Je n’ai jamais été beau
par Jean-Paul Lépine
Je n’ai jamais été beau.
Mais, jeune, ça n’a pas été un problème. Cette variable n’était pas présente dans mon esprit. La rencontre de deux personnes de sexes opposés (un schéma clair pour moi) me semblait liée à de multiples facteurs, parmi lesquels je n’avais pas identifié la beauté comme essentielle... Récemment, un ami du même âge que moi déplorait que ce n’était plus lui que les femmes avaient regardé alors qu’il marchait un jour dans la rue avec un jeune compagnon. J’ai réalisé que cela ne m’était jamais arrivé. Être inconscient m’a protégé, d’une certaine façon, des affres du « miroir, miroir, qui est la plus belle ? »
J’ai toujours du mal aujourd'hui à identifier la beauté chez les hommes. Même chez un éphèbe patenté, un regard peu vif, un rire plat, une conversation de file d’attente me cachent complètement ses qualités esthétiques. Alors que chez les femmes, je suis capable de distinguer la plastique d’avec la beauté, le charme et la vivacité.
J’ai souffert en revanche de ne pas être assez grand. Pour pouvoir faire un signe par-dessus les têtes aux autres grands dans le métro, pour voir les musiciens sur scène par-dessus la foule lors des concerts, sans avoir à chercher la trouée entre une tête et une épaule, bien sûr, mais plus encore ma taille me semblait réduire le nombre de candidates au poste d’âme sœur pour une simple mesure physique sans savoir si le reste collait. Je pouvais toiser une foule entière au centimètre près pour trier les amours impossibles.
J’ai eu tendance à rire des personnes prêtes à passer sur le billard pour arranger le nez ou la paire de seins qui leur barraient l’avenir, mais je crois qu’à une époque, j’aurais donné cher pour avoir des jambes plus longues.
J’ai connu au quotidien l’épreuve du « bal des débutantes » où l'amour, ce sentiment noble qui ne devrait être que l’union de deux âmes, était réduit par mon aspect physique.
J’ai développé inconsciemment ce que font beaucoup de petits pas très beaux : une grande gueule, pour capter l’attention que ne m’offrait pas le premier regard. On fait avec ce qu’on a.
Je me suis peu à peu accommodé de mon corps, tout en le surveillant du coin de l’œil : je ne le voulais pas trop gros non plus (eh oui, le pauvre, en plus…).
Je crois qu’à côté de l’habitus (1) qui nous trace ses rails, notre corps et son apparence nous modèlent aussi. Le bel homme qu’on épouse même s’il est un peu con et le petit que personne ne voit, ne passent pas par les mêmes chemins. J’ai beaucoup aimé les livres autobiographiques d’Édouard Louis, en particulier le dernier, Changer : méthode. L’auteur y raconte sa vie extraordinaire et difficile après s’être échappé d’un milieu qui ne lui promettait qu’un destin quelconque et difficile. J’y ai vu aussi la vie d’un homme au physique exceptionnel.
Avec l’âge, le corps perd d’autres attributs de la beauté : la fermeté de la chair, le tendu et l’élasticité de la peau, la fraîcheur. Quand j’étais jeune, les femmes qui avaient mon âge actuel m’étaient invisibles, elles font aujourd’hui partie de mon paysage. Les plus jeunes sont toujours aussi belles à voir, mais je ne suis plus invité au bal des débutantes.
(1) L’habitus rappelle que l’univers social particulier dans lequel l’individu est situé est inscrit en lui dans son corps par « intériorisation de l’extériorité », mais l’habitus comme système de dispositions durables acquis par l’individu au cours du processus de socialisation, qui génère et organise les pratiques et les représentations des individus et des groupes qui ne font que mettre en œuvre l’habitus qui les a modelés, générant « l’extériorisation de l’intériorité ». In « Bourdieu et l’habitus »
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