LE BEC MAGAZINE

De la difficulté du semi-marathon

05.09.2022

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                                                                                                                                                                                                 Par Roxelane

                

À la pendaison de crémaillère de la troisième vague-second confinement-premier couvre-feu, pour combattre la pendaison tout court je commence un programme d’entraînement de course à pied. J’ai un confinement de retard sur le reste de la France, j’ai l’habitude, je suis dans la team de celles qui marchent à côté du chemin depuis 1987. 

 

À la fin du programme, je cours 30 minutes en aisance respiratoire (vocabulaire de pro, toi-même tu sais). Obstinée et toujours couvre-feuisée, je pousse jusqu’à 45 minutes. Une heure. Pour donner une utilité sociale à l’affaire, je m’inscris à des courses caritatives et collectes de fonds. Mais, ennui oblige, j’ai des envies de challenge. Je m’inscris à un 10 km puis à un semi-marathon.

Lors de mon 10 km, 365 coureurs passent la ligne d’arrivée261 hommes. 104 femmes, soit 28,49 % des arrivants. 

Lors de mon semi, 1 120 coureurs passent la ligne d’arrivée851 hommes (dont 193 membres du régiment étranger d’infanterie, les amis de la mixité de genre et de la lutte contre l’oppression patriarcale). 269 femmes, soit 24,02%.

Trouvant l’affaire louche et essayant de ne pas tirer de conclusion hâtive, je jette un œil aux résultats du marathon de Paris : 34 405 coureurs ont passé la ligne d’arrivée en 2022. 25 990 hommes. 8 415 femmes, soit 24,45%.

Les résultats sont similaires à Annecy, Nice, Strasbourg, etc. 

 

J’ai pourtant l’impression que, dans l’Hexagone, la proportion hommes-femmes ne présente pas un tel déséquilibre. Je connais moi-même un grand nombre de femmes. Pour ne pas te laisser dans le doute et t’éviter un fact-checking chronophage, en France, au 1er janvier 2019, les femmes représentent 51,6 % de la population. Majoritaires donc.

 

Si l’explication n’est pas mathématique, tu le vois venir, nous sommes peut-être face aux conséquences d’un héritage sociétal et systémique.

 

Ô surprise !

 

Comme conclu par ton psy (et le mien) au bout de 17 minutes de séance, le problème prend sa source en enfance et fait sournoisement son chemin jusqu’à l’âge adulte. La pratique du sport se heurte aux discriminations de genre. 

 

L’enseignement de l’éducation physique et sportive à l’école maternelle et élémentaire est le premier obstacle sur le chemin qui mène à courir un semi-marathon à 34 ans, mon âge. 

Sigolène Couchot-Schiex, enseignante et chercheuse à CY Cergy Paris Université, nous apprend que « la mixité est une condition de l’égalité, elle n’implique pas l’égalité ». Parce qu’entre 3 et 10 ans, s’il est encore question de mixité, l’égalité nous fait déjà coucou de loin. Les conséquences de la perception de genre sont déjà là. Toi comme moi, sans le conscientiser, tu t’es retrouvée à faire des roues dans le gymnase. Pas des rondades qui, plus acrobatiques, n’étaient pas de ton genre. L’autre genre, pendant ce temps, courait frénétiquement derrière un ballon à l’extérieur. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est France stratégie. S’il faudrait mettre en place les conditions d’un égal accès des filles et des garçons à toutes les pratiques, la société a appris aux enseignants à se comporter en tant qu’hommes et femmes. De la difficulté de lutter contre ses propres repères.

 

Cette distinction des activités de « filles » et de « garçons », si caricaturale soit-elle, dépasse le champ de ma propre perception et de mon éventuelle mauvaise foi. Elle dépasse aussi le champ de l’école pour pénétrer celui des activités extrascolaires. 

Chez les enfants de 5 à 9 ans, en 2020, 86,06 % des détenteurs d’une licence de football étaient des garçons. Ils n’étaient que 25,61 % à faire de l’équitation. Le poney, c’est pour les filles. De l’autre côté de la barrière, si 94,82 % des licencié.e.s en danse sont des filles, elles ne sont que 6,16 % à pratiquer le rugby en club. La baston, c’est pour les garçons. Et je ne te parle pas du nombre de licenciées de la fédération française du sport boule.

 

Je vois les plus réticent.e.s d’entre vous brandir l’étendard de l’écart physiologique mais on parle ici d’enfants prépubères de 5 à 9 ans. Rangez votre étendard. D’autant que certaines activités sportives qui font tout autant appel aux capacités athlétiques échappent à cette logique. Natation et escalade pour exemple. C’est peut-être grâce à ça que Roxanna a eu le poste.

Moi, conformément à mon genre, j’ai fait de la danse (ok, du hip-hop, j’étais déjà disruptive) et du poney. Élevée dans un gynécée féministe, je ne me l’explique pas. J’ai détesté ces activités. C’était ma purge du mercredi. Je n’attendais qu’une chose, rentrer à la maison et m’entraîner à faire le plus grand nombre de jongles avec mon ballon sur lequel j’avais écrit le nom des joueurs de France 98 et taper des sprints dans le lotissement (sans dépasser le virage, recommandation maternelle).

 

Les discriminations liées à la perception de genre ne s’arrêtent pas à la porte du CM2 et se perpétuent dans le secondaire, pinacle de l’adolescence. Selon le préambule des programmes d’EPS au collège : « Au cours du cycle 4, les élèves passent de la préadolescence à l’adolescence et connaissent des transformations corporelles, psychologiques importantes qui les changent et modifient leur vie sociale. […] la validation des compétences […] contribue à attester la maîtrise du socle commun de connaissances […]. » Chouette théorie que celle du socle commun.

Dans la pratique, la scission ballon vs roue ne fait que gagner en épaisseur. Sans minimiser les changements qui s’opèrent chez les adolescents, l’apparition des poils, règles, seins, sébum chez les adolescentes et la sexualisation dont elles sont victimes génère sentiments de honte et gêne mais assez peu de vocations de championne de MMA. Si toi aussi tu as présenté ton certificat de dispense de piscine pour cause de règles avec la goutte au front et les jambes qui tremblent, tape dans tes mains. 

 

Du côté des activités extrascolaires, les différences observées précédemment se reproduisent chez les 10-14 ans et je ne te fais pas l’offense de détailler la situation au lycée chez les 15-19 ans. Ça se vaut.

 

Personnellement, j’avais lâché la rampe de la danse et du poney pour tenter une incursion dans le basket. Il n’y avait pas assez de filles dans le cours, mixte le cours, donc nous ne pouvions pas participer aux compétitions du club. Compréhensible. Il restait deux fois deux heures d’entraînement par semaine pour pratiquer. Mêmes entraînements pendant lesquels on se faisait mettre sur la touche par les mecs et leur coach parce que ses « gars, eux, ont des matchs ». Rassure-toi, aucun d’eux n’a fait carrière. Moi non plus. Agaçant. 

 

Pour ne pas entièrement noircir le tableau et par honnêteté intellectuelle, il faut quand même que je te dise que la lutte contre les stéréotypes de genre et contre les inégalités fait l’objet de quelques initiatives publiques dont tu peux prendre connaissance ici ou , voire ici. Toujours par honnêteté intellectuelle, on peut faire un constat d’échec. 

 

L’école ne m’a pas incitée à courir. Les activités du mercredi ne m’ont pas rendue endurante. Membre emblématique de la génération Y, biberonnée à la télé, j’aurais pu trouver des modèles dans le petit écran. Mais…

Selon le CSA, en France, les femmes ne reçoivent que 20 % de la couverture médiatique sportive à la télévision. Ce chiffre est ramené, à l’échelle mondiale, à 4 % selon les études de l’UNESCO. Pourtant, d’après le physicien israélien Ira Hammerman, les meilleures performances physiques féminines atteindraient en moyenne 90 % des records masculins et les 39 % des femmes titulaires d’une licence sportive en France auraient peut-être envie de se voir représentées. Qui sait.

Parce que c’est de ça dont il est question, de visibilité ; difficile pour une enfant, une adolescente, une femme de se projeter sur le tatami, dans les starting-blocks ou sur route à courir 42 km en moins de 4 heures si aucun modèle de son genre ne s’offre à elle. Si tu me lis Le Monde, Libé, l’Obs, même Télé Loisirs, je ne suis pas élitiste, arrête de faire de Wendy Renard, Céline Dumerc ou Clarisse Agbégnénou des épiphénomènes et des seconds rôles ! Elles ne valent pas moins que Killian, Teddy et Tony.

 

Au-delà de l’éducation, des modèles et de la représentation, je pensais avoir eu le temps de déconstruire le schéma patriarcal et être au-delà des discriminations de genre. Ma théorie a pris une sacrée claque quand je me suis mise à la pratique du running. Puis carrément un uppercut quand j’ai démarré la préparation du semi. 

Pour ne pas arriver exsangue sur la ligne d’arrivée, j’ai mis en place un programme d’entraînement après avoir poncé tous les tips d’Internet : trois runs par semaine, 8 heures de sommeil par nuit, une alimentation saine, mollo sur l’alcool, etc. Programme à concilier avec une vie familiale, sociale et professionnelle. Une franche rigolade. 

 

Alerte divulgâchage : usage de l’espace public et gestion de la charge mentale ne font pas bon ménage avec la préparation du semi.

 

C’est la lecture de Présentes, de Lauren Bastide, qui a provoqué mon premier choc mental sur la discrimination de genre dans l’usage de l’espace public. Choc qui a joyeusement coïncidé avec le début de mes aventures de runneuse.

Au début de mon programme, je fais des petits tours en plein jour dans le parc. J’ai rapidement le tournis et l’envie de partir à la conquête de l’asphalte marseillais. Canebière. Vieux Port. Corniche. Prado. Promesses de soleil et d’entrée maritime. En réalité, j'ai été accrochée par divers engins terrestres avec ou sans moteur. J’ai été traitée de grosse (165 cm, 60 kg), de pute ou de connasse. J’ai été « encouragée » à coup de « T’es bonne ». Good call ! Ma foulée, ma vitesse, ma tenue ont été commentées. Ces frôlements, insultes, « encouragements » et commentaires ont tous été, sans aucune exception, émis par des hommes. Masculinité toxique, bonjour.

Je ne suis pas la première. Selon le baromètre du harcèlement de rue paru en 2022, 91 % des femmes ont été victimes d’outrages sexistes. Je ne serai pas la dernière. Marylène Lieber en parle mieux que moi dans Genre, violences et espaces publics : la vulnérabilité des femmes en question et ailleurs. Ce sentiment d’insécurité chez les femmes est exacerbé par la surreprésentation des hommes dans l’espace public. Les villes ont été conçues par et pour eux, et ne sont pas neutres en matière d’égalité des genres. 

Il faut avoir l’envie de courir solidement chevillée au corps pour enfiler ses baskets et sortir courir en sachant qu’on va se faire traiter de pute par un Jean-Mich en trottinette.

 

Si tant est que tu passes cet obstacle, celui de la charge mentale t’attend en embuscade dès le retour à la maison. La charge mentale, on ne la présente plus. Introduite par Monique Haicault en 1984 dans La Gestion ordinaire de la vie à deux puis copieusement ignorée. Mais en 2010, les statistiques pointent leur nez et montrent que les femmes prennent en charge 64 % des tâches domestiques et 71 % des tâches parentales au sein des foyers. 11 ans plus tard, en 2021, les femmes consacrent 28,1 heures par semaine au travail domestique et familial, contre 17,9 heures pour les hommes. Si les chiffres ne te parlent pas, l’illustratrice Emma a eu la présence d’esprit de dessiner le problème.

Précision nécessaire, je me place ici dans une vision hétéronormée et cisgenre même si je milite activement sur les bénéfices de la sortie de l’hétérosexualité (merci Juliet). Les chiffres sont meilleurs chez les LGBTQIA+.

Techniquement, tes journées, comme les miennes, comme celles de millions de femmes, ressemblent à un long tunnel : réveil, douche, préparation du petit-déj, réveil de l’enfant, préparation de l’enfant, petit-déj, déposer l’enfant quelque part, boulot, récupérer l’enfant, goûter, douche, dîner, histoire 1, histoire 2, (…) histoire 27, dodo. Tu peux y ajouter les machines de fringues, le ménage, les courses, la cuisine, les embouteillages, les rendez-vous médicaux, les activités extrascolaires (non genrées, si tu as bien suivi), etc. 

Quand il faut y intégrer trois entraînements par semaine pouvant durer de 2 à 3 heures, douche comprise, parce que tu te respectes, il vaut mieux que la personne qui partage ta vie suive le travail d’Emma, soit déconstruit et avance avec toi dans le tunnel. Mais tu as lu les chiffres, cet être est un spécimen encore minoritaire. Un genre de lutin. 

Bilan, tu passes ton temps à courir après ta vie, ce qui ne te laisse pas le temps de courir sur le bitume. Encore moins de courir 21 km. 

 

Mon témoignage est à l’intersectionnalité de plusieurs luttes et chacune d’elles devrait faire l’objet d’une thèse. Mettre fin aux stéréotypes de genre à l’école, aboutir à l’égalité dans les pratiques sportives, médiatiser le sport féminin, donner sa place à la femme dans l’espace public et répartir la charge mentale, etc. La liste est longue. Je ne mets ici en avant que les points qui, pour moi, ont été des obstacles jusqu’à ce qu’une pandémie mondiale ne change mon paradigme. Une. Pandémie. Mondiale.

De la place que j’occupais dans la cour de récré à celle que j’occupe dans l’espace public, rien n’a été fait pour que je sois finisheuse d’un semi-marathon. Pourtant, j’ai l’intime conviction que les femmes sont endurantes, sororales, solidaires. Aux 10 km d’Arles, c’est Thérèse, 80 ans et quelques poussières, qui a reçu toutes les acclamations sur la ligne d’arrivée. Battante. Au semi-marathon, c’est Sandie, que je ne connaissais pas, dont je ne savais rien, qui m’a menée au bout en courant les derniers kilomètres avec moi. Sororité. À la « Marseillaise des Femmes », course caritative, vous étiez 2 738 participantes il y a quelques jours. Solidaires. 

Encouragez vos filles à faire des plaquages au rugby, faites danser vos fils, sortez du tunnel et des cours de zumba, chaussez vos baskets et occupez l’espace. Tuez le genre. Sortez du patriarcat. 


¹Presses de Sciences Po, 2008.

 

 

 

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