LE BEC MAGAZINE

De la difficulté de se penser PD

12.07.2022
Portrait de la journaliste Sylvia von Harden, 1927, Otto Dix

Portrait de la journaliste Sylvia von Harden, 1927, Otto Dix

par Jérémy Guérard

Pendant longtemps, j’ai été seul. Seul dans le monde et seul dans mon corps. Qu’est-ce que mon corps ? Un espace en lutte que j’ai habité tant bien que mal à partir de l’adolescence.

Avant, c’était facile. Avant, il n’y avait pas de question. Bien sûr, il y avait des signes. Mais personne ne les voyait. En tout cas pas moi. Ou je refusais de les voir. Les autres aussi, tout bien réfléchi. On ne se construit que dans leur regard. Tu seras un homme mon fils et tout le tralala. Bien sûr, il y avait de l’amour. Mais pas la place pour se construire différemment.

Déjà, petit, j’aimais les déguisements. Les châles, les robes, le rouge aux lèvres, les chaussures à talons. Il y avait des signes… Déjà. J’ai fait ensuite une pause pendant de nombreuses années. Rideau. Et je redécouvre à présent le plaisir de les porter, de me travestir, d’explorer ce qu’on pourrait appeler une féminité, bien que je regrette profondément que certaines qualités ou attributs ne soient que l’apanage d’un sexe ou d’un genre. J’aurais aimé savoir cela plus tôt. Bien plus tôt. Ça aurait évité bien des errements et des souffrances.

"Ton fils sera curé ou pédé", avait dit J.L. à mes parents. Quel con. Et puis, pourquoi pas ? (Attention, provoc.) Peut-être même les deux ! Les curés portent des robes. C’est seyant. Tout ce cérémonial autour d’un mec quasi nu cloué sur une croix qu’on vénère. Un peu SM sur les bords, non ? Perso, je préfère la fellation à la transsubstantiation. Quitte à mettre un truc dans la bouche… Mais le résultat est sensiblement le même : un petit moment d’extase entre mecs, orgasme, vision divine et c’est fini.

Vers 12 ans :
"Dis, tu peux m’inscrire aux scouts ?
-Non.
-Pourquoi ? A. y est, et il dit que c’est bien.
-Non, c’est non."

À dire vrai, j’ai surtout envie d’y aller parce qu’A. me raconte qu’on n’y fait pas qu’apprendre à survivre dans les bois et à monter des tentes, si vous voyez ce que je veux dire. A., c’est ma première bite, au collège. Je l’ai sucé dans les vestiaires de la piscine. Et lui aussi d’ailleurs. C’était mon meilleur ami. On a commencé tôt, les deux plus précoces de la classe. Les seuls à la voix éraillée et à la fourrure naissante, quand les autres ne sont encore que des petits garçons lisses. Ça rapproche. Toutes les semaines, à chaque séance de natation. Un rendez-vous à l’odeur de chlore. Autrement on n’en parlait pas. C’était notre secret à tous les deux. Un accord tacite scellé de plaisir.

A., ma première bite. Et la seule pendant longtemps. On ne se pense pas pédé quand on a douze ans. D’ailleurs, je ne sais même pas ce que c’est. À la maison, ça n’existe pas. Ni autour, ni ailleurs. Pas de mots, pas d’homos. On ne pense pas sans les mots. Alors je le suce et je me fais sucer sans penser. Juste parce que j’aime ça et que ça me fait du bien. Le corps sait. Mais j’ai honte. Déjà, j’ai honte. Sans que je sache comment, j’ai intégré que c’est mal, qu’il ne fallait pas en parler, que ça se sache. On intègre vite les tabous. Alors j’ai des petites copines, pour faire comme tout le monde. Pour faire semblant.

"Quand-est ce que tu nous présentes ta copine ? Quand tu te marieras, quand tu auras des enfants, avec ta femme dans ta maison, avec mes petits-enfants, tu me feras une petite fille ?"

Hétéronormativité. Ta copine. Une fille. Forcément.

Et l’espace ? La place ? La possibilité d’un autre avenir ? D’une autre réalité ? D’une autre orientation ? D’une autre identité ? Non. Être un vrai garçon. Un qui pleure pas, un qui dit rien et qu’a pas d’émotion, un qui met des pantalons, qui cause pas chiffons, un qui fait du sport et qui doit être fort, le meilleur, le premier. Alors, PD, ça fait tache.

J’étais seul. Terriblement. Je me croyais solitaire alors que je souffrais de solitude. Une souffrance dont on s’est tant accommodé qu’on finit par ne plus la sentir, mais qui use et qui ronge. Seul et différent, je ne rentre pas dans le moule de ce que doit être un garçon et je n'ai pas de mots pour le penser.

À la réflexion, je crois qu’A. était mon premier amour. Je l’ai toujours considéré comme mon meilleur ami. Après tout, nous nous connaissions depuis notre prime enfance, partagions beaucoup, passions tout notre temps ensemble, à l’école et en dehors. Il me manquait pendant les grandes vacances. Deux grands échalas toujours bras dessus, bras dessous.
Je ne pouvais concevoir à l’époque qu’on puisse tomber amoureux d’un garçon. Un garçon tombe amoureux d’une fille. Point. C’est ce que nous dit la société. Mais je crois bien que c’était le cas. S’il avait été une fille, tout le monde aurait considéré qu’elle était mon amoureuse. Mais ça n’existait pas. Encore moins à l’école catholique dans laquelle j’étais. Le seul cours d’éducation sexuelle que nous reçûmes nous avertit uniquement des dangers de la sexualité : MST et grossesse non désirée. Le kit parfait pour aborder une sexualité heureuse et épanouie. La possibilité d’une orientation différente, d’une liberté dans le genre ? L’amour ? Certainement pas.

Alors j’ai mis les questions de côté. Les études ont été ma raison de vivre. Travailleur acharné, car je n’avais que ça pour remplir ma vie, j’étais bon. Très bon même. La voie était toute tracée : Sciences-Po, ENA. J’ai commencé à avoir des doutes à ce moment-là, pendant les études. J’avais pris conscience que l’homosexualité existait quand j’ai entendu un camarade dire à propos d’un autre : "De toute façon, il est homo." Je me souviens parfaitement de la phrase. Ça a été à la fois un choc et une révélation. C’était dit sans mépris, sans malveillance. Juste comme un constat, banal, comme s’il avait dit "de toute façon, il est végétarien".

Le monde hétéro dans lequel je vivais a commencé à vaciller, à se craqueler. Le choc initial mettra plusieurs années à créer des fissures suffisamment grandes pour que vole en éclat la gangue d’illusions patriarcales qui me retenait prisonnier. Alors, on pouvait être homo. Ce n’était pas seulement une poignée d’hommes perdus dans les affres du show-business ? Jamais je n’avais envisagé la possibilité que ce pouvait être réel. Je m’étais persuadé que c’était parce que je n’avais pas encore rencontré la bonne fille, parce que j’étais puceau. Sitôt la chose consommée, tout rentrerait dans l’ordre et mes illusoires fantasmagories se dissiperaient dans l’extase de l’union avec un corps différent.

La pression hétéronormative m’a longtemps poursuivi. Tout devait être aligné : un corps biologique de garçon porteur d’un pénis, qui se sent et se comporte comme un garçon, et qui est attiré par le sexe opposé, qui lui-même répond à ces canons, bien sûr. L’alignement des planètes : Biologie = genre = orientation sexuelle = identité.

L’art et le théâtre sont les seules voix qui m’ont permis de me libérer. C’est sur scène que j’ai mis ma première robe en public, et que, grâce à la protection du personnage, j’ai pu commencer à vivre qui j’étais et déconstruire brique par brique la forteresse de préjugés, d’autocensure qui m’enfermaient et me coupaient de mon identité. La mienne, pas celle qu’on m’avait imposée.

Alors oui, maintenant je sais qu’on peut être un garçon, se sentir comme tel, mais pas tout le temps, se sentir femme, être une femme si on le veut, se vêtir comme on le souhaite, aimer qui on veut. Qui sait, si je n’avais pas tant manqué de possibilités de dire, peut-être que je ne me battrais pas aujourd’hui pour que ce soit le cœur de ma vie. Faire péter sur scène les prisons mentales qui paralysent les identités ; montrer que tout ça ne sont que des carcans qui maintiennent un ordre établi et, par là même, permettre à chacun.e de dire, de choisir, de vivre son identité, son genre, son orientation sexuelle, comme il/elle le veut, libéré.e des oukases de la société patriarcale.

Je sais que les choses ne sont pas encore gagnées. Pour ma part, je n’assume pas complètement ce que je suis au fond. Pas encore assez de courage pour sortir en robe longue, par exemple. J’ai encore peur des regards, peur de me faire casser la gueule dans la rue. Ne pas oublier que PD est toujours une insulte. Le chemin de déconstruction est encore long. Mais les choses progressent et les jeunes générations sont plus informées que moi à mon époque, plus ouvertes aussi, ce qui me donne de l’espoir pour un monde plus inclusif.

 

 

 

 

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Capucine
Très beau témoignage, émouvant, qui participe à faire tomber les murs dans les têtes . Et parle de la possible singularité assumée de chacun dans l'humaine universalité.
23/05/2021 - 16:01
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Contact: François Bouis
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