LE BEC MAGAZINE

Le corps est politique

31.01.2022

statue bronze

par Jérémy Guérard

 

« Le corps est la chose la plus politique qui soit » Paul B. Preciado (1)

 

Notre corps n’est pas seulement l’outil qui nous permet de nous déplacer, de nous mouvoir, d’explorer le monde, de ressentir, d’interagir ; il n’est pas seulement le médium, l’interface entre notre conscience et l’extérieur. Il est aussi porteur de normes, de représentations, de symboles et de conditionnements que nous véhiculons, parfois sans même en avoir conscience. On peut subir cet état de fait, mais on peut aussi s’en affranchir.

 

Les sociétés humaines se fondent, se perpétuent et se gouvernent par l’usage de symboles, de mythologies et d’images. L’usage de ces derniers crée des rituels et des éléments fédérateurs qui permettent la survie de l’ordre social. Au-delà des éléments matériels par lesquels les symboles se manifestent (drapeau, images, armoiries, sculptures, emblèmes, etc.), c’est le corps qui est le porteur ultime de ces symboles. Il constitue un espace de projection sur lequel les règles et tabous qui sous-tendent l’organisation sociale s’expriment. C’est sur le corps que se matérialisent in fine l’ordre en place, les hiérarchies et les relations de pouvoir ; car il est la chose la plus proche de l’individu, la plus personnelle, la plus intime sur laquelle peut se manifester le pouvoir de contrôle de la société.

 

Vous pensiez que votre coiffure, vos vêtements, vos tatouages, vos postures, la façon dont vous parlez, marchez ne dépendaient que de votre libre arbitre, mais non. Dans une certaine mesure, tout cela est forgé par la société dans laquelle vous vivez, de façon plus ou moins consciente. Les sociétés, d’une manière ou d’une autre, organisent toujours un contrôle des corps, qu’il soit massif et direct, comme c’est le cas dans les régimes totalitaires (coupes de cheveux interdites, tenues vestimentaires obligatoires, etc.), ou plus subtil, comme dans nos sociétés.

 

Se pose alors la question de la liberté. Comment un individu peut-il être libre de disposer de son corps et d’exprimer par celui-ci sa vérité intérieure, son identité ? Dans quelle mesure est-il possible d’être pleinement soi dans une société dont les structures profondes se traduisent dans le corps de ses membres ? La phrase de Paul B. Preciado nous donne là une clef de compréhension et d’action. Prendre conscience de la dimension politique du corps, de ce que cela signifie et implique, permet à l’individu de comprendre dans quel contexte ses choix et ses actions se situent. Cette prise de conscience lui donne ainsi une capacité d’agir et de se libérer.

 

Le corps pris dans la division sexuée de la société

 

Je pars du constat qu’on n’est pas libre de disposer de son corps comme on l’entend. Ou du moins pas totalement. Il suffit pour s’en rendre compte d’examiner rapidement le contrôle qu’a exercé, et qu’exerce encore, la société sur le corps des femmes. Pendant très longtemps, le corps des femmes appartenait à la société qui déterminait ce que pouvait ou ne pouvait pas faire une femme de son corps. De nombreux interdits pesaient et les femmes qui s’y opposaient se retrouvaient stigmatisées ou exclues. Il n’y a qu’à regarder les oppositions et les violences qu’ont soulevées des revendications qui nous paraissent maintenant acquises telles que le droit de porter un pantalon au début du XX siècle ; le droit à la contraception ; et ne parlons même pas de l’IVG qui est aujourd’hui à nouveau menacée.

Les choses n’ont malheureusement pas totalement changé. Plus proche de nous, on peut citer le débat sur le crop top et la fameuse tenue qui doit être « républicaine » selon le ministre de l’Éducation. Exiger des lycéennes qu’elles couvrent leurs jambes, leurs bras ou leur nombril revient à exercer sur elles un contrôle patriarcal et une aliénation de leur corps au nom de faux principes tels que la bienséance ou la pudeur, et cela pour éviter une remise en question des fonctionnements sexistes de notre société qui font porter sur les femmes la responsabilité des comportements inqualifiables de certains (harcèlement, violences sexuelles).

 

À quoi tout cela tient-il ? Qu’est-ce qui sous-tend cette domination et ce contrôle du corps féminin et, par extension, du corps masculin ? C’est une analyse strictement personnelle, mais je crois que notre société patriarcale a peur de son « féminin », ou de ce qui est associé au « féminin ». Le « féminin », j’ignore pourquoi, est perçu comme une menace, ou à tout le moins appréhendé avec méfiance. Il est déconsidéré, par opposition aux valeurs et qualités dites « masculines », et tout ce qui le concerne est contrôlé, en particulier le corps des femmes, considéré comme lieu de l’expression première de ce « féminin ».

Il en est de même pour les hommes jugés trop féminins, dont le corps doit aussi obéir à des canons dictés par la société : être fort et musclé, être dépourvu de manières ou d’attitudes jugées féminines, avoir un gros pénis et de fortes érections, etc.

 

Le corollaire de ce contrôle du masculin et du féminin est le rejet de toute forme d’échange, de communication ou d’hybridation entre ces deux sphères aux contours définis, qui se traduit directement dans le corps. Ainsi sont pratiquées des chirurgies de réassignation sexuelle non consenties dès la naissance pour les intersexes et qui sont, rappelons-le, des mutilations ; on a pu voir des garçons sanctionnés au lycée pour avoir porté du maquillage ; on assiste encore régulièrement à des passages à tabac d’homosexuel.le.s dont le seul tort est d’exister et de perturber l’ordre hétéronormatif, etc. Chacun.e son corps et le rôle qui va avec, qu’il faut suivre comme un script. Dès qu’on s’en écarte, la société s’émeut, tremble dans ses fondements et les Cassandre nous annoncent l’apocalypse.

 

Changer le corps pour changer la société ?

 

Comme je l’ai exposé plus haut, remettre en cause les obligations et interdits qui s’imposent au corps revient à remettre en cause l’ordre politique qui maintient la cohésion de la société telle qu’elle est. Pour l’illustrer, je vais prendre un exemple : les seins.

 

Ils composent une partie du corps servant une fonction principalement biologique – l’allaitement – mais il s’agit également et surtout d’un élément du corps cristallisant nombre de projections ou de fantasmes, qui témoignent des injonctions portant sur les femmes et de la sexualisation de leur corps. Le sein doit être dissimulé, sous peine d’être taxé.e d’exhibitionniste (pas les tétons masculins…), mais une femme doit être séduisante et montrer un léger décolleté pour ne pas être « coincée », ni trop profond (vulgaire !), ni trop peu. Sur la plage, le sein ne devait pas se montrer jusqu’aux années 70-80, puis il s’est dévoilé et maintenant on doit de nouveau le cacher sous peine de recevoir une amende dans certaines communes. Dans le même temps, le burkini est interdit, ou alors condamné moralement. Vous l’aurez compris, on n’en sort jamais. Injonction sur injonction.

 

Je n’ai mentionné que la poitrine féminine comme exemple, mais je pourrais développer également sur le corps des hommes, qui subit autrement la pression sociétale, en particulier sous l’angle de « ne pas » : ne pas être faible, ne pas flancher, ne pas pleurer, ne pas se laisser aller, etc. Je renvoie pour plus de détails les lecteur.trice.s intéressé.e.s au Mythe de la virilité d’Olivia Gazalé, qui expose tout cela avec brio.

 

Pourquoi la société a-t-elle donc si peur de la liberté des corps ? La phrase de Preciado, « le corps est la chose la plus politique qui soit », nous décrit à la fois les ressorts de l’oppression et le moyen de s’en libérer. Le corps permet de remettre en cause l’ordre sociétal dans lequel il est inscrit. Je prendrai pour illustrer ce potentiel subversif et contestataire du corps l’exemple du groupe les Femen. Pour mémoire, il s’agit d’un groupe féministe originaire d’Ukraine connu pour ses actions publiques au cours desquelles ses membres écrivent des slogans politiques sur leurs seins nus. Qu’on approuve ou pas leurs méthodes n’est pas la question ici. Ce que je veux relever, c’est la violence des réactions que soulèvent leurs actions, qualifiées souvent d’indécentes ou d’exhibitionnistes. Elles sont frappées, tabassées, méprisées avec une rare violence. On pourrait dire : « ce sont juste des seins nus, on en voit pléthore à longueur d’affiches publicitaires ». Or, par leurs actions, elles détournent l’usage de la poitrine prescrit par la société. Ce qui était simplement un élément du corps nourricier ou érotisé, devient un symbole de protestation politique. Cela, les Femen l’ont très bien compris, et retournent contre la société le contrôle qu’elle exerce sur le corps dans un effet miroir.

 

Et le corps des hommes dans tout ça ?

 

Il est intéressant de noter que des groupes d’hommes conservateurs et anti-mariage gay se sont baptisés « hommen ». Ils se pensent comme le pendant masculiniste des Femen et ont usé de la même stratégie en écrivant des slogans sur leur torse nu. Sauf que l’impact n’est pas du tout le même et leur action n’a pas la puissance subversive des Femen, et ce, parce qu’il est admis de voir les tétons d’un homme dans l’espace public.

 

La vraie subversion du corps masculin se trouve dans l’appropriation par les hommes des codes féminins. Un homme en jupe, on pourrait voir ça de manière très distanciée : c’est juste un morceau de tissu qui permet de se couvrir les jambes. En réalité, c’est bien plus que ça. C’est un vêtement considéré comme typiquement féminin dont se vêt un homme. En cela, il transgresse les codes de genre tels qu’ils sont définis par la société. Il remet donc en cause la division binaire homme/femme, considérée comme un fondement de notre organisation sociale. La violence physique à laquelle il s’expose témoigne de l’importance que revêt pour la société cette distinction entre les sexes. Un homme en jupe trahit en quelque sorte la société, le contrat tacite qu’il a passé avec elle, en ne jouant pas le rôle qu’elle lui a attribué en tant qu’homme. Il se place délibérément du côté du féminin en se parant de l’un de ses attributs emblématiques et, par-là même, conteste l’ordre social. L’individu qui ne joue pas avec les règles imposées par la société à son corps se rebelle contre elle et devient un élément déstabilisant pour celle-ci. D’où les condamnations morales dans le meilleur des cas, voire les homicides dans le pire. Celui qui porte la jupe peut la porter pour des raisons esthétiques mais son action porte une dimension politique et symbolique qui le dépasse et ne dépend pas de lui.

 

Où en est-on ?

 

Aujourd’hui, on peut examiner la situation sous deux angles. D’un côté, une forme de retour du conservatisme qui veut à nouveau exercer un contrôle accru sur les corps. D’un autre côté, les mentalités évoluent, avec une accélération bienvenue depuis #Metoo. La prise de conscience se poursuit, en particulier chez les jeunes générations qui refusent de plus en plus de se laisser assigner un genre et imposer un contrôle de leur corps.

 

Afin d’être plus libre et de vivre dans une société plus ouverte, je pense qu’il est nécessaire de prendre conscience que le corps est la chose la plus politique qui soit, et de savoir dans quel contexte et dans quelle réalité notre corps s’inscrit. Il est absolument nécessaire de conscientiser que le corps n’est pas juste une donnée organique mais qu’il revêt une pluralité de significations et de projections. Que la norme dominante nous convienne ou qu’on souhaite s’en affranchir, il est fondamental d’avoir conscience que, quoi que nous fassions, notre corps est politique.

 

 

Peu importe la manière (vêtements, tatouages, maquillage, coiffures, transformations, performances), que chacun.e soit libre d’être dans son corps ce qu’iel désire, sans crainte du jugement et du rejet. Oui, cela bouscule l’organisation sociale. Et alors ?

 

 

(1) https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/paul-b-preciado-le-corps-est-la-chose-la-plus-politique-et-la-plus-publique-qui-soit

(2) https://www.francetvinfo.fr/monde/coree-du-nord/une-coupe-de-cheveux-reglementaire-imposee-a-tous-les-nord-coreens_561723.html 

et https://www.nouvelobs.com/l-histoire-du-soir/20150504.OBS8409/l-iran-interdit-les-coiffures-sataniques-pour-les-hommes.html

(3) https://www.franceinter.fr/histoire/mode-depuis-quand-les-femmes-portent-elles-des-pantalons-en-france

(4) https://www.lemonde.fr/societe/article/2017/12/19/loi-neuwirth-autorisant-la-pilule-contraceptive-la-houle-des-debats-parlementaires-de-1967_5231888_3224.html

(5) https://www.liberation.fr/france/2020/09/29/crop-top-imaginerait-on-un-sondage-sur-ce-qu-est-une-tenue-correcte-pour-les-garcons_1800848/

 

 

 

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Dominique Tamer
Intéressant, parce qu'en débutant la lecture, je me disais "ils devraient aussi parler du contrôle du corps des hommes", et puis avançant dans la lecture, c'est venu, comme pour d'autres aspects où je me disais qu'ils devraient l'aborder, pour constater ensuite que tel était le cas. Avez-vous pensé à aborder la question du rapport à la nudité, la sienne ou celle d'autrui? La nudité chez soi (dormir nu(e) ou en pyjama, être nu à la maison; être nu en présence d'autrui. Ou comment on réagit face à la nudité d'autrui. Le naturisme. (Je reviens à un passage de l'article: si ça pose problème pour une fille d'être en crop top au lycée, ou en short très court, ça sera aussi le cas pour un garçon: seules certaines tenues seront permises, au point que même par canicule, on ne voit pas d'élèves garçons en short court (je sais, c'est un pléonasme), alors que les filles vont se le permettre, du moins dans les lycées bourgeois. (Dans les ZEP, c'est hors de question). Même chose pour les couleurs: les filles ont bien plus de choix.
05/02/2022 - 23:13
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