"Osti de fif"
Rencontre avec Jasmin Roy, écrivain et philanthrope
par Marion Salort
Né en 1965 à Montréal, Jasmin Roy est québécois. Metteur en scène, comédien, animateur pour la télévision, il est également auteur de cinq ouvrages, parmi lesquels deux témoignages sur sa jeunesse qui ont eu un succès retentissant au Québec, un essai sur la violence chez les filles, un récit philosophique fraîchement sorti des presses et un document sur l’intelligence émotionnelle et relationnelle.
Jasmin Roy est aussi un philanthrope : il a créé en 2010 la Fondation Jasmin Roy – Sophie Desmarais qui lutte contre le harcèlement et l’homophobie en milieu scolaire. Son institut, reconnu par l’Unesco, fait aujourd’hui référence en matière d’éducation au Québec.
Tous ces hommes ne font qu’un lorsque l’on tisse les liens entre ses engagements. Car dans sa jeunesse, Jasmin Roy a lui-même été victime de harcèlement homophobe. Harcèlement qui lui a valu une dépression, une longue reconstruction, avant de pouvoir renaître intègre et créer cette fondation pour que d’autres n’aient pas à subir ces violences. Voilà ce qu’il raconte magnifiquement dans son livre, Osti de fif*, paru en 2010 au Québec puis en France. Depuis, que de chemin parcouru pour cet artiste polyvalent !
Comme son livre est une succession de “punchlines” inspirantes, j’ai décidé d’interroger Jasmin avec ses propres phrases… Ensemble, nous avons parlé d’enfance, d’amour, de douleur, de chance, de destin, d’engagement et de rédemption…
Je ne suis pas un garçon comme les autres.
J’ai toujours trouvé que j’avais un parcours atypique. Dès ma naissance, j’ai eu des problèmes de motricité (j’avais les pieds plats et marchais avec difficulté). Toute ma jeunesse, j’étais derrière les autres garçons qui couraient vite ! Surtout qu’au Québec, le sport est roi : on joue au hockey, on fait du patin, du ski. Moi je n’arrivais pas à faire tout ça. Je portais des bottes orthopédiques qui étaient très lourdes… Étant toujours derrière, je me suis rapidement redéfini, car dans ma tête, je n’avais pas de problème. Je faisais du bricolage, de la cuisine, je lisais des livres. J’étais aussi très à l’aise avec les femmes, avec qui je me sentais bien.
C’est en arrivant à l’école primaire que j’ai réalisé ma différence, surtout au niveau physique. Intellectuellement, je m’en sortais assez bien. Puis nous sommes partis de Montréal pour emménager à la campagne. Mes parents étaient athées, flower power, de gauche. On s’est retrouvés dans un milieu rural où on faisait la prière en classe le matin. J’avais l’impression d’être un extraterrestre, d’autant plus que j’étais dans une école alternative à Montréal ! Aussi, à la campagne, les garçons travaillaient beaucoup à la ferme, ils étaient encore plus forts que ceux de la ville… Ils avaient des avantages physiques que je n’avais pas. C’étaient ces qualités-là qui étaient reconnues. À partir de là, j’ai vécu cinq années de harcèlement. De 11 à 16 ans.
C’est le théâtre, entre autres, qui m’a sorti de cette période, notamment grâce à mon professeur de français. Avec cette discipline, j’ai pris ma place. Et j’ai compris que dans la vie, tu prends ta place, non pas en écrasant les autres, mais en découvrant ta compétence.
Mais ma vie d’adulte est aussi spéciale… que ce soit au théâtre, à la télévision ou à travers mes publications, on a toujours voulu me mettre dans un moule. J’étais “le comédien”, puis “le gay”, et enfin, avec la création de la fondation contre les violences scolaires, je suis devenu “monsieur intimidation*” !
Les gens sont paresseux : ils font toujours des raccourcis.
Mon alliance avec les femmes a sans contredit marqué mon passage sur cette terre.
C’est vrai. Ce sont les femmes et leur intelligence qui m’ont sauvé. Durant ces années de harcèlement scolaire, ce sont surtout elles qui m’ont tendu la main. L’intelligence des femmes arrivait à percer l’ignorance des hommes… À un moment donné, le bon sens se pointait et l’on m’acceptait car j’avais d’autres qualités que les garçons ne voyaient pas. J’ai aussi beaucoup admiré leur intelligence émotionnelle. Je m’y retrouvais davantage. Je me sentais moins jugé, moins obligé de performer. Chez les garçons, il faut toujours montrer que tu es capable, que tu es un “homme”… Je ne comprends pas comment ils font, c’est épuisant ! Pourquoi se battent-ils, au juste ? Parce qu’ils sont incapables d’être dans la tendresse, dans l’émotion ? Ils n’ont pas les mêmes compétences émotionnelles que les femmes. Mais au fond, ils meurent d’envie de prendre quelqu’un dans leurs bras pour avoir de l’affection.
Les agressions se faisaient en groupe, jamais individuellement ; la lâcheté intrinsèque empêchait les attaquants d’agir seuls.
Aujourd’hui encore, 90 % des actes de harcèlement scolaire sont commis en groupe. Pourquoi ? Pour prouver qu’on adhère au groupe (quel que soit le genre), qu’on est sociable, “comme les autres”… Pendant des années, on a tellement valorisé ce genre de comportement qu’il est difficile d’effacer toutes ces empreintes sur les individus. Il y a encore beaucoup de travail à faire là-dessus.
La montée de violence à mon égard s’est faite graduellement.
Je compare souvent le harcèlement scolaire à la violence conjugale. Elle arrive progressivement. C’est rare que l’on gifle sa femme dès le premier jour. On commence par l’humilier, briser ses mécanismes de défense. Quand j’étais enfant, j’avais des mécanismes de défense, mais à force de me faire attaquer, je suis devenu craintif, j’ai plongé dans l’anxiété, toujours sur mes gardes, car je ne savais jamais quand ça allait arriver… C’est là que les mécanismes s’affaiblissent. Notre estime de soi aussi s’effrite. Dites à un enfant qu’il est extraordinaire, il va finir par le croire ! À l’inverse, c’est la même chose.
L’autre problème, c’est l’élargissement du groupe, donc sa force. Il faut vite intervenir en tant qu’adulte, car ce genre de comportement contamine les autres quand il n’est pas dénoncé. Surtout à l’adolescence, où les personnes qui ont le plus d’influence sont les pairs (chez les enfants, ce sont les parents, le corps enseignant). Le défi de l’adolescence, c’est de se demander comment établir sa propre opinion sans se définir par celle des autres, au risque d’être rejeté du groupe.
Pour me protéger, pour me défendre, j’ai abandonné la délation qui causait ma ruine plutôt que d’assurer mon salut.
J’ai dénoncé au début, mais cela n’a pas eu d’effet. Les adultes ne sont pas intervenus. Et puis, quand tu es jeune, tu ne veux pas décevoir tes parents, donc le problème s’amplifie. À l’époque, on intervenait mal, on allait confronter l’agresseur en lui disant : “Jasmin nous a dit que…” L’agresseur était puni, et quand la punition était levée, il se vengeait (avec le groupe), et frappait plus fort. Il n’y a jamais eu de suivi par les adultes… pour eux, la punition suffisait.
La vraie intervention consiste à développer les compétences émotionnelles et relationnelles des jeunes pour briser le cycle de la violence.
On m’attrapait par les bras pour m’empêcher de me défendre et on me frappait à coups de poing et à coups de pied. On me giflait au visage, on me crachait dessus, et après l’assaut ultime, on m’abandonnait en se retirant dans un rire sadique.
Ce sont des gestes condamnables par la justice chez les adultes ! En lisant ça, tu te rends un peu plus compte de l’impact de ces événements sur un être humain. Tu es au début de ton existence, ce que tu vis présentement, tu as l’impression que c’est pour toute ta vie ! Tout ce qui viendra ensuite en sera représentatif. Moi, à ce moment-là, je pensais : c’est ça ma vie.
Je peux te dire qu’il faut être brave. À la fin de l’écriture de mon livre, je me suis dit : je suis un miracle ! Je m’en suis sorti. Car intérieurement, c’est un enfer d’aller à l’école, de ne jamais parler, de ne jamais poser de questions en classe de peur d’être ridiculisé… c’est dur. Même si c’est derrière moi, ça me suit, ça reste en moi. La confiance est ébranlée. Parfois, même si je sais mieux les gérer, j’ai encore des terreurs intérieures liées à mon traumatisme.
C’est comme si c’était enregistré en moi, sur mon disque dur. T’as beau faire le ménage dans ton ordinateur, c’est toujours là. Tu restes un handicapé intérieur, mais tu peux vivre avec. Ce traumatisme ne doit pas m’empêcher d’exister. Plutôt que de rester assis sur la douleur, il est important de se demander comment réutiliser ce traumatisme afin d’en faire quelque chose de grand.
À chaque agression, le découragement m’affaiblissait, je m’affaissais dans une morbidité émotionnelle, une incompréhension étouffée. Je me demandais : “Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Est-ce que j’ai ma place sur terre ? Est-ce que je vais vivre ainsi toute ma vie ? Suis-je un monstre ? Est-ce que j’ai le droit de vivre ?”
Des années plus tard, même si mes agresseurs n’étaient plus là, ils vivaient en moi. Et là, il devient urgent de faire la paix avec ça. J’ai revu quelques-uns d’entre eux. Déjà, les enfants n’étaient pas les seuls agresseurs ! Et je ne pense même pas s’ils savaient ou comprenaient ce qu’ils faisaient.
Combien de fois ai-je dû m’excuser auprès de mes détracteurs d’être simplement celui que j’étais : un “osti de fif” qui ne savait pas encore qu’il serait homosexuel un jour.
Quand tu te fais prendre, malmené, on t’oblige à t’excuser ensuite. On te somme de justifier l’agression ! En résumé : “Excuse-toi de me faire agir ainsi. Si tu n’avais pas fait ce que tu as fait, je n’aurais pas été violent avec toi.”
J’étais devenu ce que je craignais le plus au monde : un “osti de fif”, une “tapette”, une calomnie sociale. Je devais donc baisser les bras et donner raison à mes agresseurs.
Je devais avoir 13 ans quand j’ai réalisé que je voulais l’attention d’un garçon, cela faisait deux ans que je subissais de l’intimidation. Quand j’ai réalisé que j’étais gay, j’ai pensé : “Je suis les injures que vous me dites.” “Qu’est-ce que je vais faire avec ça ?”
À l’époque, socialement, ce n’était pas bien vu d’être homo. C’est un moment difficile, c’est très conflictuel avec l’adolescence où tu commences à regarder des gens autour de toi, à vouloir quelqu’un dans ta vie, à partager des moments. D’ailleurs, chez les gays, à cette époque en tout cas, il y avait comme un besoin démesuré de se faire aimer. La sexualité arrivait rapidement dans la relation, comme s’il fallait rattraper le temps qu’on nous avait volé. On aurait pu commencer en se tenant par la main… Mais non, on était projetés dans la sexualité sans avoir établi de liens relationnels au préalable. Ma génération a encore du mal à avoir des relations. C’est tout l’enjeu du sentiment de confiance, du lien… Quand on te vole la confiance, c’est très difficile de la retrouver.
Au début des années 70, l’homosexualité était encore considérée comme une maladie mentale.
Socialement, il était normal de rejeter l’homosexualité, très fermement, violemment. Même les adultes s’exprimaient comme ça ! Et ce rejet concernait tous ceux qui étaient présumés. D’ailleurs, toute une génération de garçons – surtout celle avant la mienne – a quitté l’école prématurément pour se diriger vers des métiers plus féminins, car il était difficile d’évoluer dans le milieu scolaire.
Pour ma part, l’entrée au lycée et la découverte du théâtre m’ont permis de me révéler et de ne plus être vu comme un “fif”.
Garder le silence, cacher nos inclinations, c’est admettre qu’être gay ou lesbienne est une tare, et (…) qu’il vaut mieux dissimuler nos penchants si nous voulons profiter du même avancement social que les autres.
Aujourd’hui encore, je dirais qu’ici, au Canada, près de 50 % des gens ne disent pas qu’ils sont LGBTI. Même dans les lycées, 45 % des jeunes ont peur de subir des discriminations homophobes. Des études ont démontré qu’à compétence égale, on va davantage embaucher un hétéro. La société évolue un peu, mais ce n’est pas encore équitable. Beaucoup de femmes, aussi, vont gommer leur sensibilité pour avoir un emploi… chez les homosexuels, c’est la même chose.
Certes, la société est plus décomplexée, tu peux te marier et fonder une famille ! À notre époque, c’était impensable… En plus d’être considérée comme une maladie, l’homosexualité n’ouvrait aucun droit social. Si l’un mourait, le conjoint ne pouvait pas l’accompagner, il n’était pas reconnu, encore moins par la famille du défunt. Il pouvait tout perdre, jusqu’au moindre souvenir ! Aujourd’hui, quand je vois les jeunes qui s’assument, ça me réconforte beaucoup.
On banalisait mon drame scolaire, et voilà qu’on sous-estimait mes problèmes. (...) Ce qui me perturbe à présent, ce sont les témoignages de jeunes qui sont encore pris dans ce cycle infernal et à qui on sert la même recette qu’on m’a servie il y a trente ans.
C’est pour cette raison que j’ai écrit le livre. Il a d’ailleurs provoqué une onde de choc ! Ce qui m’a le plus surpris, c’est justement la surprise du public qui pensait qu’avec les nouveaux droits pour les homosexuels, il n’y avait plus de problème social… C’est faux, bien sûr. Le combat continue. Mais je dirais que le grand défi aujourd’hui, c’est de faire accepter tous les jeunes qui sont dans le spectre trans.
Je fais un aparté sur la fondation. Quand je l’ai créée en 2010, juste après la parution d’Osti de fif, beaucoup de parents et de jeunes sont venus me voir pour témoigner de harcèlement, qui ne concernait pas uniquement l’homophobie – même si 40 % des jeunes vivent l’homophobie à l’école alors qu’ils ne sont ou ne seront pas homosexuels. C’est là que je me suis dit qu’on devait ouvrir plus grand, à toutes les discriminations et formes de harcèlement scolaires. Cette initiative est venue changer notre perception : d’un coup, toute violence devenait inacceptable. On était tous égaux. L’humiliation à cause d’un embonpoint, de la couleur de peau, de l’orientation sexuelle était une humiliation et la violence faisait partie d’un tout. Par conséquent, on a commencé à accepter la réalité des violences homophobes à l’école.
Il ne faut pas l’oublier : le harcèlement est, aujourd’hui encore, répandu dans le milieu scolaire.
J’étais devenu mon pire ennemi, car j’étais incapable de gérer mes émotions et de trouver des solutions.
À un moment donné, tu n’as plus tes agresseurs autour de toi, mais c’est toi qui fais le travail pour eux. La pire erreur que j’ai faite, c’est d’avoir cru mes agresseurs… J’étais devenu un moins que rien, tout était ma faute. C’est difficile à admettre.
Les traumatismes de l’adolescence qui avaient été relégués dans mon esprit pour assurer ma survie ont refait surface aussitôt que mon inconscient a pu les associer à des circonstances similaires à l’âge adulte.
Ils sont venus empoisonner les beaux moments de ma vie. Au début de mon âge adulte, je me suis battu : pour acquérir une notoriété, avoir un travail, une maison. Et quand tout était là, quand j’avais moins à me battre, c’est comme si mon corps me disait : “Maintenant, il faut que tu guérisses cette blessure.”
On peut comparer la psychanalyse à des montagnes russes.
Ma psychanalyse a duré à peu près 5 ans. Et oui, ce sont des montagnes russes ! Tu transfères tout sur ton ou ta psychanalyste – pour ma part, c’était une femme. Elle devient ta mère, ton père, ta sœur, tes agresseurs… tout le monde ! Et aussi tous tes problèmes : à certains moments, tu la vois avec les défauts de tes parents, de tes agresseurs et même tes propres défauts. Il faut négocier avec ça et c’est très douloureux. Ce n’est pas pour tout le monde, une psychanalyse ! À cette époque-là, je retombais sans cesse dans l’enfance, j’avais toujours besoin d’un adulte. Et en terminant ma thérapie, j’ai pu devenir mon propre père, ma propre mère… je ne m’écroule plus subitement comme c’était le cas avant. Je mets les choses en contexte, j’ai plus le contrôle sur mes émotions, sur ma vie. Je me sens plus armé, avec des hauts et des bas, bien sûr, mais plus armé. Je dis souvent que je fais les paralympiques de la vie !
Aujourd’hui, je considère que je suis doué pour le bonheur et, malgré certains passages difficiles de mon existence, l’essence de ma personnalité a résisté aux traumatismes.
Je pense que mon histoire est un exemple de résilience. Souvent, avec sa résilience, on se demande : “Et maintenant, qu’est-ce que je fais avec ça ?” Je dirais ceci : on redéfinit l’adversité, on redéfinit toutes les choses qui n’ont pas eu de sens, et on cherche à y trouver un sens pour essayer de faire de grandes choses, et d’améliorer la condition des autres.
Merci infiniment Jasmin, d’avoir accepté d’interpréter ton livre…
* Ostif de fif est paru en France, aux éditions de l’Homme, sous le titre Sale pédé.
Pour découvrir les livres de Jasmin Roy :
Osti de fif, Les Intouchables, 2010. Parution française : Sale pédé. Pour en finir avec le harcèlement et l’homophobie à l’école, Les éditions de l’Homme, 2016.
La Quête du p’tit Roy, Publistar, 2013.
#Bitch. Les filles et la violence, Les éditions de l’Homme, 2015.
Osez la bienveillance, Michel Lafon, 2019. Parution québécoise : Éloge de la bienveillance, Michel Lafon Canada, 2019.
20 et une nuit, Michel Lafon Canada, 2021.
Pour découvrir la Fondation Jasmin Roy – Sophie Desmarais :
* L’intimidation est le mot qui définit le harcèlement au Québec.
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De la difficulté de se penser PD
Pendant longtemps, j’ai été seul. Seul dans le monde et seul dans mon corps. Qu’est-ce que mon corps ? Un espace en lutte que j’ai habité tant bien que mal à partir de l’adolescence.