2022, parlons sans entraves !
par Émilie Rousseau, rédactrice web
(entrepreneuse à bord de l’Accent)
Pour une féminisation visible et audible du langage
Je dis « entrepreneure » et non « entrepreneuse », parce qu’« entrepreneuse », tu comprends, c’est connoté.
J’ai plusieurs fois entendu ce discours. Des femmes m’ont dit cela. Des femmes féministes. Ça m’a d’abord agacée, puis questionnée. Personnellement, je défends l’emploi du terme « entrepreneuse » pour trois raisons : linguistique, pragmatique et sonore. Voici le déroulé de ma pensée (enfin là, je l’ai mise en ordre parce que sinon, j’t’explique pas le waï que c’est là-dedans).
Une déclinaison logique
Voilà ce qui est acquis et qui ne semble pas (ou plus) poser de problème :
- agriculteur > agricultrice
- chanteur > chanteuse
- président > présidente
- boulanger > boulangère
Pourquoi dit-on « agricultrice » et « chanteuse », alors que les deux noms masculins terminent de la même manière ? Et pourquoi ne dirait-on pas « chantrice » ?
Parce que le verbe « agriculter » n’existe pas, contrairement au verbe « chanter ». Les noms formés d’un suffixe en « eur » sont déclinés en « euse » lorsqu’ils sont dérivés d’un verbe. « Entrepreneur » vient du verbe « entreprendre », donc d’un point de vue linguistique (et plus précisément morphologique), le terme « entrepreneuse » est parfaitement exact.
Pour en savoir plus sur la formation des noms communs en « -eur » : https://www.antidote.info/fr/blogue/enquetes/feminin-des-noms-de-personnes-en-eur
Alors pourquoi lit-on parfois « entrepreneure » ?
Pour la prétendue connotation sexuelle contenue dans ce terme.
Une ambiguïté sémantique… ou pas
Certaines personnes préfèrent s’éviter des remarques désobligeantes en choisissant de ne pas utiliser ce terme. Voici quelques autres mots qui semblent poser problème :
- chauffeuse (chauffeur)
- entraîneuse (entraîneur)
- maîtresse de conférences (maître de conférences)
Vous voyez des connotations sexuelles dans certains de ces noms féminins ? Dans ce cas, pourquoi les mots masculins en sont exempts ?
Tout comme Tartuffe demandait à Dorine de couvrir ce sein qu’il ne saurait voir*, refuser d’utiliser « entraîneuse » dans un contexte sportif, c’est mettre un mouchoir sur le féminin existant dans le langage. C’est vouloir l’effacer non pas à cause de son caractère ambigu, mais pour ce que certains individus projettent sur ce terme.
Un corps de femme nu ne sera pas pensé de la même manière selon qui le regarde. De même, la connotation d’un terme naît de ce que l’esprit y projette et non du mot lui-même.
La connotation d’un mot est détachée de sa signification.
« Nous ne voyons pas les choses comme elles sont. Nous les voyons telles que nous sommes. » Willy Ronis.
Je trouve dommage que le langage soit bridé à cause d’individus qui chargent certains mots d’un sens particulier, lourd à porter. Ce sont eux qui ont alourdi ces mots. Qu’ils en portent seuls le poids !
Une sonorité visible (pour être entendues)
D’abord décrié par beaucoup de personnes pour la prétendue laideur de sa sonorité, le terme « autrice » est en passe de devenir courant. Il l’est d’ailleurs déjà dans certains milieux, notamment littéraires. Et je parie que d’ici à quelques années, il n’écorchera plus que les oreilles des plus réactionnaires. Alors, pour paraphraser ce cher René Char et son « À te regarder, ils s’habitueront », nous pouvons aisément proclamer qu’à nous entendre, ils s’habitueront.
Si l’utilisation régulière d’un terme nous permet de mieux supporter sa sonorité, je suis persuadée que cela le nettoie également de sa connotation négative. L’expression « maîtresse d’école » est parfaitement acceptée. « Maîtresse de conférence » pourrait l’être tout autant si nous nous attachions à l’employer.
Faire sonner le féminin dans les discours est important. C’est pour cela que le « e » final systématique, qu’il se trouve à la fin de noms communs ou qu’il fasse suite à un point médian, ne m’intéresse pas tellement. Car selon moi, une langue qui n’est pas oralisable perd de sa vitalité et est amenée à s’éteindre à petit feu. Comment appelle-t-on déjà le latin et le grec ancien ?
Pour en finir avec la connotation sexuelle de certains noms féminins
Si en 2022, on en est encore là à pinailler sur des suffixes, on peut toujours s’efforcer de faire un peu de pédagogie, mais le plus efficace, c’est encore de tracer le chemin et d’utiliser quotidiennement les mots qui s’accordent parfaitement à notre pensée.
N’en déplaise à ceux qui souhaitent garder leurs arrière-pensées, nous regarderons vers l’avant avec une certaine légèreté. Et si notre interlocuteur voit une connotation sexuelle dans nos mots, c’est son problème, pas le nôtre !
Que ces messieurs qui craignent de voir leurs privilèges s’abolir se consolent, il y a encore de la route ! Et que ces hommes qui redoutent un effondrement de la langue se rassurent, l’enrichir ne leur coupera rien. Ça va bien se passer.
D’ailleurs, pas besoin d’expliquer quoi que ce soit à mon fils de trois ans. Lorsqu’il joue, il y a des pompiers et des pompières. Il a trouvé ça tout seul, parce que c’est naturel et ce n’est pas plus compliqué que ça.
*
« TARTUFFE. Il tire un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
DORINE
Comment ?
TARTUFFE
Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
DORINE
Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;
Et la chair, sur vos sens, fait grande impression ?
Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte ;
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas. »
Molière, Tartuffe, Acte III, Scène 2.
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