LE BEC MAGAZINE

Ma première expérience sexuelle… à 9 ans.

14.06.2021

Témoignage recueilli et mis en écriture par Gilles Delalandre

 

Guillaume X. souhaite partager avec les lecteurs du Bec l’expérience qu’il a vécue mais qu’il n’a pas souhaité rédiger lui-même afin de garder la spontanéité d’un récit verbal. Voici son témoignage.

 

“L’histoire se passe en 1966. Nous sommes deux frères, François et Guillaume. François est l'aîné. À ce moment-là, il a 10 ans. Il est en CM2. Moi, j’ai 9 ans.  Nous sommes très proches et nous partageons tout, les jeux, la complicité, les rivalités et l’apprentissage de la vie.

 imageNous avons deux sœurs ; elles sont plus jeunes ; elles ne partagent pas notre intimité.

Nos parents sont partis en voyage, nous laissant à la garde de nos grands-parents. 

Le samedi, en fin d’après-midi, nous demandons la permission d’aller à la fête foraine, que nous appelons la foire. Comme tous les enfants, nous adorons ça,  les manèges, les chouchous, l’ambiance… Dans une petite ville, la foire est un événement important, deux fois par an.

Nos parents n’aimaient pas la foire. C’était pour eux un lieu mal fréquenté. Il fallait toujours négocier et insister pour obtenir le droit d’y aller ainsi que quelques francs pour les tours d’autos tamponneuses.

image9Nos grands-parents nous donnent la permission de nous y rendre, avec pour consigne stricte de ne pas rentrer tard. Quelques pièces en poche données par notre Mémé, nous partons joyeusement vivre notre petite aventure.

Peu de temps après notre arrivée, un homme nous aborde et nous demande si nous voulons des tickets de manège. De mémoire, il était plutôt jeune, environ 25 ans. Évidemment, nous sommes d’accord car notre petit pécule ne nous permettra pas de satisfaire toutes nos envies. Nos parents nous avaient prévenus qu’il ne fallait pas accepter de bonbons donnés par des inconnus, des bonbons drogués destinés à nous endormir pour nous kidnapper… Mais là, il s’agit de tickets de manège. Aucun risque ! Et l’envie est là, plus forte. Nous ne nous sentons pas en danger, nous sommes ensemble et au milieu d’une  foule qui déambule avec insouciance.

Nous acceptons de le suivre un peu à l’écart et la stratégie de l’homme continue : il nous dit qu’il sait que c’est nous qui, le dimanche précédent, avions provoqué une bagarre au stade de foot. Nous démentons. Il devait se tromper. Nous n’allons jamais voir de match de foot. Et nous sommes si gamins ; comment deux enfants de 9 et 10 ans pourraient-ils provoquer une bagarre collective ? Mais il insiste, sûr de lui, et il menace de nous dénoncer à la police. Il hausse le ton, sans crier, mais avec autorité.”

Guillaume fait une pause puis il ajoute : “Il avait trouvé une faille efficace : la culpabilité.” Puis, il reprend son récit : “Malgré ou à cause de l’absurdité de l’accusation, nous commençons à avoir peur. C’est un adulte, il a le pouvoir. C’est un inconnu, il est imprévisible. Nous savons que nous sommes innocents mais que se passera-t-il s’il nous dénonce ? Serons-nous crus ? Et que diront nos parents qui pensent que la foire est un lieu mal famé ?

 

Nous ne pouvons pas échanger entre nous pour réfléchir ensemble, car il est là. Nous sommes deux enfants, seuls face à cette situation que nous ne comprenons pas et dont nous n’imaginons pas la suite…


image30Nous acceptons de le suivre et il nous emmène dans une sente étroite qui longe le parc du château, isolée, déserte et un peu sombre, où il nous demande de baisser nos pantalons.

Nous sommes sous son emprise mentale, c’est un adulte, il est fort et il peut nous dénoncer à la police. Nous aurions dû partir en courant mais nous sommes mentalement paralysés, incapables de réfléchir et de réagir. Nous n’étions pas préparés à vivre une telle situation.

Ce qu’il s’est passé alors est assez flou dans notre mémoire. Je me souviens d’avoir été pénétré par un truc sec et dur comme un morceau de bois. C’était désagréable, un peu douloureux mais pas trop. Plus tard, devenu adulte, j’ai pensé que cet homme ne nous avait pas pénétrés avec son sexe mais avec un doigt. 

 

image10

Mais qu’importe, il s’agit d’un viol !”

Guillaume prend sa tête dans ses mains. Il est tendu. Il ajoute : “Qu’ai-je mémorisé de tout cela ? Qu’ai-je oublié ou refoulé ? Je ne sais pas le dire. 

Nous sommes toujours aussi soumis, passifs et silencieux. 

Combien de temps cette scène a-t-elle duré ?

Soudain, des garçons passent en courant dans la sente. L’homme prend peur. Il nous dit de nous rhabiller et de partir. Était-il rassasié ? 

 

Nous voilà libres, sains et saufs, éberlués par cet événement soudain, si incompréhensible pour nos cerveaux naïfs, contents que ce soit fini.  

Nous rentrons rapidement chez nos grands-parents et, avant d’entrer dans la maison, nous décidons que nous ne parlerons jamais de cela à personne, toute notre vie. Nous scellons un pacte de silence.”

Guillaume dit alors qu’il a beaucoup réfléchi à ce pacte. Pourquoi ce pacte de silence ? Il souhaite en parler à la fin du récit. Il continue : “Évidemment, il est tard quand nous rentrons et nous nous faisons disputer, mais nous n’avons pas d’excuses. Nous gardons le silence. Premier acte du pacte !

Avec François, nous n’avons reparlé de ce viol que vingt ans après. Nous avions appliqué à nous-mêmes ce pacte de silence. 

Pendant mes études de psycho, j’ai étudié le mécanisme freudien du refoulement et je me suis rassuré : je me souvenais de tout, donc il n’y avait pas de refoulement, donc pas de mécanisme névrotique. Tout allait bien, alors ! D’ailleurs, l’homme n’était pas violent et je n’ai pas souffert ! 

C’était bien naïf. Le mécanisme traumatique de l’agression a fait son chemin insidieusement.

À 25 ans, j’ai commencé une première psychanalyse pour travailler sur certaines problématiques et compléter ma formation universitaire. Malheureusement, ma vie de jeune père et l'entreprise que je venais de créer ne me permettaient pas de me consacrer pleinement à ce travail de recherche sur le passé, qui me fatiguait et me déprimait à chaque séance. J’ai arrêté au bout d’un an. J’avais fait un premier pas d’acceptation de moi-même, un travail sérieux et satisfaisant.

J’ai évidemment parlé du viol, mais pas tellement, car je pensais toujours que l’absence de refoulement me protégeait des conséquences névrotiques. Je ne le vivais pas comme un traumatisme qui aurait eu une forte influence sur ma personnalité. Je n’étais pas là pour ça.

Avec François, parfois mais rarement, nous reparlions de notre mésaventure. Il n’allait pas bien, mais il pensait lui aussi que le viol (nous disions « le » viol) n’avait pas eu d’incidence sur son développement psychique. Moi, je me demandais s’il était l’une des causes de mon attirance pour les hommes, mais sans certitude, car François me disait qu’il se sentait totalement hétéro.

Un été, François, qui traversait une longue période de dépression, a rompu le pacte et raconté le viol à notre sœur. Elle fut choquée et ébranlée par cette révélation et par ce silence que nous avions gardé si longtemps. La porte était désormais ouverte !

Elle m’en a parlé. Je fus surpris que le pacte soit brisé sans mon accord, mais aussi tellement soulagé que la parole puisse enfin se libérer. 


Un peu initiée aux théories de la psychogénéalogie – transmission des traumatismes secrets entre les générations(1) –, elle m’a demandé d’en parler à notre autre sœur et à ma fille, ainsi que l’autorisation de le dire à ses enfants pour éviter que le silence ne transmette des troubles. 

 

Nous l’avons fait et la parole a continué son chemin. Ce n’était pas facile, car il a fallu sortir de quarante ans de silence. Nous étions les victimes, mais nous nous sentions coupables et honteux. Il a fallu aussi dépasser cette culpabilité, celle de l’enfant sale qui avait vécu cette souillure et qui n’avait pas su se défendre. 

Et puis, quand on dissimule pendant si longtemps, c’est bien parce qu’on a quelque chose à cacher, donc que l’on est coupable.” 

Guillaume fait une pause et il ajoute : “Je n’y avais jamais pensé jusqu’à maintenant, mais c’est comme une sorte de péché originel !”.

Après un petit moment de réflexion, il continue : “Il fallait maintenant en parler à nos parents. Cela nous semblait beaucoup plus difficile. Si nous avions parlé de cette agression quand nous étions enfants, c’est bien évidemment auprès d’eux que nous l’aurions fait. C’est donc à eux que nous avions décidé de la cacher. Pourquoi ? 
Nous nous sentions coupables d’être allés à la fête foraine ? 

Nous n’avions pas les mots pour dire ce que nous avions vécu ? 

Nos parents, très cathos et très pudiques, ne nous parlaient jamais de sexualité, c’était un sujet tabou. Ils nous avaient mis en garde contre les dangers du kidnapping des enfants, mais sans parler des pédocriminels.
Et puis nous ne savions pas vraiment ce que nous avions vécu, mais nous savions que c’était quelque chose de sale. Finalement, il valait mieux le cacher pour être tranquille. 

image11

Une fois adultes tous les deux, François m’a raconté qu’il se sentait coupable de n’avoir pas su protéger son petit frère. C’était pour lui la partie la plus lourde de cet événement. Je me suis demandé si c’était lui, pour cette raison, qui avait proposé le pacte de silence, pour se protéger de cette “faute” et des reproches qui auraient pu lui être faits, mais il m’a affirmé depuis que ce n’était pas son souvenir.

“À 46 ans, j’ai commencé une seconde analyse lacanienne. Elle a duré neuf ans. Deux ou trois séances par semaine. J’y suis allé pour travailler sur les mêmes problématiques que la première analyse, vingt ans après. Et là, j’ai sérieusement commencé à travailler sur le viol. Et j’ai commencé à comprendre qu’il s’agissait d’un traumatisme. 


J’ai compris alors que, bien qu’il n’y ait pas eu de réelle violence physique, ni de contrainte, ni de douleur pendant la pénétration, j’avais subi une contrainte psychique très violente. On m’avait obligé à faire quelque chose malgré moi, quelque chose que je ne comprenais pas mais dont je pressentais que c’était mal, interdit et honteux.”

Soudain Guillaume pleure, violemment, c’est comme une explosion de larmes. Il pleure comme un enfant qui ne peut pas s’arrêter. Ou comme un adulte qui aurait perdu un enfant.

Après quelques minutes d’apaisement, il reprend: “Sans le savoir, j’avais vécu là ma première expérience sexuelle, avant même de savoir que la sexualité existait. Je pense aujourd’hui que c’est en partie pour cela, en dehors de la contrainte mentale qui nous a manipulés, que nous n’avons pas su réagir et fuir ; nous ne savions pas ce qui nous arrivait. 


Ce sujet a alors occupé une grande part de mon travail d’analyse. Souvent, l’exploration menée me ramenait à ce sujet. Il était partout. Il s’exprimait souvent ainsi : ce jour-là, j’ai été manipulé par un adulte qui voulait profiter de mon corps contre mon gré. Jamais on ne me fera plus faire quelque chose malgré moi. L’autre est un danger. Je dois contrôler la situation. Je sais maintenant pourquoi je m’assois toujours dos au mur, afin de ne pas être surpris par quelqu’un qui arriverait par-derrière.”

Guillaume sourit et dit : “Mon père ne disait pas les fesses ou le cul ; il disait le derrière."

"Vers 50 ans, j’ai décidé d’en parler à mon père ; à lui seulement dans un premier temps et pas à mes deux parents. Ma mère est très fragile psychologiquement.

J’ai organisé un déjeuner en tête-à-tête. En l’attendant, j’ai repensé à nos échanges sur la sexualité.

Quand nous avions 11 et 12 ans, notre père avait profité des vacances d’été pour nous emmener en promenade et faire notre éducation sexuelle, c’est-à-dire nous expliquer comment on fait les bébés. Il a commencé par les fleurs et les papillons… Mais on savait déjà tout, grâce aux copains. Et le plaisir, nous l’avions déjà découvert… en solitaire. Nous avons eu beaucoup de mal à ne pas rire, ce jour-là.

Quand j’ai eu 14 ans et que j’ai commencé à flirter, il m’a fait une grosse leçon de morale catho pour m’expliquer que « je devais me garder pur pour mon mariage ». Puis, il m’a interdit de fréquenter les boums, m’obligeant à inventer des stratagèmes… mentir et dissimuler pour pouvoir vivre ma vie, comme mes copains.

Au cours de ce déjeuner, je lui ai tout raconté. Il a été ébranlé. Je l’ai senti, car il n’est pas bavard et exprime peu ses émotions. Puis la question est venue : « Pourquoi vous ne nous avez rien dit ? » Comment lui répondre ? Nous ne nous souvenions pas des raisons de ce pacte. Et j’ai craint de le blesser en l’incriminant injustement. Mon objectif était de me libérer du silence et non de l’accuser à tort.

Ensuite, il m’a demandé de ne pas en parler à ma mère. Elle est si fragile, elle va culpabiliser, c’est une femme anxieuse qui a traversé des périodes de dépression toute sa vie, avec de fortes pulsions suicidaires. Après de nombreux échanges avec ma compagne, mon frère, mes sœurs et belles-sœurs, j’ai décidé d’accepter la requête de mon père : nous ne lui dirons pas. 

Je pensais me libérer du silence, mais il continue ! Le pacte a changé de mains !

Quelque temps après, j’ai vu un documentaire dans lequel le réalisateur raconte qu’en filmant une enquête sur l’abus sexuel des enfants, il avait été assailli d’images, puis de souvenirs issus des plis secrets de sa mémoire, pour finalement reconstituer un viol qu’il avait subi enfant, puis refoulé. Dans une scène qui m’avait beaucoup ému, on le voit aller chez sa mère pour lui raconter ce viol et, à l’issue de son récit, elle le prend dans ses bras et ils pleurent ensemble. Je n’ai pas eu le droit de vivre cette consolation. J’ai dû rester enfermé dans le silence.

Depuis, je me suis interrogé : était-ce la raison du pacte ? Ne rien dire pour protéger notre mère si fragile ? La raison ou une des raisons ? C’est l’histoire de notre vie : protéger celle qui aurait dû être là pour nous protéger.”

 

 

Le récit de Guillaume s’arrête là. Il nous montre comment une agression sexuelle vécue par un enfant, qui a duré une heure et qui a donné un plaisir si éphémère à un adulte, peut empoisonner une vie entière et façonner si profondément une personnalité. Combien d’enfants cet homme a-t-il traumatisés ?

Guillaume a commencé une troisième analyse qui lui a permis aujourd’hui de nous livrer son récit !

Il m’a dit qu’il avait souhaité partager son histoire avec les lecteurs du Bec pour 3 raisons :

- tout d’abord, c’est une démarche cathartique pour lui, qui lui permet de se libérer du silence, pas seulement chez le psy ou auprès d’amis mais en s’adressant à des inconnus ;

- ensuite, c’est la première fois qu’il raconte l’ensemble de ce traumatisme dans sa globalité, de ses 9 ans à maintenant. On a pu voir avec quelle émotion il a vécu ce récit ;

- enfin, il espère que cela pourra être utile à d’autres, à ceux qui n’osent pas parler parce qu’ils sont encore prisonniers de la honte et de la culpabilité. Il dit que, souvent, quand il a raconté ce viol à des amis, ceux-ci lui ont parlé de leur propre expérience d’abus sexuel ; un oncle trop pressant, un aumônier pendant les camps de vacances qui dormait contre un enfant qu’il avait choisi pour un soir…

Pour comprendre, grâce au regard d’une professionnelle, pourquoi les garçons ne se sont pas sauvés :

Muriel Salmona, psychiatre, psychotraumatologue, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, écrit pour Les Cahiers de la Justice (n° 1, 2018)

“Les violences aboutissent à la constitution d’une mémoire traumatique de l’événement, symptôme central du psychotraumatisme. Cette mémoire est différente de la mémoire autobiographique normale, il s’agit d’une mémoire non intégrée et piégée dans certaines structures du cerveau. 

Les violences sexuelles sont terrorisantes et incompréhensibles pour les enfants, elles créent une effraction psychique qui provoque un état de sidération. Les enfants se retrouvent paralysés psychiquement et physiquement, pétrifiés, dans l’incapacité de réagir, de crier, de se défendre ou de fuir. Cette sidération de l'appareil psychique bloque toute représentation mentale et empêche toute possibilité de contrôle de la réponse émotionnelle majeure, qui a été déclenchée par une structure cérébrale sous-corticale archaïque de survie : l’amygdale cérébrale. La sidération est d’autant plus importante que l’enfant est jeune et dans l’incapacité de comprendre ce qui se passe.”

 

(1) La psychogénéalogie est une pratique développée dans les années 1970 par Anne Ancelin Schützenberger selon laquelle les événements, les traumatismes, les secrets et les conflits vécus par les ascendants d'un individu conditionnent ses faiblesses constitutionnelles, ses troubles psychologiques, ses maladies, voire ses comportements étranges ou inexplicables. (Source : Wikipédia)

 

 

 

Cet article vous a plu ? Pour encourager la publication
des prochains numéros, inscrivez-vous simplement à notre newsletter !

Newsletter


Vous aimerez peut-être aussi :

Lire aussi sur la thématique :
   À LA UNE  |  OPINIONS