oubliée avec laquelle on ne pouvait dire que des amabilités, des vérités agréables à dire et à entendre. Elle s’écrivait aussi cette langue et c’était beau comme tout, les traces légères et bien intentionnées qu’elle laissait sur le papier.

Anèle et Lohec se mirent à sourire pour la première fois de leur vie. Elles trouvèrent ça plutôt plaisant : leurs lèvres s’étirèrent presque jusqu’aux oreilles, leurs joues rebondirent et leurs yeux pétillèrent. Elles montèrent gaiement sur le bateau, se tenant toujours par la main. Le jeune homme demanda de cette langue charmante qu’elles pouvaient comprendre :

 

– Où allez-vous donc ainsi, gracieuses fillettes ?

– Nous allons voir le monde, car nous ne le connaissons pas du tout. Notre père nous en a beaucoup parlé et nous voudrions vérifier par nous-mêmes, répondirent-elles en se regardant, étonnées et contentes que quelqu’un puisse les trouver gracieuses.

– Je me ferais une joie de vous montrer les beautés de ce monde, répondit le jeune homme qui était aussi un enchanteur.

 

Dès que les voiles furent hissées, elles se mirent à gonfler et le voilier appareilla tout doucement sur cette mer d’huile céruléenne. Anèle et Lohec regardèrent le château-île rapetisser et disparaître lentement à l’horizon et elles se promirent de revenir délivrer leurs trois sœurs. Elles devaient d’abord s’assurer que le monde serait un meilleur endroit pour elles que le château.

Ce soir-là Lohec n’eut pas besoin qu’Anèle lui raconte une histoire à dormir debout, elle s’endormit bercée par l’apaisant roulis du bateau, blottie contre sa sœur en espérant que tout cela ne soit pas un rêve ou un bobard.

Le lendemain, elles débarquèrent sur une île blanche et bleue, de petits moulins à voiles en animaient les crêtes. Le jeune homme, qui était aussi un enchanteur, arrêta le bateau sans jeter l’ancre car il ne voulait rien jeter dans l’océan et encore moins un objet qui, en s’accrochant, risquait d’abîmer, de griffer, d’arracher ou d’écraser. Beaucoup de personnes débarquaient comme elles et étaient toutes accueillies avec le sourire et une accolade. Les enfants recevaient, en plus, un bisou. Les habitants de cette île, des pêcheurs à petits bateaux colorés, offraient le gîte et le couvert à tous ceux qui arrivaient, Anèle et Lohec furent invitées à rester aussi longtemps qu’elles le voudraient, mais elles déclinèrent l’offre, préférant continuer leur exploration du monde. Elles remontèrent sur le bateau qui repartit aussitôt, accompagné par des dauphins de Chine et des baleines à bosse.

Elles accostèrent quelques jours et nuits plus tard, toujours souriantes, sur une île à la végétation luxuriante où, en plus d’une flore incroyable, elles découvrirent une faune extraordinaire composée de grands pingouins, de rhinocéros blancs, de tigres de Java, de dodos, de phoques moines, de cougars, d’ours de l’Atlas, de quaggas, de grands singes à dos argentés. Des avions à voile passaient haut dans le ciel, silencieux et aériens ; autour de ces avions planaient des cormorans de Pallas, des pélicans de Nouvelle-Zélande, des vanneaux hirondelles, des frégates et quelques haras colorés. Ce qui était un spectacle charmant. Anèle et Lohec firent quelques pas sur la plage en évitant les tortues luth qui, imperturbables, rejoignaient l’océan, leur progéniture bien à l’abri dans le sable. Elles s’enivrèrent de toutes les odeurs : iodées, sucrées, humides, effluves quelquefois légers et quelquefois capiteux.

Les habitant.e.s de cette île s’appelaient les Vivandans et les Vivandanses. Ils vivaient surtout dans les bois, dans de petites cabanes perchées dans les arbres. Pour concevoir leurs habitations, ils n’utilisaient ni clous, ni pointes, ni même de chevilles : ils connaissaient l’art de construire sans rien abîmer. Tout autour d’elles et eux poussait un désordre d’arbres, certains leur donnaient des fruits, d’autres des médecines, d’autres encore abritaient des abeilles à miel dont ils prélevaient une petite partie de la récolte, certains donnaient juste de l’ombre ou un abri contre la pluie ou juste leur présence agréable et apaisante, ce qui est déjà beaucoup. Ce désordre n’en était pas vraiment un, car les arbres avaient décidé de pousser là, comme ça, choisissant leurs voisins par affinités, par échange de bons procédés aussi, et cela, les Vivandans et les Vivandanses l’avaient bien compris et ils le respectaient, ne prélevant que ce dont ils avaient réellement besoin, laissant vivre les arbres en complète liberté, pousser là où bon leur semblait. Et les arbres leur rendaient la pareille, laissant les hommes, les femmes et les enfants déambuler ou se reposer ou lire ou dessiner ou grimper ou faire tout ce qu’ils voulaient. Là aussi, on leur proposa de rester, on les invita à apprendre à construire une cabane sans meurtrir les arbres et puis à vivre gentiment dans cette forêt. Et là, encore, Anèle et Lohec, bien que tentées, déclinèrent l’offre.

Le jeune homme, qui était aussi un enchanteur, leur proposa de terminer leur tour des beautés du monde par un continent sur lequel la vie avait créé une anomalie qui, par contraste, rendait le monde plus beau. Anèle et Lohec furent intriguées. Anèle avait un peu peur, surtout parce qu’elle était l’aînée et qu’elle devait protéger sa cadette, mais Lohec était tellement impatiente et enthousiaste qu’Anèle accepta cette nouvelle destination.

Pendant ce temps au château, le Roi s’était rendu compte qu’après Thudji et Mema, c’était sa dernière fille, Ulcie, sa préférée, qui s’était mise à grandir, elle rentrait à peine dans la poche de son manteau de cuir. Il avait même dû appuyer sur sa tête pour qu’elle n’en tombe pas. Il en fut dégoûté, il perdit le goût des jeux : il n’écrasait plus ses filles sous son poids le matin et l’après-midi, il ne les chatouillait plus, il alla même jusqu’à arrêter de les menacer. Il avait un goût de cendre dans la bouche, ce qui est souvent un mauvais présage.

Il ne put supporter de continuer à perdre ses filles une à une, il enferma les trois dernières à la cave et interdit à la Presque-Reine de les voir, et ce, tant qu’elle ne lui donnerait pas un fils. Mais la Presque-Reine toute courbée se redressa un peu et dit au Roi :

 

– Je ne vous donnerai pas de fils si vous n’aimez pas d’abord vos filles convenablement, sans les effrayer, sans les enfermer, sans les écraser, sans les expulser. Vous devez les laisser grandir, les y aider même.

 

Le Roi fut d’abord abasourdi d’entendre le son de la voix de la Presque-Reine : il avait oublié qu’elle pouvait parler. Puis, il se mit en colère :

 

– Je fais ce que je veux avec mes enfants, répondit-il vexé, elles resteront enfermées tant qu’elles ne m’obéiront pas. Et, puisque vous avez osé contester mes ordres, je vous enferme dans la plus haute tour du château.

 

C’est après cette prise de décision que le Roi se mit à pleurer, car il regrettait un peu d’avoir dû en arriver là. Mais c’était trop tard, bien entendu : jamais, dans ce pays, on n’avait vu de Roi revenir sur sa décision. Il commença par s’apitoyer sur son sort, sa solitude, son absence de fils, la désobéissance de ses filles. Et il ne put arrêter ses larmes.

Et le Roi pleurait, il pleurait toutes les larmes de son corps, ce qui faisait beaucoup de larmes, car il n’avait encore jamais pleuré de sa vie, et il avait un très grand corps. Il pleurait à chaudes larmes, tellement chaudes qu’il finit par s’évaporer et qu’il devint nuage, un gros cumulo-nimbus, noir sur le dessous et plus clair sur le dessus, qui, poussé par le vent d’Autan, disparut derrière l’horizon pour aller pleuvoir ailleurs. Au château, il ne resta du Roi que son grand manteau de cuir.

Le château se retrouva silencieux, il y eut bien quelques grattements à la porte de la cave et quelques gémissements dans la plus haute tour du château, mais ces sons ne furent entendus par personne et ils se perdirent donc dans l’espace silencieux comme s’ils n’avaient jamais existé...

Depuis toujours, Anèle et Lohec avaient l’impression, étrange et drôle, de n’être qu’une seule personne, avec quatre bras et quatre jambes, mais au fil de ce voyage, cette impression s’estompa, car elles étaient très différentes l’une de l’autre, autant la première était blonde, douce, organisée et posée, autant la deuxième était brune, casse-cou, désordonnée et insolente.

Elles s’entendaient pourtant très bien : toutes petites, déjà, elles s’étaient raccrochées l’une à l’autre, cherchant chacune l’affection qu’elle ne trouvait pas beaucoup ailleurs dans le regard de sa sœur. Dans leurs rêves du matin juste avant de se réveiller, elles se revoyaient minuscules, bien au chaud dans la poche du grand manteau de cuir du Roi. Il les transportait partout avec lui à l’époque ; chacune dans une poche, et hop ! Il les trimballait, ça le faisait rire. Et, malgré un léger mal au cœur, elles adoraient l’entendre rire.

Au fil du temps et des naissances le Roi rit de moins en moins, il finit par ne plus rire du tout, il ne les balada plus non plus. Il devint aussi taciturne que la Presque-Reine. Thudji n’entendit jamais le beau rire tonitruant du roi, Mema non plus. Seuls les yeux bleus d’Ulcie arrachèrent au roi, un jour par inadvertance, un petit rire de joie tout tordu, vite ravalé : ce devait être le dernier qu’on ne lui entendit jamais...

Malgré toutes les beautés du monde, leurs petites sœurs manquaient à Anèle et Lohec. Ce fut d’abord un infime pincement dans un recoin de leur cœur et puis ce pincement grandit et, de leurs cœurs, maintenant, il occupait une grande partie. La Presque-Reine leur manquait aussi, ni l’une ni l’autre n’arrivaient pourtant à se rappeler précisément à quoi elle ressemblait, une ombre courbée et silencieuse. Le Roi leur manquait un peu aussi, le Roi d’avant qu’elles grandissent, le Roi qui jouait avec elles et qui les aimait. Même le château sinistre finissait par leur manquer. Malgré tout, elles souriaient toujours en arrivant sur ce vaste continent.

L’enchanteur leur précisa le chemin pour trouver cette anomalie qui rendait, par contraste, le monde plus beau. Il ne pouvait pas les accompagner, car il avait déjà vu cette chose et il ne tenait pas à la revoir une deuxième fois, il s’en rappelait très bien, et ce souvenir malheureux suffisait par opposition à le rendre heureux.

Ce n’était pas tout près, et elles durent beaucoup marcher, traverser de grandes rivières langoureuses, des torrents limpides et sautillants, grimper des montagnes inébranlables et majestueuses, traverser des forêts primaires, épaisses et murmurantes ; des steppes et des toundras, des déserts étendus et nonchalants, plusieurs fois leur souffle se coupa tant elles étaient éblouies par les paysages qu’elles découvraient.

Un jour, elles aperçurent un endroit très sombre dans le lointain et cette vision leur donna la chair de poule. Elles surent que c’était là qu’elles devaient se rendre pour voir cette chose innommable et innommée qui rendait par contraste le monde plus beau.

Elles dormirent encore plusieurs nuits à la belle étoile, blotties l’une contre l’autre, mangeant des mets enchantés qui ne pesaient rien et qui ne prenaient pas de place dans leur sac, mais qui étaient délicieux et qui les nourrissaient. Le spectacle de ces ciels changeants et pleins d’étoiles, dont certaines filaient rapides et surprenantes comme un éclat de rire, les fascinait l’une comme l’autre. Elles se rapprochaient pourtant de cet endroit tellement sombre et inquiétant.

Une nuit qu’elles s’étaient endormies à l’entrée d’une grotte, elles furent réveillées par des lamentations et des pleurs. Elles n’avaient plus entendu ce genre de son depuis qu’elles avaient quitté le château, car dans ce monde de joie et de beauté, personne ne se lamentait ni ne pleurait. Anèle se leva et dit avec sagesse :

 

– Lohec, je voudrais que tu restes là pendant que je vais voir qui pleure à s’en briser le cœur au fond de cette grotte.

– Anèle, il n’est pas question que je reste ici : tenons-nous par la main et allons-y toutes les deux, lui répondit sa sœur, qui comme d’habitude n’en faisait qu’à sa tête et ne voulait rien rater.

 

C’est ainsi qu’elles s’enfoncèrent dans la grotte, main dans la main. Depuis leur errance dans les couloirs lugubres du château, elles ne craignaient plus de se diriger dans le noir. Elles arrivèrent dans une grande salle, à peine éclairée par un trou de lumière. Une chose, sombre et massive, recroquevillée contre la paroi, était secouée par d’énormes sanglots effrayants. Cette silhouette flasque était informe, hideuse et triste, elle semblait plus liquide que solide. Cet être était repoussant : un genre de dragon énorme, noir et visqueux et comme rempli d’eau. Et pourtant, les deux sœurs se sentirent étrangement attirées vers lui. Quelque chose leur semblait familier.

Le dragon les entendit approcher, il se retourna vivement malgré sa mollesse, ce mouvement provoqua un bruit de succion pâteux extrêmement désagréable. Il se jeta sur elles, Lohec eut un mouvement de recul qui la sauva, mais Anèle fut happée par cette masse gélatineuse qui l’écrasa. Alors, Lohec plongea les bras sous la bête pour se saisir d’Anèle dont elle ne voyait plus que les beaux cheveux blonds. Elle attrapa les mains d’Anèle et elle tira de toutes ses forces, la tête de sa sœur émergea, toute poisseuse, comme couverte de mucus, elle respirait, mais semblait dormir, Lohec la tira encore.

Le dragon émettait plein de petits bruits horrifiants, des cris, des supplications, des lamentations, des gémissements, des cris de colère, des pleurs, toutes sortes de sons de malheur semblaient s’échapper de son corps, c’était glaçant et fascinant, Lohec en fut paralysée un moment. Elle se reprit et se rendit compte qu’elle tirait plus facilement Anèle quand le dragon bougeait, il fallait donc qu’elle le fasse se mouvoir tout en sortant le corps de sa sœur. Lohec appela le monstre et, tenant toujours sa sœur sous les aisselles, elle le provoqua :

 

– Tu ne m’attraperas pas, tu es trop gros, trop lourd, tu pues, jamais tu ne m’attraperas, lui cria-t-elle utilisant sa langue paternelle, qu’elle pensait plus efficace pour dire ce genre de choses.

 

À ces mots, le dragon-mou lui fit face, son corps, comme une outre de peau, se décolla légèrement du sol rocheux, Lohec tomba en arrière, ses fesses rencontrèrent durement la roche, mais elle ne laissa pas échapper Anèle qu’elle tenait fermement, elle la tira de toutes ses forces de sous la bête, les pieds en appui sur ce corps immonde. Elle poussa tellement fort sur ses pieds, qu’elle creva l’écœurante paroi translucide. Un liquide infâme s’écoula alors dans un vacarme d’horreurs tonitruantes faites de plaintes, de lamentations, d’imprécations, de geignements, de jérémiades, dites dans une langue morte depuis longtemps, une langue malveillante faite pour exprimer la méchanceté, la haine, l’abomination, un verbe qui poussait au crime, à la jalousie, à la guerre, à la tragédie. Un langage dramatique que l’on n’avait pas plus envie d’entendre que de lire. Cette matière gluante dégageait une odeur pestilentielle de soufre et de souffrance.

Le corps d’Anèle vint tout à coup facilement. En reculant, Lohec releva la tête et croisa le regard infiniment triste du dragon qui se vidait. Et dans ces yeux, elle vit un chagrin immense et elle comprit. Elle comprit que c’était lui qui contenait tout le malheur du monde, que c’était lui qui donnait au monde le bonheur, toute la quiétude et la beauté qu’elles avaient découvertes en parcourant le monde. Et il offrait tout cela, non seulement par contraste, mais aussi par sacrifice, en gardant la détresse en lui, en emprisonnant toute l’affliction et les fléaux, en souffrant. Et là, le mal était en train de s’échapper par la plaie, il se répandait et il s’insinuait dans la terre par les failles et les fissures de la roche, il réapparaîtrait certainement un jour ou l’autre quelque part, ici ou ailleurs.

Dans ce regard, elle crut aussi reconnaître le Roi, son père, et une joie étrange l’étreignit, le pincement au cœur se fit un peu plus supportable. Elle posa le corps inanimé d’Anèle sur une petite pelouse qui avait poussé là grâce au trou de lumière dans la roche. Le dragon-mou fondait à vue d’œil et de petites ailes translucides apparaissaient sous les bourrelets écailleux. Lohec ôta son tee-shirt et nettoya précautionneusement sa sœur qui se réveilla un peu différente car elle avait enfin ressenti ce que cela faisait d’être protégée par quelqu’un qui vous aime. Elles s’assirent toutes les deux en face du dragon en se bouchant les oreilles et en respirant par la bouche. Et elles le regardèrent rapetisser, se transformer en une petite créature mignonne et douce et inoffensive. Les deux sœurs épuisées finirent par s’endormir l’une contre l’autre.

Quand elles s’éveillèrent, tout d’abord elles ne virent plus le dragon. Quand elles le retrouvèrent, caché derrière une pierre, tout effarouché, il était devenu tellement petit, tellement mignon qu’elles eurent envie de le cajoler, de le caresser. Il se laissa faire, haut comme trois pommes, il n’avait vraiment plus rien d’épouvantable, ses petites ailes translucides étaient repliées sagement sur son dos, un duvet chatoyant et doux le recouvrait, sa blessure commençait à cicatriser, il pointa sa gueule vers les filles avec un regard reconnaissant dans lequel elles pensaient bien apercevoir leur père. Anèle et Lohec n’eurent pas besoin de discuter, toutes les deux avaient compris que c’était le moment de rentrer au château avec le petit dragon-Roi. Elles empruntèrent le tunnel en face d’elles, car il allait dans la bonne direction. Elles avancèrent se tenant par la main en souriant, le petit dragon-Roi les précédait et semblait reconnaître le chemin.

Ils débouchèrent tous les trois à l’air libre, sur une belle prairie bien chevelue. L’océan de ce côté-ci avait quasiment disparu, remplacé par un ruisseau qu’elles purent sans peine traverser à pied, sautant de caillou en caillou sur le gué tranquille. Anèle et Lohec reconnurent immédiatement le château, elles comprirent alors qu’elles avaient fait tout le tour de la Terre.

Elles avaient parcouru le monde, qui était ce qu’il était et aussi ce que l’on voulait qu’il soit, dans un équilibre fragile qu’il fallait respecter. Elles avaient entendu plein d’histoires dans toutes sortes de langues. Elles avaient appris qu’elles aussi étaient le monde. Elles diraient à leurs petites sœurs qu’elles devraient s’en faire une idée par elles-mêmes, que voyager et regarder et parler et écouter était important, qu’il y avait plein de manières de voir le monde et que celui-ci changeait avec le regard qu’on lui portait, avec la manière dont on le racontait aussi, et même avec la langue qu’on employait pour le décrire et qu’il pouvait être très beau, qu’il suffisait pour cela de le vouloir vraiment, vraiment. Elles leur diraient aussi que de rencontrer un enchanteur constituait une aide précieuse. Elles ajouteraient, sans doute, qu’elles devraient éviter de creuser la terre trop profondément, car cela amènerait la mort et la désolation.

Impatientes, Anèle et Lohec se mirent à courir, jusqu’au bout de leur souffle. Elles allaient pouvoir enfin délivrer leurs trois petites sœurs et leur mère, la Presque-Reine toute courbée. Le petit dragon-Roi se hâtait lui aussi, il voletait tout en courant pour les rattraper. Ils entrèrent tous les trois, par une petite porte dérobée, cachée par du lierre et joliment entrouverte à l’arrière du château.

Pendant leur absence, le château avait beaucoup changé. Elles furent émerveillées par les couleurs et surtout par la lumière qui illuminait tout, même les couloirs lugubres, qu’elles connaissaient si bien, n’avaient plus rien de lugubre, les fenêtres étaient devenues transparentes et la lumière entrait naturellement comme si elle avait toujours fait ça : sans aucune gêne.

Elles traversèrent la salle du trône qui était toute différente : un toboggan y était installé en plein milieu et des centaines de jouets jonchaient le sol. Des guirlandes de papiers colorés décoraient le sinistre trône de pierre. Mais elles ne virent personne. En s’approchant de la cuisine, les deux sœurs entendirent des voix, des éclats de rire, des ovations, des hourras, des bravos joyeux. Anèle et Lohec passèrent la tête par l’entrebâillement de la porte et virent la Presque-Reine, qui n’était plus courbée du tout, une passoire orange sur la tête, jonglant avec des spatules de bois et un rouleau à pâtisserie, elle tirait la langue concentrée et souriante. Leurs trois petites sœurs l’acclamaient, riaient en mangeant des crêpes, de la farine volait partout dans un grand brouhaha joyeux. Jamais on n’avait vu dans ce château spectacle plus heureux.

La fête continua longtemps après qu’elles furent toutes tombées dans les bras les unes des autres. Le petit dragon-Roi se révéla un excellent compagnon de jeu, les filles grandirent à qui mieux mieux, dans le désordre et, il faut le dire, un peu n’importe comment, mais elles grandirent toutes énormément, certaines plus que d’autres ; Ulcie, la petite dernière, devint rapidement la plus grande.

La Reine tailla de beaux chaussons pour chacune d’elles, dans le grand manteau de cuir du Roi. Certaines voyagèrent beaucoup, d’autres moins, mais la porte d’entrée, qui faisait aussi la sortie du château, resta grande ouverte sur le monde. Plus personne ne revit l’enchanteur ni le Roi mais, toute leur vie, les cinq filles devinèrent ceux-ci dans les yeux du petit dragon-Roi. Et plus jamais personne, dans cette famille, ne cessa d’aimer et donc d’être aimé, parce que l’amour c’est comme un ricochet : en s’appliquant il grandit, grandit... Et c’est depuis ce temps-là que, dans le monde, plus personne, jamais, nulle part, ne garde des filles toutes leurs vies petites ou mignonnes ou obéissantes ou courbées ou cachées ou dans le noir...

 

 

 

 

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