Maté entre mes cuisses
par Aline Comignaghi
Buenos Aires, 2009. L’eau se met tranquillement à chauffer dans la casserole posée sur la gazinière. Nous sommes arrivées chez Candela depuis dix minutes, j’ai passé un temps dehors à observer toutes ses plantes avant d’entrer dans son grand salon, unique pièce de sa maison. Candela vit dans le même quartier que moi, à Chacarita. C’est le long de cette grande avenue qui mène au métro de la capitale argentine qu’un collectif, qui défend le droit d’occuper et de cultiver la terre, s’est installé. Une ancienne gare ferroviaire. Plus de trains mais des jardins partagés le long des anciens rails.
L’eau est prête, le maté peut être servi, il tourne déjà entre les mains et les bouches de chacune. L’ambiance est joyeuse, l’air est électrique. Comme toutes ces femmes dans la pièce. Comme Candela et ses longs cheveux blonds vénitiens et sa peau tachetée de rousseur.
Je n’ai pas bien compris ce qu’on allait faire ensemble ce soir mais j’ai suivi l’élan. Mon apprentissage de l’accent argentin étant encore trop approximatif pour que je puisse y déceler les subtilités, j’ai quand même senti que je voulais être avec elles.
Le maté se vide et se remplit sans cesse. Le canapé, les coussins et les tapis jonchés sur le sol accueillent nos corps qui, après une journée d’entraînement à l’école de cirque, se relâchent enfin. Nous sommes toutes des trapézistes en herbe, complices dans les airs et sur terre, et ce soir Candela nous a invitées chez elle pour observer notre sexe et notre col de l’utérus. Entre femmes. Dans son salon. Avec un maté et des pizzas achetées sur la route en venant.
Cela fait déjà une heure que nous échangeons, que les rires et les silences sont entrés dans la pièce, que la chaleur des regards embaume l’atmosphère, la sororité est partout dans l’air. Nous sommes bien, nous aimons nous sentir ensemble pour parler de nos sexualités, de nos corps.
Quand l’une d’elles évoque la peur de tomber enceinte, une autre se met à parler des glaires vaginales, de comment savoir quand arrive son ovulation. Quand l’une partage le dégoût de son partenaire pour le sang menstruel, une autre raconte qu’elle arrose ses plantes chaque mois avec ce liquide précieux. Une pluie d’informations… qui forment une rivière, un courant de savoirs s’engouffrant entre nos cuisses. Je voudrais tout comprendre, tout boire, mais je suis frustrée de ne pas tout saisir.
J’ai 22 ans, je suis en Argentine pour faire un échange universitaire d’une année, et déjà forte de mes convictions féministes, je n’ai cependant qu’une idée théorique des conditions de santé sexuelle des Argentines et de leurs droits. Mais sur les murs de la grande ville je peux lire “Avortement légal pour toutes” ou encore “Pour avorter les riches payent et les pauvres meurent”.
Candela sort un spéculum en plastique et nous propose de nous montrer comment le mettre. J’ai l’impression d’être dans un rêve éveillé. Entre transe et fébrilité. Je n’ai jamais fait ça mais ça me parait être la chose la plus évidente. Pourquoi je n’ai jamais vu l’intérieur de mon vagin, mon col de l’utérus ? Je vais chez le gynécologue depuis que j’ai 16 ans. Une colère monte. On veut me cacher quoi ?
Le maté est fini, l’une de nous se lève pour réchauffer de l’eau. Un moment de silence se fait sentir jusqu’à l’intérieur de nous. Candela est assise, adossée à de gros coussins, elle nous montre d’abord sa vulve, et énumère les parties de son anatomie, les différents orifices, les lèvres internes et externes. L’odeur subtile de son sexe arrive jusqu’à nous qui sommes assises juste en face d’elle. Un élan de tendresse me traverse. Elle introduit ensuite le spéculum dans son vagin, l’ouvre et le positionne pour trouver son col. Elle est à l’aise et détendue. L’envie de la prendre dans mes bras et de la remercier me saisit, de lui partager que cette mise en vulnérabilité est d’une force sans nom. Elle sourit de son air malicieux tout en étant concentrée. À l’aide d’un miroir et d’une lampe, elle peut elle-même observer son col. Est-il ouvert ? Est-il en position basse ? Avec un début de sang menstruel ou une glaire blanche et opaque ? Le lit de la rivière se réveille. La pluie de connaissances. Candela parle et parle, je n’entends presque plus. Je plonge dans mes pensées… me rends compte de tout ce que l’on ne sait pas, et qui se trouve pourtant si près… juste là. Nos corps, nos encyclopédies uniques. Propres à chacun·e·s…
Ce fut donc la première fois que je découvrais mon col, là au milieu du salon de Candela, que j’observais sa couleur, sa texture, son orientation. Mon sang s’écoule par là, mes glaires, peut-être un jour un être humain…
L’émotion qui me traverse encore aujourd’hui est à mettre en parallèle avec l’émotion que j’ai ressenti lors de ma première visite chez le gynécologue. Une joie pure versus de la honte. De la puissance versus de la culpabilité, de l’autonomie versus de l’infantilisation, un corps vivant et unique versus un corps médicalisé, pathologisé et normé.
Depuis, je n’ai jamais cessé de m’auto-observer, seule ou en groupe, et à mon tour j’anime et j’organise des ateliers de self-help.
Le self-help, aussi appelé “auto-santé”, ou “pratiques de santé autonomes”, dont la méthode phare est l’auto-observation gynécologique (aussi appelé “auto-examen”), est un mouvement féministe qui apparaît aux États-Unis au début des années 70 et qui viendra jusqu’en Europe quelques années plus tard. Ce mouvement se fonde sur la contestation du modèle sexuel patriarcal, particulièrement dans le domaine médical. Tout cela est né dans un contexte de revendication pour l’accès aux droits à l’avortement et à la contraception.
Le self-help est donc une méthode d’investigation et d’expérimentation collective. En créant du savoir empirique et collectif depuis leur propre corps, les femmes se réapproprient leur santé, en marge des stéréotypes et injonctions normatives*.
Je regarde Candela et on échange un regard bienveillant de compréhension mutuelle. Un dernier tour de parole, chacune dans le groupe pose ses mots et le maté revient rythmer nos échanges.
Je rentrerai chez moi tard dans la nuit. Je n’avais pas envie de les quitter. Juste envie de prolonger cet instant où l’on accepte de faire tomber ensemble les barrières qui nous limitent.
Nb : Dans cet article, le mot femme est employé pour désigner les femmes cisgenres.
*Pour aller plus loin dans l’historique du self-help en Europe, découvrez l’interview de Rina Nissim :
“Pendant quelques instants, mon corps a été autre chose qu’un corps en bonne ou mauvaise santé. Autre chose aussi qu’un corps excitable ou excitant. Et pourtant, j’étais là, mon corps et celui de l’autre femme aussi. Mais ce n’était pas classable.” 1978, Jeanne-Marie Gagnebin, suite à la participation à un atelier de self-help, dans le Cahier du GRIF, “Femmes entre elles”.
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