Pas de toît pour toi, femme
par Fettouma Aouimeur Chikhi
J’ai partagé avec Yamina la vie d’étudiantes en géologie, puis le métier d’enseignantes à l’Université des Sciences d’Alger. Nous avons continué à nous voir jusqu’à la veille de son décès. Elle a pris sa retraite parce qu’elle souffrait d’une insuffisance respiratoire qui ne lui permettait plus d’exercer son métier. Elle ne quittait plus son appartement. C’était sa coquille protectrice. Suite à sa disparition, le Réseau Wassila qui lutte pour les droits des femmes m’a demandé de rédiger un hommage à sa mémoire. J’ai choisi de le consacrer à une ségrégation vécue par Yamina… et quelques autres… au cours des années 70 : celle du droit au logement.
La disparition de notre amie et collègue, la professeure Yamina Mahdjoub, s’ajoute à celle de nombreuses femmes de notre génération qui ont eu le privilège d’aller à l’école dans les années 1950. Celles qui ont bénéficié de bourses pour s’inscrire dans des internats et se consacrer entièrement à leurs études : apprendre la langue et la culture française, développer un esprit rationnel et rigoureux. Yamina Mahdjoub appartenait à cette école où il fallait prouver que les Algériennes (Indigènes, Musulmanes) pouvaient exceller. Il fallait aussi ne pas décevoir les parents qui voulaient que soient conservées certaines “valeurs” inculquées par les familles qui risquaient de se diluer dans la laïcité des écoles françaises. Un parcours difficile, en somme, dont l’aboutissement n’était pas bien défini.
À la fin du cycle secondaire, les filles étaient souvent poussées par les parents à suivre une carrière dans l’enseignement car le contrat signé avec l’institution assurait un poste aux candidates, et l’internat des Écoles normales d’institutrices prolongeait “la sécurité” pour les filles. De nombreux parents eurent cependant la désagréable surprise de constater que l’École normale supérieure de Vieux Kouba était un établissement mixte ! Mais reculer pour les parents devenait difficile et le métier de professeur des lycées était un beau métier fait pour les femmes.
L’École normale supérieure de Vieux Kouba, couplée avec l’université d’Alger, réunissait tous les bacheliers d’Algérie ; elle était réputée pour les qualités de son enseignement et, pour y accéder, il fallait passer un concours national. Sur plusieurs centaines de candidat·e·s, seul·e·s quelques dizaines étaient pris·e·s. C’est là que Yamina Mahdjoub, que tout le monde appelait “Mimiche”, fit de brillantes études sans un faux pas. Sa licence de sciences naturelles obtenue avec succès, elle fut parmi les rares majors à soutenir son Diplôme d’Études Approfondies et à entamer une carrière de chercheure avec un recrutement dans le corps des assistants à l’université d’Alger, en 1970.
Malheureusement, il faut dire que de nombreux obstacles se dressaient sur le chemin des universitaires femmes, et très tôt, cette assistante de 23 ans se heurta au problème majeur du logement. Le ministère logeait les enseignants mais non les enseignantes. Ces dernières étaient tolérées pendant quelques années en cité universitaire. Au département de géologie, Yamina et moi étions dans le même cas ; c’est alors qu’un professeur, venu dans le cadre de la coopération internationale, se trouvant à l’étroit dans les cages de la cité des Asphodèles, loua une villa au Club des Pins et nous proposa son logement de fonction en gardiennage. Pendant quelques mois, nous avons connu la tranquillité. Elle ne dura guère, hélas ! Très vite, le gardien de la cité qui, en ces temps-là avait des grilles et des portes, avait repéré ces deux femmes jeunes habitant seules, et il vint régulièrement taper à notre porte pour nous demander de faire sortir les personnes qui nous rendaient visite, dont souvent des membres de nos familles. Il disait que c’était absolument interdit (???) de recevoir du monde. Suite à nos récidives, le professeur-logeur fut convoqué au Service des logements du Ministère, et on lui donna le choix entre nous expulser immédiatement de son appartement ou restituer les clés au Ministère, puisqu’il ne l’occupait pas. Nous quittâmes l’appartement, un collègue vint l’occuper et il reçut de nombreuses visites sans jamais être inquiété.
D’une solution provisoire à l’autre, souvent en chambre universitaire, ou dans des appartements éphémères, nous étions toujours en quête d’un toit. Nous avions bien demandé un appartement de fonction pour deux, mais on nous opposait toujours un refus. C’est alors qu’un collègue algérien nous proposa d’occuper provisoirement le studio qu’il avait quitté après son mariage. Nouvelle période de grâce mais, la sachant de courte durée, nous avons multiplié les demandes pour obtenir un logement de fonction. Toutes les démarches se révélèrent vaines. Yamina réussit encore à se faire loger par des amis jusqu’au début des années 1980. Lassées de démarches stériles, de nombreuses enseignantes rejoignirent la Section syndicale de l’université d’Alger et, au lieu de consacrer leur temps à la recherche, elles luttèrent pour diverses causes sociales dont le droit au logement pour les femmes. C’est ainsi que “naturellement”, certaines rejoignirent des associations qui militaient secrètement pour les droits des femmes. Une délégation importante déposa une pétition exigeant le logement pour les enseignantes sur le bureau du ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque (M.A. Bererhi). Il fut sensible à la revendication et donna des instructions en faveur du dossier.
Enfin ! des femmes célibataires bénéficièrent d’un toit. Selon la superficie de l’appartement, elles furent logées seules ou à plusieurs. En 1981, après 10 ans d’acharnement, Yamina Mahdjoub eut un logement où elle put rentrer le soir après des journées très chargées à l’USTHB. Ainsi se passa sa vie, entre l’université, le terrain de recherche avec ses étudiants et son domicile chèrement conquis… jusqu’au 25 décembre 2020.
À l’université d’Alger, la lutte syndicale dura jusqu’à l’interdiction de la section syndicale de l’université d’Alger en 1976. Quant aux associations de femmes, elles se multiplièrent à partir des années 1980, et la revendication principale devint l’abrogation du code de la famille venu instituer l’infériorité des femmes en matière de droits.
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