Pas mon genre
par Patricia Di Scala
Le genre, un souvenir d’école : le verbe s’accorde en genre et en nombre avec le sujet de la phrase.
Des années plus tard, il s’invite dans mon quotidien : faut-il signer mes courriers professionnels en féminisant ma fonction ? Clivage : certaines de mes collègues revendiquent haut et fort d’occuper un fauteuil autrefois réservé aux hommes et souhaitent que personne ne l’oublie. Elles exigent donc d’être nommées madame le proviseur, comme dans la série télé. D’autres ne voient pas pourquoi accoler un “le” derrière “madame”… Vestige d’un passé de bonne élève ? Prise de position féministe dans cet univers encore très machiste ? Je deviens madame la proviseure, sans aucun état d’âme. Et je remise aux oubliettes la question du genre.
Quelques années encore et voici que j’entends parler de l’ABCD de l’égalité : programme mis en place par la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem pour lutter contre le sexisme et les stéréotypes de genre. Je comprends vaguement qu’il s’agit de revoir les manuels scolaires et l’enseignement de la langue à l’école élémentaire pour sortir du masculin-l’emporte-sur-le-féminin, ce que je trouve plutôt salutaire. Et je passe à autre chose. La question du genre ne s’est pas encore accrochée à ma conscience. Rentrer dans le vif de ce qui nous relègue à l’état de deuxième sexe n’est pas si facile…
2020 : le Bec Magazine croise ma route, et avec lui la nécessité de regarder tout ça en face. Alors ce numéro 1 ? Genre et identité ? Genre ?
Bon, cette fois, il va falloir s’y coller, sérieusement, parce qu’il me semble bien que c’est sérieux le genre, que c’est essentiel même.
Je commence mon enquête, je vous préviens : on entre dans la linguistique, c’est un peu technique, mais l’effort vaut le coup...
Attaquons la source, l’école élémentaire. Me voilà plongée dans l’histoire de ce fameux ABCD.
Wikipédia me conduit à Yannick Chevalier, auteur d’une étude sur l’enseignement du Français en CE1. Qu’est-ce qui, selon lui, pose problème dans la manière dont on nous raconte le masculin/féminin en nous enseignant la grammaire de notre langue ? Deux choses essentiellement : le féminin est enseigné comme dérivant du masculin, tous les mots seraient donc masculins, leur féminin ne ferait qu’en découler. Faux, disent les linguistes, sorcier et sorcière sont bien deux mots différents, qui ont leur vie propre et indépendante l’un de l’autre. Deuxième problème : la féminisation des mots serait aléatoire, pleine d’exceptions. Faux, si on se réfère à ce qui vient d’être dit, et tendancieux, puisque ce régime d’exception associe au féminin un caractère peu fiable et donc peu engageant. Je cite Yannick Chevalier : “Et l'on peut s’interroger sur ce que visent à enseigner vraiment ces leçons de grammaire. Entretenant implicitement la confusion entre genre grammatical et dimorphisme sexuel [je traduis : différence d’aspect du mâle et de la femelle d’une même espèce], ces manuels peuvent laisser entendre que les filles viennent après les garçons (puisque le féminin dérive du masculin) et que seules les filles font des difficultés, et pas les garçons (puisque les féminins sont irréguliers).”
Première révélation : voilà donc comment, dès l’aube de nos existences, on nous apprend, sous couvert de règles grammaticales indiscutables, à être des hommes premiers du genre et des filles dérivant des hommes, et, cerise sur le gâteau, fauteuses de trouble.
Cette fois c’est sûr, on n’y échappera pas, il va falloir aborder la linguistique. Pourquoi, quand, comment, où, le genre ? Accrochez-vous.
Notre langue a commencé par deux genres principaux, l’animé et l’inanimé, le masculin et le féminin en dérivaient. Puis elle a oublié de distinguer le vivant de l’objet pour se concentrer sur la séparation masculin-féminin. Mais l’allemand, le grec, l’islandais ont gardé un genre neutre, ni féminin, ni masculin ; et le danois un genre commun, féminin et masculin. Quant à l’anglais, encore mieux, il ne genre que les pronoms personnels et les adjectifs possessifs. Et si on va vers le hongrois ou le finnois, alors là, plus de genres du tout !
Premier constat : sans voyager bien loin vers des terres exotiques, on voit que les langues qui nous entourent n’ont pas toute pour dogme le masculin-féminin.
Et si on va en Afrique, alors là, stupeur : les langues bantoues disposent de pas moins de 16 genres ! liquide/solide, grand/petit, plat/relief, rond comme une bague/rond comme une balle, etc. Quant à l'algonquin, groupe de langues amérindiennes, il ne distingue que l’animé/inanimé et humain/non humain, et ignore lui aussi totalement les genres masculin/féminin.
Le masculin/féminin correspondrait donc à un type particulier de culture, de milieu naturel et de besoins matériels ? Si les langues bantoues et l'algonquin ne se fondent pas sur le masculin/féminin, c’est donc que cette distinction n’a rien d’universel, et donc rien de naturel ?
Le dogme indiscutable de nos grammairiens en prend un coup…
Très bien. Mais alors à quoi sert de distinguer le masculin du féminin ? À communiquer plus facilement ? Non, on l’a vu, certaines langues l’ont totalement exclu, ce qui n’empêche pas ceux qui les parlent de se comprendre. Et les linguistes sont à peu près d’accord pour dire que le genre est détaché du sens, qu’il est donc totalement arbitraire, “accidentel” disait Aristote.
Bon, mais comment, partant de cet “accident”, l’étiquetage féminin/masculin a-t-il pu jouer un rôle aussi important dans le grand inventaire de l’expérience de l’espèce humaine ?
La plupart des linguistes ne répondent pas à cette question. Pas plus qu’ils ne savent expliquer pourquoi l’anglais s’est presque débarrassé du genre masculin/féminin, alors que les langues romanes en sont profondément imprégnées. Et ils poussent, les linguistes, le bouchon encore plus loin en ignorant la différence sexuelle qui se planque dans la langue, en niant un sens possible à cette différence. Le genre serait une forme vide, arbitraire, illogique, sans motif… Tout juste bon à nous faire inventer des symboles, comme dans Wikipédia où on apprend que la Lune est une force de vie dévorante, envieuse, quand le Soleil est une force de vie unitaire, vertueuse. Bref, le genre, ça ne sert à rien, mais on ne peut pas s’en passer. Les Anglais s’en passent presque entièrement ? Mais ils ne le font que pour des raisons techniques, pour rendre leur langue plus “pratique”. Peu scientifique, mais les linguistes osent le dire…
Et si le genre avait déjà été déterminé avant que les mots ne soient associés à la réalité ? Voilà qui nous expliquerait que nous considérons la mer comme féminine quand nos cousins italiens et espagnols la voient masculine. Et la mer, est-ce que les Français la sentent différemment des Italiens ou des Espagnols parce qu’elle est féminine ? Certains linguistes n’y croient pas du tout, mais d’autres reconnaissent que le genre a bien une influence sur cette perception. Baudelaire aurait-il parlé de “la mer fauve, la mer vierge, la mer sauvage, au profond de son lit de nacre inviolé” si elle avait été masculine ? Pas sûr…
Et si nous construisions notre imagination à partir de ce masculin/féminin ? La Lune n’a-t-elle pas un visage de femme dans nos livres d’enfance ? Amusez-vous à chercher des dessins de lunes et de soleils sur Google… Vous constaterez alors que, comme le dit le linguiste danois Louis Hjelmslev, “le système linguistique parle toujours à l’imagination et la dirige”.
Bon, on ne sait donc plus pourquoi la Lune est féminine, mais notre inconscient, lui, est structuré sur ce féminin.
Mais, au fait, est-ce que la Lune a toujours été féminine et le Soleil toujours masculin ?
Eh non ! Dans l’indo-européen primitif, notre langue “préhistorique”, la Lune était masculine et le Soleil féminin. Et pourquoi ce changement ? Parce que quand la société humaine a évolué vers le patriarcat, le dieu-père a pris le pas sur la déesse-mère. Et le Soleil est devenu symbole de force et de virilité, la Lune associée à la féminité. Chez les Grecs et chez les Latins, Phébus-Apollon conduit le char solaire quand Diane-Artémis tient la faux lunaire. Tout un programme… La langue allemande a d’ailleurs conservé la version “préhistorique” de la Lune puisqu’elle y est toujours masculine, et se nomme der Mond. Notre Lune rêveuse aux yeux de biche est à elle seule le monde en allemand. Intéressant…
Et voilà le travail ! Comment transformer le genre d’un mot pour qu’il “colle” à une culture fondée sur les valeurs attribuées au masculin et au féminin.
Et quand a-t-elle eu lieu cette tambouille de genres ?
Vous n’allez pas me croire, et pourtant c’est Wensinck qui le dit, un scientifique spécialiste de mysticisme et d’islam : avant les religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islamisme), le genre féminin domine en grammaire parce qu’il est associé à la force et au pouvoir. Le patriarcat, base de ces trois religions, déplace le genre féminin vers le masculin, qui devient dominant. Exemple croustillant : avant le triomphe du patriarcat, les noms donnés aux organes génitaux étaient tous féminins !
Nous y voilà, le genre des mots serait bel et bien lié au patriarcat.
Oui, mais qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
On change le genre de certains mots ? Lesquels ? Et sur quelle base ? Et puis, en fin de compte, si on change le genre de Soleil, de Terre, de pouvoir, est-ce qu’on aura résolu la question ? N’est-ce pas, finalement, le fait que les mots soient genrés masculin/féminin qui pose problème ?
Bref, comme il n’est pas question de s’attaquer à ce dossier, beaucoup trop volumineux, certains, certaines, ont voulu arranger ce qui pouvait l’être.
Dans les années 1970, le mouvement féministe, par la voix de Benoîte Groult par exemple, prône le langage épicène et la féminisation des noms attribués aux professions. Épicène : non genré. Claude est par exemple un prénom épicène. Lorsqu’on écrit épicène, on évite autant que possible de genrer le texte, on essaie de s’adresser à tous et à toutes. On écrit par exemple, pour commencer une lettre, “Madame, Monsieur”. Ce courant prône aussi la féminisation des noms des professions. Mais il faudra attendre une quarantaine d’années pour que les métiers reçoivent enfin un nom féminin, et le langage épicène n’est toujours pas de mise partout, sauf au Bec !!
À propos de la féminisation des professions, voici une pépite qui nous renvoie au billet d’humeur d’Edwige Breiller Tardy : à la fin des années 1990, l’Académie française avait élaboré une distinction acrobatique entre la fonction – qui fait abstraction du sexe et qui ne peut être féminisée – et l’activité – qui peut l’être car elle relève d’une identité personnelle. Elle recommandait donc très sérieusement d’écrire : ”Le médecin des hôpitaux, Mme Isabelle Martin, est nommé directeur de l’hôpital d’Alençon. Dans sa nouvelle activité de directrice, elle n’exercera plus son métier de chirurgienne.” L’Académie a pour mission de rendre la langue ”pure”, précisait le statut de 1635…
Venons-en maintenant au fameux masculin-qui-l’emporte-sur-le-féminin : en 2011, un collectif d’associations lançait une pétition “Que les hommes et les femmes soient belles !” pour tenter de ”révolutionner les écrits, les correcteurs d’orthographe et nos habitudes”. Demande faite à l’Académie française par ce mouvement : réformer l’accord de l’adjectif, pour appliquer un nouveau principe, la règle de proximité : lorsque les noms sont de genres différents, l’adjectif s’accorderait avec le mot le plus proche. Ainsi les manteaux et les vestes seraient blanches et non plus blancs, tandis que les garçons et les filles nous sembleraient gentilles, et non plus gentils. ”Cette règle serait souple, note Clara Domingues, membre du collectif, il suffirait de l’enseigner à l’école et de laisser ensuite vivre la langue.” Et de rappeler qu’en grec ancien, l’adjectif épithète qualifiant des noms de genres différents ne se mettait pas toujours au masculin, comme il le fait aujourd’hui en français : il s’accordait avec le nom le plus proche, en vertu de la fameuse règle de proximité. Le Grand Dictionnaire des lettres (Larousse) souligne qu’en latin, il en était de même, et que cet usage domine même en ancien français.
Notons d’ailleurs que la règle précisant que le masculin l’emporte sur le féminin finit par s’imposer au XVIIIe siècle pour des raisons qui ne doivent pas grand-chose à la linguistique : à cette époque, la supériorité masculine va tout simplement de soi. ”Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte”, affirme Bouhours en 1675. “Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle”, complète élégamment, en 1767, le grammairien Nicolas Beauzée.
“Cette règle grammaticale qui instaure la domination du masculin sur le féminin est historiquement très datée : elle nous renvoie à la monarchie absolue, au Roi-Soleil et au catholicisme triomphant, regrette Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherches au CNRS. La langue, c’est l’architecture de la pensée. Nous sommes au XXIe siècle : adoptons donc la règle de proximité, qui est plus simple et plus esthétique. Elle sonne mieux à l’oreille, elle offre plus de liberté dans l’écriture, et surtout, elle est plus égalitaire.”
C’est donc bien, encore et toujours, que l’on parle du genre des mots ou des règles de grammaire, une histoire de patriarcat…
Je ne peux pas finir cette enquête sans évoquer l’écriture inclusive, querelle qui fait rage en ce moment. Il s’agit, on le rappelle, de rendre le féminin visible, donc d’inclure les femmes, soit en utilisant le point ou le tiret, cher.e.s lecteur.rice.s, soit en formulant les phrases de façon épicène, préférant l’humanité à l’Homme, le parent au père ou à la mère. C’est le choix que nous avons fait au Bec, comme le précisait Ana Ciotto dans notre numéro 0. Parti pris d’aujourd’hui, réalisable par tous et toutes, qui ferait exister tout le monde, hommes et femmes.
Conclusion ?
Mon voyage dans les contrées parfois arides de la linguistique m’a montré que les mots que je dis tous les jours et la grammaire dont je les affuble avec application depuis les tout premiers jours de mon existence sont imprégnés, façonnés, modelés par le patriarcat. Une révélation ? Non, je le savais vaguement sans le savoir vraiment. Se confronter à cette réalité avec un saut dans l’histoire de la langue, et donc de l’humanité, est tout de même édifiant...
Sans compter que Lacan (psychanalyste éminent de la seconde moitié du XXe siècle qui a affiné la théorie freudienne de l'inconscient) a apporté la cerise sur ce beau gâteau en affirmant que l'inconscient est structuré comme un langage… Voilà qui finit de convaincre que les mots et leur grammaire sont un des ciments du patriarcat, et pas le moindre.
Sources :
Patrizia Violi, “Les origines du genre grammatical”, in Langages, 21e année, n° 85, 1987.
Anne Chemin, “Le sexe linguistique”, in Le Monde, 14 janvier 2012.
Yannick Chevalier, “Enseigner la grammaire du genre : à propos du traitement idéologique de la langue dans les manuels scolaires de CE1”, in Le Français d’aujourd’hui, 2016/2 (n° 193).
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Des noms de métier féminins?
La lecture du texte de la commission de travail de L'Académie Française sur la féminisation des noms de métiers et de fonction m'a littéralement fait sortir de mes gonds ! Que de justifications machistes !