Eva Illouz : de l'amour et du non-amour
par Gilles Delalandre
Eva Illouz est une sociologue franco-israélienne. Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle dirige une chaire dont le thème de recherche et d’enseignement s’intitule : “Repenser l’histoire du capitalisme. Comment les émotions sont devenues des marchandises”.
Les titres de ses ouvrages nous indiquent clairement ses thèmes de prédilection. Elle a publié :
- Les Sentiments du capitalisme, 2006
- Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, 2012
- Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, 2018
- Les Marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme, 2019
- La Fin de l’amour. Enquête sur le désarroi contemporain, 2020
Dans ce numéro du Bec Magazine qui s’interroge sur la relation entre le patriarcat et la consommation, nous cherchons notamment à comprendre comment le capitalisme (production et consommation de masse) utilise le patriarcat comme levier marketing ; et en corollaire, comment le capitalisme conforte le patriarcat à travers la reproduction des codes sociaux et notamment des genres.
Eva Illouz étudie cette question à travers l’analyse sociologique de la place de l’amour dans les relations humaines, sa transformation depuis le XIXᵉ siècle et l’influence de la révolution sexuelle et du capitalisme.
Auparavant, l’amour était étudié avec les outils de la psychologie et de la psychanalyse. On cherchait ses causes dans le passé d’un individu ou dans son entourage.
Eva Illouz adopte une autre voie de recherche à travers l’exploration sociologique de nos émotions.
L’idée de la chercheuse est que les émotions – et notamment les émotions amoureuses – dépendent d’images, de discours, de répertoires moraux, de normes qui, au début du XXᵉ siècle, changent profondément sous l’impact du capitalisme.
Si vous voulez comprendre comment nos émotions et nos sentiments sont conditionnés par notre environnement et notamment la société moderne capitaliste, et que vous n’avez pas l’envie ou le temps de vous immerger dans les livres complexes de la chercheuse, faites comme moi : écoutez les interviews d’Eva Illouz et lisez les BD qui parlent de ce sujet. Je donne certaines références à la fin de cet article.
Pour vous mettre l’eau à la bouche, je reprends ici certaines idées d’Eva Illouz afin d’ouvrir quelques portes sur les recherches qu’elle mène depuis 25 ans.
Dans Les Marchandises émotionnelles, Eva Illouz part de l’analyse du capitalisme selon Karl Marx qui définissait une marchandise comme un objet solide que l’on fabrique, achète et consomme pour son utilité.
Plus tard, chez Jean Baudrillard, les marchandises sont dématérialisées : elles sont un ensemble de signes qui permettent de produire un message à destination des autres. Jean Baudrillard étudie en particulier l’évolution de l’ameublement comme moyen de donner une image de soi valorisante.
Eva Illouz propose une troisième catégorie : certaines marchandises produisent de vraies émotions au moment même de leur consommation, au point de faire de ces émotions la valeur même de ces marchandises. Elle s’appuie sur des exemples aussi divers que le Club Med, la musique d’ambiance ou l’univers des cartes de vœux.
“Le Club Med a changé la conception du tourisme. Avant, il y avait le tourisme de luxe, médical ou éducatif. Le Club, lui, vend essentiellement une émotion, la relaxation, pour répondre à une pathologie émotionnelle créée au XIXe siècle, le stress. Le capitalisme utilise les émotions comme aucune formation économique avant lui.”
Ainsi, la place et l’expérience des émotions, et notamment de l’amour, évoluent avec la transformation de nos sociétés.
L’amour a été l’un des vecteurs du grand idéal de la liberté au XIXᵉ siècle. Il accompagne la modernité et le développement de l’individualisation. C’est au milieu du XIXᵉ siècle que l’on commence à se marier par amour.
Eva Illouz pose la question soulevée par la philosophie libérale depuis le XIXᵉ siècle : la liberté compromet-elle la possibilité de tisser des liens solides et contractuels, et plus spécifiquement des liens amoureux ?
Jusqu’à la seconde guerre mondiale, l’amour était vécu comme une transcendance, un projet de vie, alliant les sentiments et la vie sexuelle. Depuis l’apparition de nouvelles formes du capitalisme, des forces économiques, politiques et technologiques remettent en cause cette transcendance.
Ces transformations de notre monde social font que l’amour est devenu le nouveau lieu où se jouent des enjeux comme la domination masculine et le capitalisme. C’est l’inscription du politique et de l’économique dans l’intime.
Eva Illouz invente le concept de capitalisme scopique – qui évoque la dialectique entre regarder et être regardé – pour nommer les industries qui reposent sur l’utilisation de l’image : le cinéma, la télévision, la publicité, la cosmétique et la mode transforment le corps de la femme en unité visuelle monnayable qui doit être séduisant et attrayant. Ces industries sont apparues simultanément et elles sont solidaires entre elles.
La révolution sexuelle des années 1970 a créé une séparation entre les émotions et les relations sexuelles.
Cette libération de la sexualité était nécessaire car auparavant le corps de la femme était entaché de péché, la femme était définie par la virginité et l’accès à sa sexualité était stigmatisé.
Mais, comme le libéralisme économique donne l’avantage au plus fort, la liberté sexuelle favorise la domination des hommes sur les femmes.
La séparation entre le régime émotionnel et le régime sexuel convient mieux aux hommes qu’aux femmes.
En conséquence, la libération sexuelle a été favorable mais aussi défavorable aux femmes. Le capitalisme scopique s’est emparé de cette libération sexuelle pour créer une culture sexualisée dans laquelle le corps des femmes est valorisé et dévalorisé.
Leur corps est valorisé (monnayable) dans les professions qui requièrent une apparence physique agréable et attirante.
Les femmes sont dévalorisées dans le sens où les corps sexualisés sont des corps interchangeables et ne sont plus attachés à des personnes. Les hommes sont moins sexualisés que les femmes, ce qui renforce leur pouvoir patriarcal.
Les applications comme Tinder, qui permettent d’avoir des relations sexuelles rapides et géolocalisées, contribuent et renforcent la séparation du sexuel et de l’émotionnel. Cette séparation crée beaucoup d’incertitude et de chaos.
Dans son dernier livre, La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Eva Illouz observe que la culture occidentale n’a cessé de représenter les manières dont l’amour fait miraculeusement irruption dans la vie des hommes et des femmes. Pourtant, cette culture qui a tant à dire sur la naissance de l’amour est beaucoup moins prolixe lorsqu’il s’agit des moments, non moins mystérieux, où l’on évite de tomber amoureux, où l’on devient indifférent à celui ou celle qui nous tenait éveillé la nuit, où l'on cesse d'aimer. Ce silence est d’autant plus étonnant que le nombre des ruptures qui jalonnent une vie est considérable.
Ce livre est consacré à ces multiples formes du “désamour”. Eva Illouz explore l’ensemble des façons qu’ont les relations d’avorter à peine commencées, de se dissoudre faute d’engagement, d’aboutir à une séparation ou un divorce, ce qu’elle désigne comme des “relations négatives”.
L’amour semble aujourd’hui marqué par la liberté de ne pas choisir et de se désengager. Quel est le prix de cette liberté et qui le paye ? C’est tout l’enjeu de cet ouvrage qui prouve que la sociologie, non moins que la psychologie, a beaucoup à nous apprendre sur le désarroi qui règne dans nos vies privées.
Ce livre n’est ni une mise en examen de l’idéal du couple, ni un plaidoyer en faveur d’un retour à des moyens plus sûrs pour en former un ; il décrit plutôt comment le capitalisme a détourné la liberté sexuelle pour se l’approprier et son implication dans l’instabilité et la volatilité des relations sexuelles et amoureuses.
J’espère que ces quelques extraits du travail d’Eva Illouz vous ont donné envie d’en savoir plus.
Pour cela, voici divers moyens d’approche :
Des conférences
Des interviews
Happycratie : refuser l’injonction au bonheur
L’émotion est un champ particulièrement important pour le capitalisme
L’amour est-il l’opium du peuple ?
Pandémie et changement du monde : il est où le bonheur ?
Des articles
- “Eva Illouz, une sociologue contre la tyrannie des émotions”, journal.cnrs.fr
- “La souffrance amoureuse a des causes sociales” - La Croix
Des BD
- La Rose la plus rouge s’épanouit, de Liv Strömquist, Éditions Rackham, 2019
“Comment se fait-il que Leonardo DiCaprio ait enchaîné des relations amoureuses avec des mannequins, sans jamais tomber amoureux d’elles ? Ce point de départ la mène à cette hypothèse : le sentiment amoureux est de plus en plus rare. Nous serions tous des Leonardo DiCaprio. Pourquoi ? Liv Strömquist nous livre ici les principales théories avancées par plusieurs psychologues, sociologues ou philosophes, qui ont réfléchi à la question et qu’elle cite abondamment. Il est notamment question de notre narcissisme extrême (Buyng-Chul Han), de nos choix rationnels quasiment infinis, de notre détachement émotionnel (historiquement très masculin) qui mène à l’affirmation de notre besoin irrépressible d’autonomie, ou de notre obsession à évacuer la souffrance des relations amoureuses (Eva Illouz).” (Jean Siag, La Presse)
- Les Sentiments du Prince Charles, de Liv Strömquist, Éditions Rackham, 2016
Lorsqu'on tombe amoureu·se ou qu’on se met en couple, les rapports de force logés dans les rôles genrés, que l’on pensait avoir déjoués par ailleurs, nous retombent souvent dessus. Et si “ l’amour rend aveugle ”, pour reprendre le vieil adage populaire, il rend surtout aveugle aux inégalités entre femmes et hommes. La pratique de l’amour n’est pas exempte de questions de pouvoir, en particulier dans les relations hétérosexuelles. Certains clichés rétrogrades continuent en effet d’enfermer les femmes amoureuses dans des positions de doute, d’attente et d’insécurité affective. Deux ouvrages s’attaquent aux rapports de pouvoir qui se manifestent dès que pointe l’amour : une bande dessinée corrosive, Les Sentiments du prince Charles, de la Suédoise Liv Strömquist, et un livre de sociologie, Pourquoi l’amour fait mal, de la chercheuse israélienne Eva Illouz. (Panthère première, https://pantherepremiere.org/texte/lamour-sur-le-ring/)
Cet article vous a plu ? Pour encourager la publication
des prochains numéros, inscrivez-vous simplement à notre newsletter !
Réinventer l'amour
De quoi l’amour est-il le nom ? D’un îlot préservé des lois du monde extérieur ? La réalité est, elle, beaucoup plus crue, comme le démontre Mona Chollet dans son nouveau livre.
Théroigne de Méricourt
On y découvre une femme qui porte des idées révolutionnaires et qui se bat pour les faire aboutir. Mais elle n’est pas une héroïne de roman. C’est une femme « comme les autres », avec des souffrances et des frustrations, des espoirs et des désillusions.