LE BEC MAGAZINE

Tristan Bartolini L’artiste au cœur fluide

10.05.2021

propos recueillis par Ana Ciotto

 Bartolini Alphabet Inclusif

Tristan Bartolini est un artiste de 24 ans qui a récemment gagné le prix Arts et Humanités pour sa création d’une typographie inclusive.
Conçue à la base pour son projet de fin d’études, l’idée de cette typographie est née d’un processus de réflexion bien plus long, qui parle de son rapport au monde et du sens qu’il voudrait lui donner.
J’ai eu la chance d’échanger avec lui, on en a profité pour refaire le monde, mais je vous épargne nos discussions de comptoir… ! Ça m’a quand même permis de voir que Tristan est comme sa typographie : innovant, poétique, sensible, ouvert et plein d’espoir.

 

Comment est née l’idée de cette typographie ?

J’ai conçu cette typographie pour trouver une réponse à un double problème : l’un formel, l’autre existentiel.
L’écriture inclusive est pour moi riche de sens, en permettant la mise en forme de l’égalité.
Mais symboliquement, j’avais du mal avec le point dans les mots, qui vient faire une séparation forte entre les hommes et les femmes. Par exemple, “amoureu.x.se”.
Selon moi, le point venait renforcer la distinction, sans compter le fait que la lecture ne me semblait pas toujours facilitée.
En créant cette typographie, je cherchais donc à fluidifier la lecture, tout en fluidifiant le genre.

 Bartolini Je suis amoureuse

Cette typographie m’a permis de trouver une réponse formelle à une conception de l’humanité qui serait non binaire. La distinction homme/femme est pour moi une construction sociale dont il faudrait urgemment se débarrasser. Ainsi, nous n’aurions même plus besoin de parler d’égalité puisqu’il n’y aurait plus qu’un seul et même camp : le genre humain !
Pour ma part, mon expression de genre est masculine (je m’habille, me coiffe, selon des codes culturellement masculins), mais je ne me reconnais absolument pas dans une identité de genre masculine, ce n’est pas la façon dont je me sens à l’intérieur. Celle-ci me renvoie à une identité virile, stéréotypée, construite comme un mythe.

 

Écrire inclusif, c’est bien. Parler inclusif, c’est encore mieux ?!

Pour moi, il existe deux langues : la langue écrite et la langue parlée. C’est incroyable le nombre de personnes découvrant la typographie, qui m’ont demandé “mais comment ça se prononce ?” J’étais un peu déconcerté par cette question, parce que pour moi ça n’a pas de fondement dans la langue écrite. J’avais réussi à trouver la réponse qui me correspondait : “Prononcez comme vous le souhaitez. Ma typographie n’est pas porteuse de son, mais elle est porteuse de sens.”
Pour la langue parlée, plus malléable et moins figée que l’écrit, cela demande un petit effort de réflexion, en se demandant s’il est nécessaire ou non de genrer le message que l’on veut porter. Quand ce n’est pas le cas, il existe des solutions, elles sont un peu coûteuses au début puisqu’elles demandent de réfléchir avant de parler ! Mais avec le temps, ça devient un automatisme. Par exemple, on peut utiliser des néologismes inclusifs comme iel pour il et elle, ou bien celleux pour celles et ceux. Ensuite, on peut privilégier des mots phoniquement neutres (élève, plutôt que étudiant.e, lectorat, plutôt que lecteurs et lectrices…). L’enjeu à l’oral est peut-être surtout de dégenrer un certain nombre de constructions langagières, et ainsi permettre de visibiliser l’ensemble de la population : les hommes, les femmes, les non-binaires, les personnes qui ne savent pas, et celles pour qui ça n’a pas d’importance.
Je trouve que ça bouge assez vite, par exemple j’ai assisté à l’université à une présentation orale faite entièrement en langue inclusive, avec notamment l’utilisation de néologismes. Parler, écrire, écouter, lire, tout ça, c’est penser. C’est dans ces “détails” que je crois que le monde peut changer.

 Bartolini

J’ai grandi dans un monde binaire avec une éducation qui ne le remettait pas spécialement en question. Je crois que ma famille, par son ouverture et l’amour qu’elle me porte, déconstruit un certain nombre de choses. Ce n’est pas évident, quand on n’en a jamais souffert directement, mais pour les nouvelles générations, je crois que ça avance. La société change, j’imagine que plus tard, dans un monde idéal, le genre ne sera plus un moyen de discriminer puisqu’il n’aura pas plus d’importance qu’un autre critère biologique de différenciation entre les êtres humains, comme la couleur des cheveux ou la latéralité… La plupart des personnes sont droitières, les personnes gauchères n’ont pas drastiquement augmenté depuis qu’on a arrêté de dire que c’était la main du Diable ; et ça n’a pas rendu pour autant la population entière ambidextre !

 

L’art, c’est forcément politique ?

Aujourd’hui, oui, je crois. Jusqu’à la fin du XXe siècle, les artistes et designers ont expérimenté au niveau formel. Aujourd’hui, je crois que c’est le message qui compte, ce n’est pas une nécessité ou un besoin, mais c’est ce qu’est l’art à présent. C’est une façon de mettre en forme sa manière de voir le monde. Il ne s’agit pas forcément de résoudre une problématique, mais de la mettre en lumière. Pour moi, cette typographie m’a permis d’exprimer ma non-adhésion à un monde qui classe, permet, oblige, discrimine, domine… les personnes selon ce qu’elles ont dans la culotte.
Cette typographie est donc pour moi un projet plus global, elle parle de ma façon de voir le monde, et de ce que je souhaite pour l’humanité future.

 

À terme, le projet est-il de pouvoir utiliser concrètement ta typographie, en créant par exemple une police de caractère dans un traitement de texte ?

J’adorerais ! Ce serait génial de pouvoir l’utiliser même dans ses mails ou sur les réseaux sociaux. Pour le moment, je suis confronté à des problèmes techniques et informatiques qui sont hors de ma portée et de mes connaissances. Mais il y a un mouvement de recherche expérimentale autour de l’écriture inclusive auquel j’appartiens, et je pense que les choses vont avancer, de façon plus concrète et utilisable par toute personne qui s’y intéresse.

 Bartolini

Quels sont tes prochains projets ?

Je réfléchis à un travail autour de la question de la mort et des réseaux sociaux. Ça peut paraître complètement différent, mais je ne veux pas être le messager d’une seule cause. Je crois que j’ai envie de parler de choses qui me touchent, qui sont mes questions existentielles… C’est encore une fois une démarche plus globale, qui questionne le monde pour lequel je me sens concerné.

 

Tristan Bartolini - 2019  - © Anastassia Goussarova

Tristan Bartolini - 2019 - © Anastassia Goussarova

Bartolini L'inclusive

 

 

 

 

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Marie-José Pillet
Magnifique ce travail d'artiste ! "L'inclusiv", la langue, elle est tellement a(e)ncrée qu'on s'en aperçoit à peine qu'elle nous mène par le bout du patriarcat ! Bravo à Tristan Bartolini et à Bec Magazine
22/06/2021 - 12:52
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