LE BEC MAGAZINE

Le goût des filles

06.05.2021

Legoutdesfilles

par Ana Ciotto

 

J’ai une fille, Lou, presque trois ans au moment où se passe cette histoire. Est-ce que les parents ont déjà compris tout ce que signifiait cette phrase anodine, “presque trois ans” ? Est-ce que vous l’entendez, le gosse hurler au scandale parce que SI, il veut mettre un bonnet en laine en plein mois d’août, avec sa bouée canard pour aller au marché, pieds nus avec votre téléphone en guise de hochet ? Et que NON, il ne cédera pas cette fois. Est-ce que vous le voyez, ce petit être minuscule qui sort de son corps un son tellement strident, roulé par terre, accroché à votre pantalon, que vous pensez sérieusement à investir dans un casque antibruit ? Non, bien sûr, vous ne bricolez pas, et d’ailleurs vous n’êtes pas très festoche, ce n’est pas la question. 

Donc Lou hurle. Veut tout décider. Se contorsionne. Est incapable de se ressaisir. Il faut juste… patienter.

Je le sais, hein. J’en ai eu un autre avant, ça rend philosophe. Donc je ne suis pas spécialement inquiète. Je suis tranquillement impuissante, j’attends qu’elle grandisse, je sais bien qu’il n’y a rien à faire. Attendre que son cortex préfrontal se termine, on sera au top d’ici trois ans. Pour l’heure, la seule chose qui m’intéresse : me préserver de ses crises. Toute solution est bonne à prendre.

Lou reçoit en cadeau des sandales pour l’été. C’est, selon moi, sans équivoque : elles sont monstrueuses. Dorées et satinées, elles arborent sur le dessus une large broderie de perles pailletées de toutes les couleurs avec, bien sûr, une dominante rose. C’est bien simple, je pense qu’elles peuvent déclencher des crises d’épilepsie.

Lou les a-dore. Elle dit même : “Maman ! C’est les chaussures de Dalida !” Elle sait s’y prendre avec moi (j’adore Dalida, tout à coup le kitsch me semble ultra tendance, c’est rétro, c’est disco, c’est presque beau).

Et puis, surtout, elle les met. Sans se rouler par terre, sans dire que non, elle veut ses bottes en caoutchouc ou bien les chaussons de son frère, Mattis. Elle est amoureuse de ses chaussures qui sont confortables, de saison et solides. C’est tout ce qui compte. J’ai un petit reste de honte quand je croise des copains avec ma mini Dalida à côté. J’ai envie de me justifier, alors je le fais. J’alourdis le ridicule de la situation, j’en conviens, mais c’est plus fort que moi. “Croyez pas que ça m’amuse de déguiser ma fille, c’est pas ce que vous pensez, c’est juste pratique, ok ? Je suis pas du genre paillette moi, bordel.”

Mais d’où vient mon aversion pour les sandales dorées ? Cela vient-il de mes goûts propres, ou bien est-ce que je me défends contre une injonction genrée ? Et si je me bats contre cette injonction en la rejetant massivement, est-ce que finalement, je ne suis pas en train de la renforcer malgré moi ?

Si on prend juste un tout petit pas de côté : je serais donc tout aussi stéréotypée que les personnes que je critique, celles qui collent des nœuds roses sur les crânes chauves de leur bébé femelle et qui disent à leur fils de pas chialer comme une gonzesse.

En voulant me battre contre les stéréotypes de genre, j’en crée d’autres, en négatif. Je conforte l’idée que les prétendus goûts de fille ne sont pas de même valeur que les prétendus goûts de garçon. Bravo ma petite, c’est malin, ça. Je me vois faire, et je me dis “laisse-la tranquille, ta fille. Elle a le droit d’aimer des trucs girly, elle a le droit de tout aimer, le bleu comme le rose, les camions comme les poupées, elle a le droit d’être ambitieuse et de prendre soin des autres. Rien de tout cela n’est incompatible”.

Ça, c’était la première marche de la déconstruction de ma déconstruction.

Mais, vous allez voir, il y en a une autre.

On arrive chez des copains, avec les sandales Dalida aux pieds de Juniore. Charly et Mattis, six ans tous les deux, les découvrent pour la première fois. 

Ces deux petits garçons sont ni plus ni moins des petits garçons de leur âge, ils aiment les dinosaures, Charly joue au foot, Mattis aime les Vikings. Ils ne se résument pas à ça, parce que de toute façon, personne ne peut se résumer à ça. Ils aiment aussi inventer des histoires, ils s’imaginent faire le tour du monde en camion, ils dessinent, ils jouent… Bref, ce sont des enfants, pas des mâles alpha en puissance, mais pas anti-“trucs de mecs” non plus. Ils sont eux, quoi.

Et tous les deux s’extasient devant les sandales pailletées. Ils sont fascinés, les touchent, les trouvent magnifiques. Ils rêvent de les porter, mais elles sont beaucoup trop petites.

Et là je me rends compte.

Ce qu’on nous vend comme des “goûts de fille” – ce que certains ont en horreur chez les garçons de peur que leur quéquette finisse par tomber ou qu’ils deviennent des “petits pédés”, ou ce que certaines femmes comme moi craignent dans leur garde-robe, ce ne sont pas des goûts de fille. Ce sont des goûts d’enfants.

La plupart des enfants aiment les couleurs vives, les motifs, ce qui brille, les paillettes, le sucre et les tenues exubérantes.

C’est pas un alcool de fille ou de pédé, le petit Kir cassis. C’est sucré, c’est un goût d’enfant.

C’est pas une robe de fille, le truc à froufrous avec des pois multicolores ; c’est un déguisement, c’est un plaisir d’enfant.

Mais d’où vient ce raccourci goût d’enfant = goût féminin ? Et pourquoi est-ce que c’est toujours dévalorisant ? “Oui je sais, j’ai des goûts de fille”, dirons-nous pour nous excuser. Non seulement c’est faux, mais en plus, ça sonne mal, ça dénote une partie de notre être qui serait superficielle, légère, naïve, bébête ou tout simplement… infantile.

Alors je réfléchis. Je scanne ma mémoire et toutes les informations que je trouve sur l’histoire des femmes.

Par exemple, en 1971, les femmes ont le droit, pour la première fois en France, d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari. Il y en a tant d’autres : le droit à l’éducation, le droit de vote, la contraception, le devoir conjugal… Les femmes ont longtemps été infantilisées et sous domination masculine ; même si les avancées sont nombreuses, la domination est toujours présente (typiquement, les différences de salaire). Les femmes ont été trop souvent réduites à leur fonction maternelle. Elles n’étaient pas perçues comme suffisamment dignes de se penser elles-mêmes. Elles étaient donc, au même titre que les enfants, incapables de raison. Les petits garçons finiraient par l’obtenir, mais pour le reste de l’humanité, on s’en tiendra à leur “grande sensibilité”, l’opposé même de la raison. Et vas-y que j’aime les fleurs, les jolies robes, alors je ne te parle même pas des jolies robes à fleurs. Elles ne sont pas bien futes-futes, mais elles savent aimer, voir le beau (mais pas le créer), s’occuper des enfants (en même temps, il n’y a rien de trop compliqué) et tenir le foyer (c’est un minimum).

Chaque fois qu’on nomme le soi-disant “goût de fille”, on prolonge la pensée patriarcale selon laquelle les femmes ne sont pas dignes de raison. Si je n’aime pas les paillettes, c’est donc bel et bien une construction culturelle et il ne s’agit pas de mes goûts propres : c’est parce que je veux qu’on me reconnaisse comme une personne pensante.

Mais au lieu d’observer nos goûts de façon neutre, sans les amalgamer à notre sexe, on va fortifier la croyance genrée du goût. On dira à la petite fille qui remarque le joli bracelet d’une amie “c’est bien une fille, ça !”, alors qu’elle n’a fait que nommer le beau. Mon fils Mattis, au même âge que Lou, s’émerveillait de la même manière face à ce qui lui semblait être un gros jouet scintillant accroché au bras d’une femme, et personne ne renforçait l’idée que son observation était liée à ce qu’il avait entre les jambes. Lou, à chaque fois, n’y rate pas. On lui explique alors inconsciemment que si elle veut s’inscrire dans le genre féminin, cette attitude est adaptée. On dira à un petit garçon qui veut essayer la robe flashy à froufrous multicolores : “Tu veux pas le déguisement Batman plutôt ?” On lui explique alors insidieusement que ce goût-là n’est pas fait pour lui.

Et si on sortait de tout ça ? On serait plus libre, non ? Si ça se trouve, j’adore les paillettes ! Je suis pour l’abolition du goût genré ; nous devrions dire tout au plus : “Oui, je sais, j’ai des goûts d’enfant !” Et dans mes rêves les plus fous, ce ne serait plus un problème. On a tout à fait le droit d’aimer les fleurs, les déguisements, de s’émouvoir de la petite hirondelle qui fait son nid pour ses petits, de plonger son doigt dans un pot de miel et d’en saliver d’avance, de ne pas vouloir mettre ses chaussures, et se rouler par terre (je suis allée trop loin ?).

Je vais laisser mes enfants tranquilles. Les laisser grandir et jouer. 

Par exemple, jouer à faire le ménage : c’est un jeu de mimétisme, lié à leurs modèles identificatoires. Ça ne doit pas être un jeu problématique pour Mattis de peur qu’il devienne une mauviette. Ça ne doit pas être un jeu problématique pour Lou de peur qu’elle ne s’enferme dans l’asservissement. C’est un jeu qui apprend l’autonomie. C’est un jeu magnifique. Et d’ailleurs, c’est très pratique quand ils s’y mettent (un petit retour sur investissement).

Il ne suffit pas non plus de valoriser les petites filles qui jouent au camion ou qui courent vite, parce que sinon on continue de valoriser le masculin, de leur expliquer qu’elles valent plus que les autres filles, puisqu’elles ont des qualités de garçon.

Si on veut sortir de la dichotomie genrée du goût, il va falloir tout regarder sous un nouvel angle, laisser de côté le stéréotype auquel la tâche est affiliée, et la regarder droit dans les yeux : quelle valeur sous-tend-elle ? Par exemple, le ménage : l’autonomie ; le sport : le challenge ; la poupée : la bienveillance ; le dessin : la créativité…

C’est la seule question qui compte.

Je regarde les sandales de Lou, et je suis attendrie. Il faut absolument que j’en trouve pour Mattis ! Des sandales kitsch pour Dalido !

 

 

 

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annie
A bas les dogmatismes ! Et merci pour l'humour ...
22/05/2021 - 09:01
Dam__Ela
J'ai oublié de parler de ma fatigue d'entendre des gens se plaindre que "les filles se crêpent le chignon entre elles, contrairement aux garçons qui sont moins hypocrites". Théorie validée par certaines féministes. Je ne suis pas d'accord. La société crée tant de rivalité et de compétition partout et entre tout le monde. Les hommes entre eux et les femmes entre elles. Peut-être est-il plus rare de voir des femmes oser entrer en compétition avec des hommes, mais l'hypocrisie et la rivalité ne sont absolument pas à genrer au féminin. J'ai passé de belles années à l'université dans un groupe majoritairement féminin. Quand il y avait des tensions, c'était lié à notre charge de travail, pas à notre sexe ou à notre genre. Et l'amitié reprenait toujours le dessus. Lorsque j'en parle aujourd'hui, certain.e.s trouvent encore le moyen de me dire "Mais c'est parce qu'il y avait 2 garçons dans ta promo, ça créait un équilibre." Encore une façon sournoise de dire que les femmes sont dépendantes des hommes... même pour l'amitié. C'est faux. Les deux garçons faisaient partie du groupe comme nous toutes, ils n'en était pas les casques bleus ! A contrario, j'ai connu des garçons très hypocrites qui écoutaient les confidences de leurs "amis"... uniquement pour révéler ces confidences dans toute la fac et s'en moquer. Toujours est-il que c'est dégueulasse de faire croire aux fillettes qu'elles sont naturellement plus mauvaises que les petits garçons. Je ne m'attendais pas à écrire ces romans ! J'avais besoin de vider mon sac. Encore merci pour l'article ❤
19/05/2021 - 18:01
Dam__Ela
Coup de cœur pour ce bel article ❤ (une question quand même : ça n'est pas plutôt en 1965 que les femmes ont eu le droit d'ouvrir un compte en banque sans l'autorisation de leur mari ?) Ça me rappelle quelques anecdotes sur les réflexions genrées que des adultes imposent à des enfants. Je me souviens d'une fillette d'environ 4 ans qui a pleuré et réclamé sa mère lors d'une sortie cinéma avec un centre de loisirs. L'une des accompagnatrices s'est tournée vers moi et m'a dit avec un grand sourire "Aaah c'est bien une fille ça !" Je me souviens d'une autre fillette croisée dans la galerie d'une supermarché. Fascinée par la boutique de la fleuriste, elle annonce à sa mère qu'elle veut acheter des fleurs pour son papa. Au moment où je songeais que c'était adorable, j'ai entendu la mère répondre "Mais les papas n'aiment pas les fleurs, ce sont les mamans qui les aiment." Bonjour tristesse ! (Et en même temps, ça m'a fait réaliser que je n'ai pas le réflexe d'offrir des fleurs à un amoureux, à mon père, à un oncle, à un ami... peu importe l'occasion.)
19/05/2021 - 17:42
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