Des noms de métier féminins?
un bonnet d’âne pour la France !
par E. B. T.
“L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue plus qu’on ne le croit à l’omission du féminin dans le droit. L’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée.” Hubertine Auclert, 1899.
La France renâcle-t-elle encore aujourd’hui à féminiser les noms de métiers ou de fonctions ?
Je me souviens d’avoir entendu dire au cours de mes études qu’un métier qui se féminise est un métier qui perd de son prestige et se dévalue… Telle l’enseignement, la médecine, le barreau…
En 2019, sommée par la Cour de cassation d’intervenir après 30 années d’opposition plus ou moins passive, longtemps après les autres pays francophones, l’Académie française finit par rédiger un rapport pour dire, non pas que la docte assemblée est d’accord, mais qu’aucun principe ne s’oppose à la féminisation des noms de métiers*, alors que dans les faits, c’est réglé depuis 2017 par une circulaire ministérielle qui ordonne de féminiser dès lors métiers, fonctions, titres et grades dans ses textes et ses courriers, lorsque ceux-ci sont tenus par des femmes…
Que dit ce rapport édifiant de la commission de l’Académie française sur la féminisation des métiers et des fonctions ou grades du 1er mars 2019 ? C’est une longue justification de sa non-implication, pour ne pas dire de ses réticences, de ses lenteurs dans le processus de féminisation, sous couvert de laisser l’usage “faire langue” en vue, précise-t-elle, “d’indiquer les voies pouvant être suivies pour faciliter une évolution harmonieuse de l’usage qui soit respectueuse des règles fondamentales de la langue”. Avec une insistance particulière et redondante sur l’opposition même de quelques femmes concernées dans ce processus de féminisation du vocabulaire.
Regardons de plus près…
Chapitre 1 : Noms de métiers
La mission de l’Académie française n’est pas de dresser une liste exhaustive des noms de métiers et de leur féminisation inscrite dans l’usage ou souhaitable. Ce serait une tâche insurmontable dans la mesure où les noms de métiers sont très nombreux et où nous traversons par ailleurs une période de transition sociale et d’évolution des usages (d’autant que l’Académie est trop respectueuse des us et coutumes pour ce faire…) (1).
Or il convient de laisser aux pratiques qui assurent la vitalité de la langue le soin de trancher : elles seules peuvent conférer à des appellations nouvelles la légitimité dont elles manquaient à l’origine. (Voilà le bon argument, celui des pratiques et de l’usage, que l’Académie a si longtemps réfuté pour imposer la pureté de la langue française…)
L’Académie se gardera donc d’édicter des règles de féminisation des noms de métiers : se fondant sur l’usage, qui décidera et tranchera en dernier ressort, elle indiquera les limites dans lesquelles peuvent être envisagées les formes que prendra cette adaptation légitime de la langue aux mutations de la société (…). (Laissons plutôt les gens s’empoigner sur le sujet, c’est beaucoup plus divertissant…)
Quelques exemples intéressants de règles que l’Académie met en avant pour affirmer son rôle de “gardienne de la langue française” :
Si le nom se termine en “-teur”, le féminin est ordinairement marqué par la forme “-teuse” quand il existe un verbe correspondant (“une acheteuse”, “une rapporteuse”, “une toiletteuse”) ou par la forme “-trice” en l’absence de verbe ou quand le verbe ne comporte pas de “t” dans sa terminaison (on aura ainsi “une apparitrice”, “une rédactrice”). Un cas épineux est celui de la forme féminine du substantif “auteur”. Il existe ou il a existé des formes concurrentes, telles que “authoresse” ou “autoresse”, “autrice” (assez faiblement usité) et plus souvent aujourd’hui “auteure”. On observera que l’on parle couramment de “créatrice” et de “réalisatrice” : or la notion d’“auteur” n’est pas moins abstraite que celle de “créateur” ou de “réalisateur”. “Autrice”, dont la formation est plus satisfaisante, n’est pas complètement sorti de l’usage, et semble même connaître une certaine faveur, notamment dans le monde universitaire, assez rétif à adopter la forme “auteure”. (…)
Par ailleurs, s’agissant du féminin du substantif “écrivain”, on constate que la forme “écrivaine” se répand dans l’usage sans pour autant s’imposer.
Une véritable difficulté apparaît avec la forme féminine du mot “chef” (comme par hasard…) : le cas mérite qu’on s’y arrête, ce mot étant employé dans de nombreuses locutions, telles que “chef de chantier”, “chef d’équipe”, “chef de rayon”, “chef de gare”, “chef de rang” (dans la grande restauration), “chef de bureau”, “chef de cabinet”, “chef d’orchestre”. Ce mot a donné lieu à la création de formes féminines très diverses : (la) “chef”, “chèfe”, et même “chève” (comme “brève”), “cheffesse” (ancien), sans omettre “cheftaine”. (Bien sûr, on donne les exemples les plus abscons… pour déprécier la féminisation des noms ! Marc Fumaroli, ce respectable Académicien, s’était rendu tristement célèbre sur le sujet en 1998 avec cette tribune : “Mairesse, doctoresse, chefesse riment fâcheusement avec fesse (…). Tranchons entre recteur, rectrice et rectale…” La vulgarité pour un peu de postérité !!)
Ce cas est révélateur : le métier pose en lui-même le problème de sa dénomination, et le féminin ne se forme pas naturellement. (Tiens tiens ! comme c’est bizarre…) La forme “cheffe” semble avoir aujourd’hui, dans une certaine mesure, la faveur de l’usage. Si l’on ne peut soutenir que cette forme appartient au “bon usage” de la langue, il paraît également difficile de la proscrire tout à fait étant donné le nombre d’occurrences rencontrées dans les sources que la commission a pu consulter.
L’étude du mot “chef” conduit donc à un constat : la langue française a tendance à féminiser faiblement ou pas les noms des métiers (la remarque peut être étendue aux noms de fonctions) placés au sommet de l’échelle sociale. L’usage fait une différence entre les métiers les plus courants et les degrés supérieurs de la hiérarchie professionnelle, qui offrent une certaine résistance à la féminisation. (Mais qui sont donc ces personnes au degré supérieur de la hiérarchie pour offrir une telle résistance ?) Cette résistance augmente indéniablement au fur et à mesure que l’on s’élève dans cette hiérarchie. (Bizarre, vous avez dit bizarre ?)
La commission a fait le choix de ne pas méconnaître les difficultés pratiques auxquelles se heurte la féminisation et s’est efforcée de les recenser sans prétendre à une quelconque exhaustivité. (Oui, oui, il y en a beaucoup d’autres, mais on les passera sous silence…) L’Académie constate les évolutions en cours (…). Elle refuse toute tentative pour forcer l’usage, qui risquerait d’introduire des formes mal reçues du public. (Comme c’est étrange, quand on sait qu’elle a édicté la règle des accords, en toute autorité…)
La commission tient à rappeler que, dans ses prises de position antérieures, l’Académie n’a cessé d’en appeler à la liberté de l’usage (l’usage du moment ne se référant qu’à la gent masculine). L’imposition de normes rigides en matière de féminisation méconnaît en effet le souhait exprimé par certaines femmes de conserver les appellations masculines pour désigner la profession qu’elles exercent. (Mais oui, c’est bien sûr, ce sont les femmes qui refusent cette féminisation… alors pourquoi insister !)
Liberté d’usage, insiste hypocritement l’Académie, mais surtout résistance passive à cette évolution des usages vers la féminisation… S’il est à noter que l’Académie française aujourd’hui relâche sa rigueur au vu de l’usage de la langue, acceptant des assouplissements de certaines règles d’orthographe (particulièrement dans les accords difficiles de participe passé des verbes réfléchis, par exemple, ou des concordances de temps)… pourquoi n’impose-t-elle pas d’autorité des formes féminines aux noms de métiers comme elle a imposé la règle des accords stipulant que le masculin l’emporte sur le féminin ?
Voyons ce qu’il en est avec la féminisation des noms de fonction, titre et grade : de nombreuses redondances sur la priorité donnée à l’usage de la langue, en dehors de toutes prises de position (pendant que certains s’écharpent sur les mots, l’Académie évite d’assumer les changements…) et sur les résistances des personnes concernées qui justifient sa passivité.
Chapitre 2 : Noms de fonction, titre et grade
Voilà comment l’Académie, par un tour de passe-passe, tente de contourner la question : puisque l’usage a finalement féminisé les noms de métier, organisons la résistance avec les noms de fonction et de grade ! Il suffit de distinguer le métier de la fonction !
Mais peine perdue, en 2017, l’Administration fait paraître une circulaire afin que tous les noms des fonctions administratives soient féminisés… La mort dans l’âme, l’Académie, ne pouvant désapprouver ce que tous les pays francophones ont déjà approuvé et mis en œuvre depuis 40 ans, tente encore de justifier ses lenteurs et hésitations ! Lisez plutôt !
Comme dans le cas des noms de métiers, la langue doit transcrire fidèlement l’exercice par les femmes des fonctions et des charges auxquelles pendant longtemps elles n’ont pas eu accès. (...) L’usage a longtemps distingué le fait d’exercer une activité professionnelle et celui d’être investi d’une fonction ou d’une charge, d’être titulaire d’un grade ou de porter un titre. (…) En octobre 1998, la Commission générale de terminologie et de néologie (COGETHERM) avait insisté sur la distance qui existe entre la fonction et l’individu qui l’exerce (…), une fonction n’appartient pas à l’intéressé : elle définit une charge dont il s’acquitte, un rôle social qu’il assume, une mission qu’il accomplit. On n’est pas sa fonction : on l’occupe. (…)
Cette distance entre la fonction, le grade ou le titre et son détenteur a été soulignée au moment où les femmes eurent accès à des fonctions jusque-là occupées par les hommes. Elle ne constitue pas pour autant un obstacle discriminant à la féminisation des substantifs servant à les désigner. (Là, c’est le comble de l’hypocrisie !) Mais elle peut expliquer en partie les réserves ou les réticences observées dans l’usage. (…) (Elle) invite à une grande souplesse d’utilisation : une application systématique et rigide de la féminisation peut constituer en fait un obstacle à son acceptation par la société (…) (Les réticences de l’usage, bien évidemment ! Surtout ne pas forcer, ce serait contre-productif !) Aucune contrainte imposée au langage ne suffirait à changer les pratiques sociales : forcer une évolution linguistique ne permet pas d’accélérer une mutation sociale. (...) Cette réalité impose de reconnaître qu’aucune pratique uniforme ne saurait imposer la généralisation de la féminisation. (…) Il est indéniable que la langue a jusqu’à présent marqué une certaine réserve à féminiser les appellations correspondant aux fonctions supérieures de la sphère publique. (Nous y voilà ! La langue ! c’est la faute de la langue, vous dis-je, c’est elle qui est la cause de toutes ces lenteurs…) Ce qui est en jeu est la nature même de ces fonctions : il existe bel et bien un type de fonctions pour lequel la désignation ne traduit pas de façon automatique le sexe de leur détenteur. Ainsi le mot “ambassadrice” est employé depuis la fin du XVIᵉ siècle pour désigner l’épouse d’un ambassadeur. (…) (Mais oui, c’est cela, le féminin ne renvoie qu’à des emplois subalternes, tout au mieux à des faire-valoir d’une autre époque…) Cet usage (…) est tombé en désuétude (enfin !) (…) tant il est devenu habituel que les femmes aient une situation sociale autre que celle qui tient au métier ou à la fonction de leur mari. (…)
On ne peut toutefois que constater la réticence de l’usage dans certains corps de l’État : il ne saurait être question d’imposer des formes féminines contre le vœu des personnes intéressées. (Et une couche supplémentaire de fausse justification : personne n’en veut vraiment de cette féminisation… surtout les personnes concernées !) Et les femmes membres du barreau répugnent encore très largement à être appelées “avocates”, bien que cette forme soit reçue de longue date dans l’usage courant et ait été enregistrée par tous les dictionnaires (elle est attestée pour la première fois au XIIIᵉ siècle et est introduite, au sens moderne, dans la 8ᵉ édition du Dictionnaire de l’Académie). (La preuve même que l’Académie est favorable à la féminisation.)
Ces limites observées à la féminisation rappellent que la langue n’est pas un outil qui se modèle au gré des désirs de chacun, mais bien une réalité soustraite à toute tentative de modification autoritaire, qui a sa vie propre et ses rythmes d’évolution spécifiques. (Et ce, alors même que la première femme à avoir été appelée, dans notre pays, à diriger le gouvernement, avait préféré s’en tenir à la forme masculine, seule à même de marquer, à ses yeux, le degré d’élévation de cette charge). (Ah ! Ah ! La voilà bien la preuve que les femmes n’en veulent pas de cette féminisation !! Même Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, mettait son point d’honneur à être appelée Madame le Ministre entre 2002 et 2007.)
******
Cette résistance tiendrait donc à la fonction occupée et au pouvoir qu’elle lui confère. L’Académie n’y serait donc pour rien ! Pourtant, dès les années 1650-1670, l’Académie française condamne des termes qui sont utilisés par tout le monde au prétexte qu’ils ne sont pas conformes à la langue. Des professions, des activités, des fonctions. C’est un souci constant de l’Académie de renforcer les pouvoirs du masculin dans la langue. Avec l’idée qu’il y a des métiers faits pour les hommes, il y a des pouvoirs des hommes auxquels les femmes ne peuvent pas accéder. Car, jusqu’en 1980, avant l’arrivée de la première femme académicienne (Marguerite Yourcenar), c’était un monde d’hommes qui s’opposait à la féminisation des noms. L’Académie se retrouve soudain contrainte de l’accepter en prétextant l’usage qu’elle a si longtemps dénigré en d’autres temps, usage qu’en fait particulièrement l’Administration qui a adopté la féminisation des noms de fonctions depuis plusieurs années.
Pour l’heure et pour en finir avec ce chapitre plus attristant qu’hilarant, écoutez la secrétaire d’État à la Transition énergétique, Brune Poirson, reprendre en pleine séance de l’Assemblée le sénateur Gérard Longuet sur l’emploi mal genré de son titre. C’était le 22 novembre 2018…
Il en faut des luttes pour se faire respecter…
Repères historiques :
1979 :
- Le Québec, stimulé par la proximité des États-Unis, est le premier à intervenir.
- La Gazette officielle du Québec adresse aux administrations des recommandations visant à féminiser les noms de métiers.
1984 :
- En France, une première initiative avec la création d’une “Commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes” présidée par Benoîte Groult. Lever de bouclier de l’Académie et de la presse.
1986 :
- Publication de la circulaire du 11 mars 1986 du Premier ministre Laurent Fabius. Mais un changement de majorité politique condamne cette initiative.
1988 :
- En Suisse, dans le canton de Genève, une loi féminise les noms de profession – la Confédération helvétique a donné des instructions pour l’adoption de dénominations non discriminantes.
1993 :
- Belgique francophone : un décret étudié par le Conseil supérieur de la langue française impose la féminisation aux administrations de la Communauté et aux institutions qu’elle subventionne.
1994 :
- Belgique : parution du Guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre
(photo ci-contre).
1998 :
- France : Le mouvement reprendra 12 ans plus tard sous le gouvernement Jospin, et donnera lieu à une nouvelle circulaire, du 6 mars 1998 qui sera suivie d’un Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions dans l’Administration.
2005 :
- France : Une étude sur la féminisation des noms de métiers et des titres dans la presse française (1988-2001) fait apparaître un retard de féminisation pour les noms de métiers académiques tels que “professeur” ou “auteur”, contrairement aux métiers appartenant au monde politique ou de l’entreprise.
2014 :
- Après maintes résistances, la commission de l’Académie française fait une mise au point sur sa “non-opposition” à la féminisation des noms, mais se réclame gardienne de la langue.
2017 :
- 21 novembre, circulaire du Premier ministre Édouard Philippe, relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française, appelle à féminiser les titres, les métiers et les fonctions dans les textes publiés au Journal officiel : “s’agissant des actes de nomination, l’intitulé des fonctions tenues par une femme doit être systématiquement féminisé sauf lorsque cet intitulé est épicène.” (Forme identique du masculin et du féminin)
2019 :
- L’Académie française, en retard par rapport à tous les pays francophones, précise dans un rapport de 20 pages qu’il n’y a “aucun obstacle à la féminisation des noms”…
Il était temps. Car le masculin ne peut pas être neutre, ne s’en défendent messieurs les académiciens…
(1) Tous les caractères gras ont été ajoutés.
Illustration de l'article sur la page d'accueil : © Dans le détail, Élisa Géhin, Les Fourmis rouges, 2017
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