LE BEC MAGAZINE

Événement sans titre

05.06.2021

Evenement sans titre 

 

par Jade Cardona-Desbiolles

 

Ce récit est susceptible de heurter la sensibilité. Si vous ne vous sentez pas capable de lire un contenu relatif aux violences physiques ou sexuelles, ne poursuivez pas votre lecture.

 

Cette nuit, j’ai envie d’écrire plus que de dormir.

Je me suis souvenue d’un rêve tout à l’heure, il m’a semblé absurde comme souvent.

Je cherchais mon père sans relâche en haute montagne, au lac de l’Oronaye, dans un décor absolument merveilleux. Mais personne.

La personne aimante, bienveillante, rassurante et protectrice, que je n’avais pas trouvée non plus cet été-là.

Finalement, le rêve fait sens.

 

Aujourd’hui, plus personne ne vérifie s’il y a des monstres sous mon lit. De toute manière, mon sommier n’a pas de pied.

De toute manière, les monstres ne viennent jamais sous mon lit.

Ils préfèrent se glisser sous les draps à mes côtés.

 

Dormir n’est plus si simple depuis quelque temps.

Faire face à mon reflet dans le miroir non plus.       

Mon corps me rebute.

Il est sale.

Il est sali.

       

J’ai la chance d’avoir un physique attirant, j’en ai conscience.

       

Avant tout car j’ai l’habitude de l’entendre.       

   

Personnellement, je n’ai pas d’avis tranché. Je ne me trouve pas belle, mais pas laide non plus. Aucun avis. Je suis incapable d’évaluer mon propre corps. Je n’ai pas réellement conscience de l’habiter. Je danse pour ne pas l’oublier.

 

Ce corps est avant tout mon véhicule pour cette vie. Je ne m’interroge pas sur son potentiel en matière de sensualité.

 

Du moins, j’aimerais ne pas m’interroger.

 

Il y a environ deux mois, mon nouveau collègue de travail a profité d’un moment où nous étions seuls pour m’avouer qu’il me trouvait très jolie.       

Le début de l’angoisse.   

 

Certaines ont dit – diraient –, diront que c’est agréable et flatteur. Que c’est une réaction prétentieuse, que je n’ai pas à me plaindre d’être belle.   

J’aimerais que ce soit le cas, mais à cet instant face à mon collègue, je tremble et j’ai du mal à respirer.

 

Je m’impose de relativiser.

Sans trop m’impliquer, je continue de répondre à ses questions et remarques qui restent d’une grande banalité et parfaitement appropriées.

 

Deux semaines plus tard, nous sommes confinés. Mes collègues télétravaillent ou gardent leurs enfants. La plupart du temps, je suis toute seule pour “garder le fort”. Certains jours, je suis seule avec lui. Une simple coïncidence car nos métiers respectifs nous imposent de rester au bureau. Il n’est pas mon supérieur hiérarchique et je ne suis pas la sienne.   

Tout est dans l’ordre des choses.

Relativiser, relativiser encore.

Enfouir l’angoisse.

 

Ces matins-là, je ne démêle pas mes cheveux.

Ces matins-là, j’enfile une tenue la moins féminine possible.   

Ces matins-là, je veux être invisible.

Ces matins-là, je ne veux surtout pas attirer l’attention.   

Ces matins-là, j’ai peur.

Ces matins-là, je pars de chez moi en tremblant.

Rien à signaler les premiers jours. Je commence à ressentir les prémices d’un apaisement. Puis un autre jour, il m’invite à sortir. Je réagis nerveusement. Même si je parais calme, je ne le suis pas du tout. Je lui explique que je ne suis pas intéressée et que ses avances me mettent mal à l’aise. Il s’énerve verbalement et, avant de s’en aller, me jette un dernier regard.

 

Ce regard.

                   

Ce regard plein d’intérêt sale. D’attirance colérique. D’excitation haineuse.

 

Ce regard répugnant pour lequel j’aurais préféré ne jamais avoir existé.

Qui me hante désormais chaque nuit. Que j’ai déjà vu.   

   

J’avais 18 ans.

Je venais de terminer ma deuxième année à l’université.

J’étais en vacances chez ma mère. Je passais mes journées toute seule à arpenter les sentiers au départ de son village.

Parfois, quand je rentrais après une journée d’absence : “Tu étais partie ? Je croyais que tu étais dans ta chambre. Tu aurais pu me prévenir que tu sortais!”.

 

Ce jour-là, je partais marcher et j’ai été interpellée par un groupe de jeunes qui squattaient l’aire de jeu du village. Beaucoup d’adultes du coin ont pour habitude de traîner là-bas mais je n’y ai jamais aperçu un seul enfant. Je n’y ai jamais prêté attention à l’époque. J’aurais pu déceler que quelque chose clochait.   

C’est ainsi que je débute une relation avec un jeune homme de 23 ans.

Je le vois tous les jours. Ma mère est ravie de me voir devenir soudainement sociable. Elle pense que je suis amoureuse. Je ne le suis pas.

 

Aujourd’hui, je ne sais toujours pas pourquoi je me suis laissée embarquer dans cette relation. Je n’avais aucune affinité avec lui. Physiquement, il ne m’attirait pas tant que ça. Peut-être que j’étais juste heureuse que quelqu’un s’intéresse à moi. Peut-être que j’étais au point mort et que j’avais envie de vivre quelques rebondissements. Peut-être que c’était un appel à l’aide que personne n’a entendu.   

Je ne me souviens pas de notre premier baiser.

Je ne me souviens pas d’avoir été impatiente de le retrouver.   

Je ne me souviens pas de grand-chose.

 

Je me rappelle qu’il buvait beaucoup. Qu’il fumait aussi, du tabac mais pas que. Qu’il criait. Qu’il me reprochait de ne pas être assez expressive et de ne pas assez m’investir. Qu’il manipulait mon corps avec violence parfois. Qu’il me bloquait. Qu’il me secouait. Qu’il ne s’enthousiasmait qu’à propos de mon corps. Que j’étais belle mais qu’à part ça, rien n’allait.

Mon cerveau a quasiment écarté tout le reste, jusqu’à ce regard lancé par mon collègue le mois dernier. Il avait souvent ce même regard. Il l’avait cette nuit-là.               

J’ai décidé d’écrire.

 

Raconter, témoigner, après avoir oublié pendant tant d’années.       

   

Comment m’assurer d’être au plus près de la réalité ?

Où est la vérité ?

Ne vais-je pas en rajouter ? Ne vais-je rien inventer ?

Tout cela m’est-il réellement arrivé ?

 

Après cette longue noyade dans l’incertitude, j’écris pour remonter à la surface. Pour respirer à nouveau.

Je me cramponne à mon clavier, tel une bouée de sauvetage, pour rassembler ces petits bouts de mémoire décousue.

 

Je ne suis pas écrivaine. Je tape sur mon clavier à l’instinct.       

Je transcris à l’état brut ces blocs de pensée qui m’envahissent. Sans figures de style. Sans mots de liaison. Parfois sans phrases. En vous souhaitant bon courage pour la lecture.       

Je vais vous conter un événement que je ne peux pas nommer.   

Je vais vous conter un événement sans titre.   



~



Une fête de village arrosée à la Kronenbourg.

Des beaufs adossés à la buvette. Un concert qui fait mal aux oreilles. Son groupe de potes fumant des joints.

                   

Des bières sorties de son sac à dos.

Une quadragénaire accompagnée de son fils, déchirée, qui nous tient la grappe.

                   

J’enchaînais les bières sans faire de pause. Il ne prêtait pas tellement attention à moi, trop obnubilé par cette femme qui avait deux fois notre âge. Je m’en fichais. La fête du village touchait à sa fin quand elle a proposé de continuer à nous alcooliser chez elle. J’étais déjà trop chargée pour prendre la bonne décision. J’ai suivi le groupe sans me poser la moindre question.   

                   

Je me souviens d’avoir été fatiguée sur ce canapé. De son enfant trop agité, qui aurait probablement dû être au lit à cette heure avancée. De l’éclairage public coupé à 2 heures du matin. Du village plongé dans l’obscurité. De ne pas savoir où je me situais ni comment j’allais retrouver mon chemin pour rentrer. D’avoir finalement accepté de dormir dans la chambre d’amis de cette inconnue.

 

Souvenirs de plus en plus incertains.

 

Je monte l’escalier en colimaçon, il fait sombre. Je pense que c’est une mauvaise idée. Je continue à monter.

Je suis assise immobile sur le lit. Je vais y passer, je le sais.

J’ai peur, j’attends sans prononcer le moindre mot.

Il m’embrasse sans aucune délicatesse.

Sa langue au fond de ma gorge me dégoûte.   

J’ai toujours peur.

Je quitte mon corps, contemple la scène de l’extérieur et me persuade que je peux me forcer. Que je dois le faire, car refuser pourrait être encore plus lourd de conséquences. Je fais ma part des préliminaires. Je jette de l’huile sur le feu. Je suis si naïve. Une pauvre imbécile qui n’a pas conscience des conséquences.

Je suis déjà partie ailleurs, et mon corps ne fonctionne pas sur commande.

Mon corps ne se lubrifie pas.

Mon corps se contracte.

Mon corps ferme les portes à clef. Le sien enfonce la porte.

Je ferme les yeux.

J’implore tous les dieux en lesquels je ne crois pas pour qu’il jouisse vite.

Je n’étais pas vierge, mais je saigne quand même.

Il le voit, commente, puis se remet à l’œuvre.

       

Trou noir.   

       

J’essuie le sang qui s’écoule de mon sexe dans des toilettes. Ou peut-être est-ce une salle de bains. Qu’importe. Je pense à m’enfuir, mais je suis nue. Mes vêtements sont dans la chambre où il m’attend. Je remonte l’escalier pour continuer à prétendre que cette soirée est normale.

   

Trou noir.

 

La pression de ses mains sur mes épaules immobilise mon visage à hauteur de son sexe. Faire une fellation ne m’a jamais excitée. Désormais, je ne pourrai l’envisager autrement que comme un acte de soumission.

 

Trou noir.   

 

Je lutte pour ne pas m’endormir, recroquevillée en boule dans un coin du lit, le plus loin possible de lui. Peur.   

 

Trou noir.

   

Je sens son sexe en érection se rapprocher de mes fesses. Je fais semblant de me réveiller en me retournant pour le repousser. J’en déduis qu’il n’a pas joui pendant l’acte, que ce n’est pas encore fini. J’espère qu’il n’a pas essayé de faire ce à quoi je pense. Terreur.

 

Trou noir. Idem. Horreur. Trou noir.       

 

Le jour se lève et j’ai échappé à un second [Entrez ici le mot qui correspond selon vous à ce type d’agression]. C’est un soulagement.

 

Je continue à faire des courbettes.

 

Nous laissons un mot de remerciement sur la table basse : “Merci d’avoir contribué à ce que je me fasse [Entrez ici le mot qui correspond selon vous à ce type d’agression].” Non, en réalité je ne me souviens pas du contenu de ce message. J’aime l’humour noir et l’autodérision.

 

Il me raccompagne chez moi. J’ai hâte de prendre une douche. Mon frère, me voyant arriver de l’extérieur, me lance un regard surpris. Il doit surtout être étonné de me voir éveillée avant midi.   

 

Je suis prête à recevoir un sermon de ma mère, inquiète de ne pas m’avoir vue rentrer plus tôt, mais elle dort sur ses deux oreilles. Elle comprend que j’ai passé la nuit dehors pendant le repas de midi, lors de mon plus bel instant de grâce familiale, quand mon beau-père annonce :   

“Elle découche maintenant, ça promet.”   

   

~   

   

Je n’ai pas mis fin à notre relation après ces événements. Il m’a fallu encore quelques électrochocs avant de comprendre que je me mettais en danger. Il a surtout fallu qu’il soit recruté suffisamment loin pour quitter le village.   

       

J’ai souffert de vaginisme pendant 3 ans.

J’ai dû me soûler pour avoir des rapports sexuels pendant 3 ans. J’ai refusé de partager mon lit avec un homme pendant 3 ans.       

Trois années au bout desquelles j’ai rencontré quelqu’un qui m’a aidée à avancer. Qui m’a appris que je n’avais pas à espérer être respectée. Que je devais être moi-même et ne jamais m’en excuser.   

 

Malgré ces quelques pas en avant, j’ai longtemps refusé catégoriquement de laisser des hommes rentrer chez moi. J’ai mis en place de nombreuses stratégies d’évitement. Je préférais aller chez eux, m’assurer la possibilité de fuir en cas de problème. Mes relations sentimentales s’en sont toutes essoufflées.   

 

Le temps a fait son œuvre.   

 

J’ai terminé mes études, déménagé, trouvé un emploi.

J’ai adopté un mode de vie plus sain.       

J’ai fait un petit bout de chemin.   

               

J’ai rencontré l’espoir, et je l’ai laissé rentrer chez moi.

J’en suis tombée amoureuse.

 

Tout allait bien, sauf moi.

Puis ces regards.

Et ce récit.

       

On dit que la première étape pour avancer après un traumatisme, c’est de se l’avouer puis d’en parler.   

   

J’ai eu bien moins de mal à raconter la fois où il a tenté de me frapper avec sa guitare, ou la fois où il m’a bloquée contre un grillage en hurlant à pleins poumons que personne ne pourrait jamais m’aimer. Ces événements ont suscité la révolte à l’unanimité. Il n’y avait aucune ambiguïté.       

 

Il en va tout autrement pour cette fameuse soirée. Il m’aura fallu 5 ans pour oser en parler

J’avais eu ma mère assez longuement au téléphone alors que je rentrais de soirée. J’étais donc légèrement alcoolisée, et ma parole s’est débridée.

 

Sa réaction a été de me dire qu’il n’y avait pas de quoi en faire toute une montagne. Ça nous était arrivé à toutes et je n’avais qu’à aller voir un psychiatre si j’étais vraiment traumatisée pour si peu. “C’est bon, ce n’était pas un viol.”

 

Je ne lui en veux pas, je sais que les mentalités évoluent très lentement. De manière générale, les générations passées auront plutôt tendance à banaliser les violences sexistes.

 

Je comprends aussi qu’en tant que mère, il ait été difficile d’entendre qu’elle avait échoué à me protéger alors qu’elle m’hébergeait sous son toit. Toujours est-il que ce soir- là, j’ai entendu l’exact opposé de ce dont j’avais besoin.   

Cinq années à refuser de raconter cette histoire, à essayer de l’enfouir, à me laisser ronger de l’intérieur. Impossible de décrire ce qui n’était “pas vraiment un viol”, ce qui ne pouvait être nommé.

   

J’avais ma part de responsabilité, je l’avais cherché.

   

J’avais peur qu’on me confirme mes torts, qu’on me reproche de m’être laissée embarquer, de ne pas avoir refusé, de ne pas m’être enfuie.   

 

J’avais encore plus peur qu’on minimise l’événement qui avait changé ma vie à tout jamais, qu’on me dise qu’un “vrai viol” était plus violent.   

 

Après cette réaction de ma mère, je me suis confortée dans l’idée que mon histoire ne méritait pas d’être racontée. J’ai enfoui mes souvenirs au plus profond de mon esprit, jusqu’à ce qu’ils remontent à la surface, une fois encore, en petits fragments.

 

Des petits bouts de souffrance, de culpabilité.

La sensation d’être sale.

Un état permanent de tristesse injustifiée.

 

J’ai passé des nuits, les yeux ouverts, à contempler le noir. Le silence, le vide, le néant.

J’ai passé d’autres nuits à pleurer en silence, pour ne pas réveiller l’homme bienveillant endormi à mes côtés. Car oui, ces hommes-là existent. Ces hommes qui anéantissent nos angoisses à coups de baguette magique. Ces hommes qui essuient nos larmes et les remplacent par des sourires.

 

J’ai passé d’autres nuits à pleurer en hurlant et en m’étouffant, quand la douleur commençait à m’asphyxier.   

 

Aujourd’hui, je dois anéantir la crainte que ma peine ne soit pas reconnue.

 

Je n’ai plus besoin de validation. Je n’ai plus besoin que mes tourments soient approuvés.

Je n’ai plus besoin qu’on m’autorise à tourner la page.

J’ai seulement besoin que mes larmes cessent de couler.

Je passe plus de temps à pleurer qu’à parler.

Il est temps de tout inverser.

 

Depuis quelque temps, on commence à parler de “zone grise” du consentement pour définir cet espace flou entre le oui et le non.

 

Certains s’opposent à cette appellation car elle participe à justifier des viols. D’autres en parlent, un peu plus froidement, pour évoquer les progrès nécessaires dans la définition du “consentement” et, plus largement, en matière d’éducation à la sexualité.

 

Je n’approuve pas la zone grise. Je ne la rejette pas non plus.

Je ne souhaite pas la conceptualiser. Au fond, la zone grise m’indiffère.

 

La zone grise a seulement été un déclic, un point de départ pour raconter mon histoire.

Si cette notion a été créée, nous sommes probablement des milliers de femmes perdues quelque part entre le noir et le blanc, traumatisées par un événement sans titre. Je ne suis pas seule. Vous n’êtes pas seules.

Je dois témoigner si mon histoire peut aider ne serait-ce qu’une personne à respirer à nouveau. Offrir un masque à oxygène, comme le récit de Loulou Robert l’a été pour moi.       

Après 6 années de colère, je choisis l’apaisement.

Après 6 années de tristesse, je choisis la joie.

Après 6 années de haine, je choisis l’amour.

Après 6 années de gris, je choisis la couleur.

Mon récit n’a rien d’un miracle. Il ne va pas sauver le monde. Il ne me sauvera certainement pas non plus, mais j’espère que c’est un bon début.



                   

“Moi, je peux parler.

Je suis une bombe, j’appelle les autres

                                bombes.

              Je veux changer le monde.

         Vous me trouvez prétentieuse ?

   Pourquoi écrire si ce n’est pas pour

                     changer le monde ?

          Moi, je ne porte pas plainte.

                         Moi, j’écris.”

 

                   

Loulou Robert, Zone grise, 2020

 

 

 

Cet article vous a plu ? Pour encourager la publication
des prochains numéros, inscrivez-vous simplement à notre newsletter !

Newsletter


Vous aimerez peut-être aussi :

Lire aussi sur la thématique :
   À LA UNE  |  OPINIONS