Piège patriarcal
par Randalf C.
C’est un dimanche en automne, au petit matin. Sébastien trottine à foulées souples, fendant une légère brume matinale.
La fin de la quarantaine approche pour Sébastien. Avec sa femme Anouk et leurs trois enfants, il habite une belle maison un peu excentrée du bourg. Ils ont une piscine, deux voitures quasi neuves et un jardin soigné.
Sébastien court devant la boulangerie du village. Quelques hommes de tous âges font la queue à bonne distance les uns des autres. Ils serrent leur bras contre leur poitrine à cause du froid. Personne ne se parle.
Sébastien les regarde. Pourquoi ces hommes sont-ils sortis de leur lit douillet pour aller chercher des croissants dans cette ruelle inhospitalière ? Sébastien sait pourquoi. Il visualise ces hommes se levant de leur lit, enfilant discrètement leurs habits froissés de la veille et sortant sur la pointe des pieds de la chambre conjugale. Ils fuient ! Ils fuient la molle couche où gît leur femme qui ronfle doucement. Ils fuient le salon où sont entassés les bibelots bancals. Ils fuient les napperons sur les commodes et les broderies accrochées aux murs. Ils fuient le territoire de la matrone.
Ils fuient, comme fuit Sébastien. La maison conjugale, c’est le territoire d’Anouk. Elle a aménagé la demeure familiale suivant son goût. Elle a choisi les meubles, la décoration, les abat-jours, avec son style particulier, sobre, équilibré, pratique. D’ailleurs, elle a aussi choisi la maison. C’est son territoire aussi sûrement que si elle avait uriné autour. Quand Sébastien tente de changer quelque chose, déplacer une lampe, elle le recadre fermement.
Sébastien occupe une enclave dans ce territoire : son bureau, où il a accroché quelques posters de films démesurés (Good Bye Lenin, Little Miss Sunshine) et un trophée de chasse, une tête de cerf naturalisée.
Sébastien quitte la petite route pour s’engager sur un chemin légèrement boueux. Un soleil pâle, bas sur l’horizon, trace des rayons ténus dans la brume qui s’épaissit aux alentours de la rivière.
Sébastien pense à leur rencontre. Anouk était étudiante en géographie, lui en ingénierie des matériaux. Ils se sont rencontrés lors d’un stage de formation au secourisme : il était la victime, elle devait le mettre en PLS. Il se rappelle les premiers mois de passion amoureuse, il l’avait courtisée avec assiduité. Ils vivaient leur découverte mutuelle dans un brouillard heureux.
Puis, par un mouvement tout naturel, ils se mirent en ménage et se marièrent. Le premier enfant vint, une fille. La période de la trentaine fut un vortex épuisant pour le couple. Anouk n’était pas passionnée par son travail au service de cartographie municipale. Elle démissionna après son congé maternité pour s’engager entièrement dans son rôle de mère.
Sébastien protesta, ce déséquilibre professionnel dans le couple lui paraissait malsain. À vrai dire, ses protestations étaient assez molles. Ça l’arrangeait finalement qu’Anouk s’occupe du foyer. Lui prenait de plus en plus de responsabilités dans son entreprise florissante de tôlerie de précision.
Sébastien s’intéressait aux enfants quand il pouvait, mais il se sentait maladroit et inefficace. Pendant les années de maternelle, Anouk ne les lui confia jamais plus de quelques heures. Quand ça lui arrivait, elle ne manquait pas en les retrouvant de faire quelques remarques acerbes sur combien il s’en occupait mal. Sébastien protestait mollement et retournait travailler.
Sébastien court maintenant le long de la rivière. L’eau est teintée du limon charrié par la pluie de la semaine dernière. Les broussailles déjà à demi dégarnies sont couvertes d’une myriade de petites gouttes qui font autant de points blancs.
Anouk vient d’une famille traditionnelle catholique, avec un soupçon de vieille noblesse française dans les ancêtres. Sa mère a eu quatre enfants. Sa grand-mère, six. Au siècle dernier, on aurait appelé la mère d’Anouk une “fée du logis” : elle a toujours fait à manger et accompagné ses enfants, son mari, toujours de bonne humeur. La grand-mère, très âgée maintenant, est sentencieuse mais aime toujours jouer avec les arrière-petits-enfants. Aucune des deux n’a jamais travaillé.
Sébastien s’était senti attiré vers cette dynastie matriarcale qui sentait la bourgeoisie catholique. Lui-même, d’un milieu modeste, était allé jusqu’à sa première communion par élan de bon élève. Il avait été accueilli à bras ouverts dans cette famille où il s’était glissé sans peine dans le rôle du père qui subvient aux besoins du foyer.
Il s’était vite rendu compte des tensions et des rivalités entre les matrones. La mère reproche à la grand-mère d’avoir abandonné l’éducation des enfants à des gouvernantes. Anouk reproche à sa mère de ne pas savoir s’y prendre avec ses enfants. Il se tenait à distance de ces discussions. Il est vrai que toute observation de sa part était reçue avec une indifférence polie : quelle compétence un homme peut-il avoir en ces affaires ?
Les chaussures de Sébastien frappent doucement le sol avec un rythme de métronome. Il entrevoit un canard col vert de l’autre côté de la rivière. La brume se lève. Le soleil éclaire le cou élégant du volatile d’un reflet iridescent.
Anouk a hérité de sa lignée cette notion que la femme est faite pour s’occuper des enfants. Elle avait souvent des mots de mépris pour les “femmes qui travaillent” : elles faillissent à leur rôle primordial de mère.
Quand Anouk et Sébastien se présentent à des inconnus, vient inévitablement la question de ce qu’ils font de leur vie. Anouk répond fermement que pour sa part elle est mère au foyer. Certains interlocuteurs répondent sans hésiter : “Ah, c’est un vrai métier, ça !” D’autres sont gênés et passent à un autre sujet, ce qui procure à Sébastien une joie mauvaise.
Anouk est cependant perméable à des concepts plus modernes. Par exemple, elle trouve que le mari doit s’impliquer dans les tâches ménagères. Elle ne se voit pas comme une ménagère à l’image de sa mère, mais comme une travailleuse qui partage avec son mari la charge du ménage.
Pendant des années, Sébastien a passé la serpillère les samedis matin, sous le contrôle d’Anouk. Elle ne manquait pas de le lui reprocher quand il mouillait ses tapis. Ça dégénérait souvent en dispute bruyante qui troublait la paix du foyer.
De guerre lasse, Sébastien s’est résolu à engager une femme de ménage. Depuis, Farida nettoie toutes les semaines la maison de fond en comble, avec une efficacité impressionnante. Sébastien la voit régulièrement s’affairer à dépoussiérer la bibliothèque ou les commodes sous la surveillance discrète d’Anouk en pyjama feuilletant un magazine. Farida, toujours de bonne humeur, a quatre enfants en bas âge. Sébastien s’étonne toujours de son apparente absence de conscience de classe.
Sébastien approche du grand saule tortueux qui sert de point de repère pour la mi-course. Les branches ramifiées sont dénudées, le tronc paraît noir sous l’humidité.
Anouk participe à des cours en ligne, des retraites, des séminaires et des séances de discussion. Cela porte sur le bien-être par les plantes ou le yoga ou la pleine présence, ou un vivier inépuisable de sujets religieux. Sébastien méprise tous ces concepts mous, la philosophie vulgarisée à l’extrême qui semble sortie des pages psycho d’un magazine féminin.
Ces dernières années, elle avait aussi découvert une littérature alternative, où la femme doit écouter ses cycles naturels. Pendant sa période prémenstruelle, elle considère donc qu’elle ne peut rien faire et reporte tout ce qui demande un peu d’initiative à une semaine plus favorable. Pendant ses règles, elle ne peut pas sortir, c’est un loi de la nature.
Leur vie sexuelle s’est réduite à un fugace accouplement, au moment approprié du cycle. Anouk attire alors Sébastien dans la position du missionnaire, se contracte en fermant les yeux pour atteindre au plus vite l’orgasme. Après être parvenue quelques fois à ses fins, elle se retourne et s’endort.
Sébastien est fasciné par les récits d’amour physique dans les livres et les films. Quel contraste avec sa propre expérience, qui ressemble plutôt aux périodes de chaleur des chattes du voisinage, terminées par un accouplement violent.
Sébastien arrive au pied de la Mayadière, une bâtisse curieuse en forme de pyramide à la base carrée. On y monte par un escalier en biais sur les quatre faces. Sébastien monte les marches par petits sauts élastiques, en gardant le même rythme de foulée, évitant adroitement de déraper sur les dalles mouillées.
À son travail, Sébastien a débuté dans un rôle technique, il était alors assez réservé, sinon timide. Au fil des ans, il a pris plus de responsabilités. Insensiblement, il est devenu chef d’une équipe de vingt personnes.
Il aime parler en réunion, d’une voix posée qui force la conviction. Il regarde les gens dans les yeux, sait trouver les mots pour les convaincre, les motiver. Il prend parfois un collaborateur par le bras ou lui pose une main sur l’épaule pour le féliciter.
Il y a peu de femmes dans la tôlerie. C’était jadis un travail physique sur pressoirs, maintenant un travail sur l’ordinateur, des outils plutôt masculins. Sébastien le regrette. Il soigne particulièrement ses relations avec les quelques femmes du service, Gisèle la secrétaire un peu âgée, Anne-Charlotte et Géraldine de la compta.
Que ce soit pour l’admirer ou le blâmer, le chef est plus que les autres au centre de l’attention. Sébastien sentait quand on chuchotait sur lui, et aimait ça. Les bruits de couloir font partie du bouillonnement de l’entreprise.
Sébastien est arrivé au sommet de la Mayadière. Il trottine en pivotant sur lui-même pour admirer le paysage familier. Le givre blanchit l’herbe sur les collines aux alentours, à l’ombre des grands sapins. Le chantier du rond-point est presque terminé. Sébastien descend par le deuxième escalier en biais, sans précipitation.
Sébastien rêve souvent d’Anne-Charlotte, la comptable. Elle a des cheveux blonds bouclés, de grandes lunettes, son sourire découvre des dents un peu longues. Soigneusement, dans sa mémoire, sont rangés des souvenirs menus, la fois où ses cheveux ont caressé sa main quand elle se pencha pour qu’il signe un document, la fois où elle lui fit un sourire plus appuyé sans raison apparente, la fois où ils se démenèrent ensemble dans un local exigu pour débloquer l’imprimante, les fois où elle l’écoutait haranguer l’équipe, les narines dilatées…
Sébastien n’a pas l’intuition psychologique pour jauger si Anne-Charlotte partage son trouble. Il n’a pas le courage, ou la brutalité, de lever l’ambiguïté. Il passe donc un temps étonnant à cultiver ce fantasme en le gardant sous contrôle pour qu’il ne prenne pas trop d’importance dans son cœur.
Sébastien poursuit par une allée bordée de grands platanes au pied de la Mayadière. Les platanes sont espacés régulièrement, Sébastien s’efforce de faire quatre foulées exactement entre chaque arbre.
Sébastien s’impose depuis des années une discipline martiale. Il lui arrive d’admirer dans le miroir son ventre plat, ses épaules musclées et son visage carré énergique, allongé par ses cheveux gris en brosse. Il ne laisse pas l’âge ni les vicissitudes de la vie conjugale le voûter.
Anouk est fermement convaincue qu’elle doit être à l’écoute de son instinct, de ses sensations. Invariablement, ces sensations lui enjoignent d’éviter les efforts violents ou contraignants. Quand il leur arrivait de faire une après-midi de vélo en famille, elle se plaignait les jours suivants de courbatures insupportables. En conséquence, son instinct lui dicte dorénavant de rester à la maison. Ses cuisses et fesses jadis toniques sont devenues flasques.
Le sport favori de Sébastien est la chasse. C’est un chasseur solitaire, qui part tôt le matin pour de longues randonnées par des sentiers à peine marqués où il sait pouvoir trouver du gibier. À vrai dire, il tire rarement, parfois un lapin. Son plus beau trophée est un cerf rencontré dont la tête naturalisée orne son bureau.
Anouk déteste la chasse, elle trouve que c’est une activité barbare, sanglante et indigne. Les quelques fois où Sébastien ramena du gibier, il dut le préparer lui-même et le manger seul, sous le regard révulsé du reste de la famille. Ça fait bien un an qu’il n’est pas sorti pour chasser.
Sébastien est dans la dernière ligne droite, la route avant la maison. Le soleil d’hiver est franc. Il éclaire les buissons de cynorhodons aux fruits écarlates. Sébastien décélère imperceptiblement.
Ça fait un an, depuis le confinement, que Sébastien travaille à la maison. Il se lève le matin, déjeune en vitesse et se réfugie dans son bureau. Là, il retrouve ses collègues en visioconférence pour des heures de réunion. Il fait une pause à midi avec Anouk et la plus jeune de ses filles. Puis il travaille jusqu’au soir sur des feuilles de tableur et un logiciel de conception assistée par ordinateur.
Anouk est enchantée de cette époque de confinement, qui lui permet d’avoir la compagnie de Sébastien toute la journée, sans déplacements professionnels et sans interférence.
Parfois, lorsqu’il se retrouve en tête-à-tête par visioconférence avec Anne-Charlotte, il essaie de reprendre un ton badin ou juste ambigu, mais ça sonne platement professionnel. Il soupçonne l’ordinateur de filtrer la voix humaine pour en retirer les sous-entendus.
Il est huit heures et demie, Sébastien est arrivé devant son domicile. Il est à peine essoufflé. Il s’arrête devant la grille monumentale, l’ouvre avec une première clé et la referme en claquant derrière lui. Il marche sur du gravier vers la porte de la maison en chêne massif. Il l’ouvre avec une deuxième clé, entre, et la ferme doucement. Dans la pénombre de la maison endormie, il laisse échapper un soupir.
Cet article vous a plu ? Pour encourager la publication
des prochains numéros, inscrivez-vous simplement à notre newsletter !