Épitaphe
Une nouvelle de Cyna Bel
Y’a pas à dire. Le jogging de minuit, y’a rien de meilleur pour le moral !
Bon. Hop ! Les fringues au sale et moi à la douche.
Uhhhhh ! Les premières gouttes d’eau froide sont au nombre des petits plaisirs simples qui me font sentir vivante. Elles s’écrasent sur ma peau et saisissent mon corps encore tout bouillant d’efforts. Sensations garanties.
Ce couvre-feu pour les hommes, c’est tout de même une très bonne idée. Dire qu’avant, je me cachais sous d’informes pantalons noirs délavés et des sweats à capuche trop grands pour ne pas être embêtée pendant mon footing. Aujourd’hui, une brassière fluo, un minishort (même pas de culotte !) et me voilà à gambader dehors en pleine nuit !
Quand j’étais étudiante, je me prenais la tête des heures devant ma garde-robe, à hésiter entre la tenue de mes rêves et le jean/Converse de convenance. Avec une tenue comme celle que j’ai portée hier soir (robe dos nu rouge + talons à en chavirer au moindre petit caillou), on m’aurait instantanément collé l’étiquette d’allumeuse. Je me serais fait brancher en moins de cinq minutes. De manière lourde, probablement. J’aurais dû faire face aux regards qui m’auraient léchée comme une petite friandise appétissante. Et aux sifflements. Et aux commentaires gras et ventrus, mâchouillés sur mon passage, postillonnés dans mon dos. Et aux apostrophes. Eh mademoiselle ! Vous avez un petit copain ? Eh mademoiselle ! Tu me donnes ton 06 ? J’aurais baissé les yeux, fait des sourires polis, des moues gentilles. Je me serais probablement liquéfiée sur place de toute façon, en trois minutes environ. Je n’aurais jamais assumé ! Alors qu’hier, je me sentais si forte. Je me sentais sublime. Et en sécurité. Libre d’être moi. J’ai envahi la piste de danse. J’ai laissé traîner mon verre un peu partout. J’ai occupé l’espace comme s’il m’appartenait. C’est ça, ce que doivent ressentir les hommes au fond : cette confiance. Cette idée que l’espace qui les entoure est à eux. Dire qu’Elsa a fini seins nus au milieu de la piste avec des autocollants collés sur les tétons !
Hummm… les gouttes sont maintenant une pluie chaude et réconfortante. Le plaisir suprême du jogging, c’est la douche.
C’est fou toutes ces questions que je ne me pose plus. Par exemple, hier soir, on aurait tenu conciliabule avec les filles pendant au moins dix minutes pour savoir qui rentre avec qui et comment. (Deux minimum par Uber. Moi avec Assma dans le métro.) J’aurais passé tout le trajet sur le qui-vive, à surveiller les gens du wagon, du discret coin de mon œil ricilé. Et j’aurais gardé mon téléphone à la main et mes clefs entre les doigts le long du chemin de la bouche de métro à la maison. J’aurais changé de trottoir pour éviter les bandes, les types seuls, les types bruyants, les types silencieux, les types tout court. En les croissant, j’aurais fixé le bitume foulé par mes pieds pressés. Et je ne me serais jamais couchée sans le traditionnel texto : « Bien arrivée. Bizoooos les girls ! »
Le savon coule le long de mes jambes et sur mes pieds. Est-ce la douche qui me fait me sentir si incroyablement libre ?
Je me demande pourquoi on n’y a pas pensé plus tôt à ce couvre-feu. 2025, c’est pas trop tôt ! On devrait construire un monument pour fêter ça. Il aurait la forme d’une grande tombe. Avec une belle épitaphe : « Ci-gît l’homme nocturne. Il vécut dans un faste écrasant, occupa le territoire avec autant d’aplomb que d’impudence. Et il disparut pour le plus grand bonheur d’Elsa Rollet. »
Découvrir l'autrice et ces écrits : https://www.cyna-bel.com
Cet article vous a plu ? Pour encourager la publication
des prochains numéros, inscrivez-vous simplement à notre newsletter !
De la difficulté du semi-marathon
À la pendaison de crémaillère de la troisième vague-second confinement-premier couvre-feu, pour combattre la pendaison tout court je commence un programme d’entraînement de course à pied.