Santé mentale : qui est « normal » aujourd’hui ?
© Dora Maar, double portrait avec chapeau, 1936
"Sophrologue, secouriste et formatrice en santé mentale, Eva Mazur est également cheffe de projet et responsable de la rubrique « Santé mentale » pour le site internet de l’Optimisme. Diplômée d’un Master II en criminologie, bénévole au sein de plusieurs associations dans le champ de la santé mentale (Positive Minders, La Maison perchée), elle a également passé plusieurs années à l’étranger auprès de femmes victimes de violence domestique et/ou placées sous-main de justice, et souffrant de différents troubles psychiques." Marion Salort
par Eva Mazur
La crise sanitaire a ouvert la parole sur la santé mentale et la souffrance psychologique. Cette ouverture a permis quelques « coming out psy » sur les réseaux sociaux. Ceux qui ont le courage de témoigner du vécu de leurs troubles psychiques nous font réaliser à quel point le fossé est grand entre l’imaginaire que nous nous faisons de certaines maladies et la réalité de l’expérience.
Il est légitime qu’un tel contexte interroge notre vision de la « normalité psychologique » dans la société. Que nous la prenions dans ses aspects biologiques, statistiques, culturelles ou subjectives, le caractère flou et mouvant de cette normalité nous titille. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui, suite aux soubresauts de ces dernières années, se sont interrogés sur leur santé mentale : « suis-je normal ? »
Les représentations commencent à évoluer en la matière et c’est heureux mais le chemin reste long pour que le regard qui est porté sur ceux que l’on considère « hors norme » en raison de leur trouble psy, ne soit plus à l’origine de stigmatisation et de discriminations.
En mettant le projecteur sur la souffrance psychique et les troubles qui peuvent en découler, la crise sanitaire a-t-elle relancé les dés pour faire bouger le centre de gravité de la norme en ce qui concerne notre santé mentale ?
« Pour être aimé (ou entrer dans la norme), je dois aller bien ! »
La « normalité » intégrée par beaucoup d’entre nous en matière de santé mentale est celle de présenter et de ressentir un état de bien-être. Nous avons appris à ce qu’il soit préférable de contenir toute expression d’émotions, de pensées ou de ressentis désagréables. « Tu ne vas pas pleurer pour si peu ! » ; « Si tu continues à être trop émotif, tu vas te faire écraser par les autres. » ; « Arrête de pleurnicher pour un rien, sois fort ! » ; « Tu n’arriveras jamais à rien si tu angoisses pour tout. » ; « Souris, il y a pire que toi ! »
Cette norme est à certains égards renforcée aujourd’hui par les diktats du bonheur et autres précepteurs du bien-être à tout prix, susceptible de consolider l’idée que pour « être dans le moule », il faut aller bien et avoir la banane ! Comme si pour être aimable aux yeux du monde, nous devions nous efforcer d’occulter chaque relent de souffrance psychique, sous peine de passer pour « faible », « incompétent », « fragile », « fou », « instable ».
Chemin faisant et bien malgré nous, par un jeu de mimétisme à peine conscient, nous avons même acquis les codes et les réflexes de la « bonne santé mentale » et savons simuler « l’état d’équilibre » : sourire, converser, avoir une voix enjouée, blaguer, relever la tête, sortir, trinquer…Pas étonnant que l’un des signes communs à de nombreuses souffrances psychologiques soit l’isolement : qui n’aurait pas envie de se terrer ad vitam æternam après avoir joué pendant si longtemps le « jeu de la norme » ? N’y a-t-il pas pire aveu que celui de dire aux autres : « je vous ai dupé sur ce que je suis profondément et ce depuis des années ? »
Et pour dissimuler que nous nous sentions « anormal » tout en nous présentant « normé » de l’extérieur, il arrive que nous nous soustrayons au regard du monde avant que le monde ne se soustrait à nous par des mécanismes d’exclusion, rejetant loin de nous ce que la « norme » semble redouter : la souffrance ! Et si nous étions (très) nombreux dans cette situation, nous sentirions-nous moins « anormaux » psychologiquement et moins seuls en société ?
Qui échappe à la norme de la « souffrance psychique » ?
Concept quasi insaisissable dans son entièreté par sa relativité, la « normalité psychologique » est aussi l’affaire d’un ressenti intime et subjectif. Se « sentir » normal relève de l’appréciation personnelle que l’on se fait de la normalité et du regard que les autres portent sur nous. Elle est aussi l’affaire de calculs et de comparaisons : c’est le « rare » qui est « anormal » par rapport à un standard. Force est de constater que la souffrance psychique ou les troubles psys ne le sont pas ! Voici quelques chiffres pour en prendre conscience.
En France, 1 personne sur 5 est touchée chaque année par un trouble psychique, soit 13 millions de français. 64% des français ont déjà ressenti un trouble ou une souffrance psychique. Le suicide est la 2ème cause de mortalité pour les 10-25 ans (après les accidents de la route) [1]. La prévalence des troubles bipolaires se situe entre 1% et 2,5% de la population en France [2] et la schizophrénie concerne 600 000 personnes…
La 33ème vague de l’enquête Covi Prev de Santé Publique France (8-15 avril 2022) estime que 15 % des Français montrent des signes d’un état dépressif, 23 % des Français des signes d’un état anxieux, 69 % des Français déclarent des problèmes de sommeil au cours des 8 derniers jours, 10 % des Français ont eu des pensées suicidaires au cours de l’année. [3] Ces tendances, stables depuis de longs mois, sont au-dessus des niveaux « hors épidémie ».
Face à ces chiffres, la question peut s’inverser : est-ce « normal » de ne pas faire l’expérience d’un problème de santé mentale, d’une souffrance psychologique ou d’un trouble psy au cours de sa vie ?
Plutôt que la norme, le continuum !
La notion de continuum de la santé mentale nous aide à sortir d’une vision binaire et purement normative : d’un côté les individus malades (« anormaux ») et de l’autre les individus non-malades (« normaux »). La santé mentale est un état non figé, en perpétuel mouvement, fait d’allers-retours, de hauts et de bas, de nuances et de teintes variables au cours de notre vie. Nous naviguons tous sur cet axe entre « santé mentale » et « maladie » et les frontières entre l’une et l’autre ne sont pas aussi franches et définies que celles qui divisent nos pays.
Lorsqu’un groupe social conçoit l’expérience de la souffrance ou du trouble psychique comme « hors cadre », il fait fi de toutes les colorations possibles de la vie humaine. Les réponses que nous formulons dans nos actes, nos mots, nos attitudes face à la souffrance de nos pairs ont tout intérêt à être le reflet de ce continuum car en matière de santé mentale la question continue d’être ouverte : la normalité existe-t-elle ou est-elle une illusion ?
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