LE BEC MAGAZINE

Ma paternité

20.09.2021
mapaternite

© DR

 

par Ghislain Lenoble

 

Je n’ai jamais voulu être père, ou alors pas longtemps : une fois avec une ex, mais pas elle alors c’est passé comme c’est venu : rapidement. Elle rêvait d’œufs qui se cassent. 

   

Trouver une phrase d’accroche pour mise en exergue, ça, c’est fait.

 

Quand cette paternité m’est tombée dessus, j’étais trop jeune pour en avoir déjà eu envie. Pas encore de désir de père, ni de famille. J’imagine que les raisons sont (aussi) à chercher du côté de mon père, sûrement. 

 

Penser à creuser ce sujet, mais dans un autre numéro du Bec. Proposer d’en faire un sur le patriarcat et les névroses familiales ? Ou juste ne pas en parler, c’est bien aussi. Garder ça pour un futur rendez-vous sur le canapé d’un professionnel (qui peut aussi prendre la forme d’une table de massage).

 

Est-ce qu’on peut être prêt à être père à 18 ans ? Une réponse serait de dire qu’il faut optimiser son (mon) rapport à la contraception si on (je) veut (veux) éviter d’avoir à se poser la question. Oui. Certes, mais une fois que cette nouvelle tombe, cette nouvelle d’un ou d’une, que faire ? Tiens, le film de ma vie ne s’est pas déroulé, là, comme ça, sous mes yeux… Tant mieux, ça devrait vouloir dire que je ne vais pas mourir l’instant suivant. C’est déjà ça. Ne pas mourir, d’accord, mais donner la vie ? Enfin, avoir fait quelque chose qui fera qu’une vie sera donnée ? 

 

Plantons le décor : un bar de Crest il y a longtemps, une limonade commandée, et des bides serrés. S’en suit un retour des toilettes avec une mine déconfite : oups. Ce test me dit que je vais être père. Moi ? Mais je ne sais rien faire, rien faire comme un père, je me débats comme je peux avec le mien et je n’y arrive déjà pas ; alors comment faire pour en être un ? À cette époque, je ne me pose pas la question de quel père je serai, c’est comme si je rentrais avec un coup de pied au cul dans la grande famille des pères. Comme s’il n’y en avait qu’une, une seule et indivisible. Est-ce que dans cette famille, on a le droit de ne pas encore savoir, d’être un père en devenir, de réfléchir, au moins de boire sa limonade et d’arrêter d’arrêter de respirer ?

 

Laisser au lecteur une chance de se retrouver dans ce dédale : 

Scène 1 : Le héros fait de la métacognition et questionne les origines de sa légitimité de père.

Scène 2 : Il revient en arrière dans le temps pour situer l’action : un bar crestois. 

Scène 3 : Il va être père, ou au moins il peut choisir de le rester. Elle, elle est déjà mère.

Scène 4 : On y arrive.

 

Quelques gorgées et minutes plus tard, l’amour a fait son boulot : père je suis, père je resterai. OK, on a décidé vite. Je vais avoir un enfant, car après tout pourquoi ne pas utiliser tout cet amour. De cet amour naît donc en ce jour un choix, et de ce choix naîtra un jour un enfant. D’ici-là, penser à respirer : il y a plus ou moins 9 mois de vie intra-utérine et autant de stress.

 

Jusqu’ici, je ne connais de la vie que ce qu’on a bien voulu m’apprendre. Dans mes études, on ne m’a pas appris à être père. On aurait pu. Ça aurait été pratique. On y apprend bien des choses qu’on oublie ou qui ne nous serviront jamais. J’imagine que ce genre de cours pourrait s’appeler, disons, « Parentalité active ».

 

***

 

Le professeur : Bonjour, installez-vous.

Les élèves (entre un peu de peur et beaucoup de timidité) : Bonjour, monsieur.

Le professeur : Pour ce premier cours, je vous propose de vous installer en cercle. Allez-y. Oui, prenez les chaises et posez-les sur le côté, on les rangera plus tard. 

 

Les élèves se regardent en riant. Puis, trop contents de visiblement ne pas avoir à prendre de notes, s’emparent d’une ou deux chaises. Deux minutes plus tard, la disposition est celle d’une salle des Alcooliques Anonymes.

 

Le professeur : Bien, installez-vous. Maintenant, regardez autour de vous. Regardez-vous. Dans deux minutes, je vous donne la parole.

 

Les regards se recroisent. Les mêmes regards mais un peu plus inquiets.

 

Deux élèves entre eux : Mais il est taré, lui. Il nous donne la parole sur quoi ? Il veut que je raconte comment j’ai levé la chaise et pourquoi je l’ai posée ici et pas là ? J’en sais rien, moi ! On m’avait dit que c’était n’importe quoi, ce cours. Bon, en même temps, on fout rien, c’est cool. Attends, je réfléchis quand même, au cas où il m’interroge. Avec la chance que j’ai, ça va encore tomber sur moi. Dans mon horoscope, c’était écrit ce matin : « Vous aurez des choix à faire aujourd’hui : assumez-les. » Tu crois qu’il parlait de savoir où j’allais devoir installer ma chaise ?

Le professeur : Vous deux, au fond, près de la porte… Oui, vous deux, vous voulez bien commencer ? Merci !

Les deux désignés d’office se lèvent et bafouillent : Euh, monsieur, on veut bien commencer, mais on sait pas c’est quoi la question. Euh pardon, on sait pas ce que c’est que la question. Euh enfin… la question… c’est… Vous voulez savoir quoi, au juste ?!

Le reste de la classe rit, mais prudemment, chacun s’estimant heureux de ne pas avoir été choisi.

Le professeur : Pouvez-vous me dire pourquoi vous avez installé vos chaises là ? 

 

Silence.

 

Le professeur : Je vais vous dire ce que je vois, moi. Vous vouliez être à côté de la sortie, prêts à partir si jamais la situation se gâtait. Vous vous êtes dit : si ça chauffe et qu’il faut faire des trucs bizarres, avec un peu de chance, il nous verra pas si on est assis là.

 

Les deux élèves, ne sachant pas quoi répondre, se taisent, sentant qu’il vaut mieux la jouer profil bas.

 

Le professeur continue : Ou alors, pas du tout. Vous vous êtes dit au contraire que près de la porte, c’est un endroit où on voit bien toute la salle, où on est légèrement en hauteur, et que s’il fallait pour une raison ou pour une autre parler au nom du collectif, ce serait le meilleur endroit pour le faire.

 

La classe est muette, ne sachant pas comment réagir devant un tel début de cours. 

 

Le professeur ne s’arrête pas là : Vous voyez, à une même situation correspond deux analyses opposées. Je n’ai aucune idée de pourquoi vous avez mis ces chaises ici et pas là. Et c’est pas ça qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est de vous montrer qu’à partir d’un fait, on peut aller dans toutes les directions, y compris opposées. Et je continue mon raisonnement… Ça va ? Vous suivez ?

Deux autres élèves : Tu crois qu’il faut prendre des notes ? Le cours a commencé ? J’suis déjà largué moi…

Le professeur continue : Le fait c’est : vous bougez des chaises d’un point A à un point B. À partir de ça, on peut tout et rien dire : que vous les avez mises là exprès ou pas, que c’était en réaction à un environnement plus ou moins hostile en termes de chaises, que la place que vous leur destiniez au départ était prise, que vous avez changé d’idée en cours de route, que… On peut tout dire ! Mais moi, ce que je veux dire, c’est : et vous, vous êtes où, vous ? On s’en fout, euh pardon, on s’en fiche de ce que je pense, moi. Ça fait dix minutes que vous m’écoutez tisser des théories sur vous et votre libre arbitre en matière de bougeage de chaises. Mais j’en sais rien, moi ! J’en n’ai aucune idée ! Dites-moi quel est votre ressenti, votre frustration, votre envie ? Po-si-tio-nnez-vous, au lieu de positionner vos chaises. Ça va être ça aussi, vos vies de pères : avancer dans l’inconnu en ne connaissant rien : ni les règles en vigueur, ni ce qu’on attend de vous, ni comment y arriver.  

Un élève : Monsieur, il a commencé le cours ?

 

Rires dans la salle. 

 

*

 

Bien sûr qu’on apprend tout seul à être père. On essaie, on se plante, on réessaie dans l’autre sens et on se plante quand même. Bon je dis ça et, en même temps, j’ai depuis toujours une certitude, ou au moins disons une forte confiance dans mon rôle de père. Mais il faut dire aussi que j’ai un fils incroyable et ça, ça fait la moitié du boulot. Je vous raconte.

 

31 décembre il y a quelques années. Dans mon souvenir, il a quelque chose comme 12 ans, et moi, la trentaine. L’idée est de passer le réveillon du nouvel an entre père et fils ailleurs que seuls dans un appartement en ville… dans un refuge en moyenne montagne. Alors on a pris nos skis et la route. Arrivés au pied de la montagne, il est midi passé d’un pique-nique. Le temps n’est pas idéal : pas top en bas du télésiège et, nous dit-on, carrément mauvais à son sommet. Que faire ? On a fait la route, alors maintenant qu’on est là, autant aller au bout de l’idée, non ? C’est parti. S’asseoir dans le télésiège. Se couvrir plus. Espérer que ce sera ensoleillé là-haut, ou au moins clément. Baisser le garde-corps. Commencer à s’inquiéter. Lever le garde-corps. Descendre sous une tempête de neige. Commencer à paniquer ? Réfléchir : on doit aller de ce point T comme Télésiège à ce point R comme Refuge. Le trajet ? Je l’ai fait une fois il y a quelques mois, je devrais m’en souvenir : descendre, remonter… skier, quoi.  Je demande alors à mon fils : On y va ? Il n’a pas peur. C’est incroyable comme il n’a pas peur. Proprement incroyable : comment ne peut-il pas avoir peur ? On est tous les deux pris dans une tempête de neige, et on doit aller à ce refuge qui doit être, disons par là, mais tout nous dit que c’est une mauvaise idée. Mettre son masque et se lancer. Mets ton masque. Mais tu l’as pas ? Non ? C’est pas toi qui l’as ? Non ! Mais il est où, alors ?… Dans la voiture, j’imagine… Papa, comment on fait ? Je vois vraiment rien avec cette neige… OK, alors on va faire comme ça : je mets le mien et tu me suis à la voix. Tu fais exactement ce que je te dis : si je te dis de continuer, tu continues, si je te dis de tourner, tu tournes, de t’arrêter tu t’arrêtes. T’es sûr ? Non, mais je crois qu’on n’a pas le choix. OK, je te suis. Et il m’a suivi. 

Des années plus tard, j’en ai un souvenir très précis. Arriver plus bas : c’est fait, c’était presque facile. Mais devoir remonter maintenant : le refuge est plus haut, en haut de ce télésiège qui est… fermé. Je suis le parent, je ne panique pas, je sais ce qu’il faut faire. Il a placé sa confiance en moi et je dois agir en conséquence. OK, alors voilà ce qu’on va faire. On va monter dans cette direction. Oui, monter avec nos skis.

Au bout de quelques minutes, on se rend compte qu’évidemment, on rame, on patine, on transpire, on n’avance pas. Il faut faire autrement. Je ne me rappelle plus très bien ce que j’ai fait : si j’ai appelé le refuge, si on a croisé un autre skieur qui descendait, si on a eu l’idée seuls. En tout cas, on décide de changer de tactique : de laisser les skis à l’abri cachés dans une petite cabane abandonnée et de finir à pied, enfin… à chaussures de skis. Petit rappel contextuel : le 31 décembre, le soleil se couche tôt, très tôt même, puisqu’il est caché derrière les montagnes, et encore plus vite en pleine tempête. Nous devons donc monter, avec nos bâtons de ski de pèlerins, vers ce refuge à 2520 mètres d’altitude. 

Je me rappelle mon fils qui me suivait sans broncher. Il montait, poussait sur ses bâtons avec ses petits bras pour franchir les obstacles de neige. Visiblement, râler, se plaindre, pleurer, ou tout autre manifestation logique à ce moment-là ne lui viennent pas à l’esprit. Ou alors si elles lui viennent, il les garde pour lui et avance, ses pas dans les miens. Sa confiance me pousse, me donne la force de l’encourager, de rester positif, peut-être même de faire des blagues, de tracer notre voix même quand les nuages masquent notre Graal et qu’un instant durant il disparaît. 

Quelque chose comme plus tard, les dernières lumières du jour vont bientôt disparaître. Mais ça y est, nous arrivons. Nous entrons dans la grande salle commune et tout le monde nous applaudit. Mais à ce moment, je sais qu’ils applaudissent celui qui a suivi son père, qui a eu froid, peur, mais qui n’a pas douté de l'issue de cette journée, et qui a mis un ski devant l’autre sans y voir à plus de cinq mètres. Ils doivent en même temps penser que je suis complètement irresponsable et inconscient d’avoir emmené mon fils dans une aventure aussi risquée. Ils ont eu raison, bien sûr. C’était de la folie.

La soirée a été géniale : avec des inconnus à fêter pas tant la nouvelle année que notre plaisir d’être toujours vivants. Et pour moi un moment fondateur de ma vie de jeune père. Le lendemain, le temps était incroyablement beau. Le retour a été d’une simplicité enfantine. 

 

 

 

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