LE BEC MAGAZINE

ENTRE VOS LÈVRES

09.06.2021

Rencontre avec Margaux Rol & Céline Malvo, 

des écouteuses au grand cœur 

Entre nos levres

@Entre Nos Lèvres

 

interview par Marion Salort

Elles se fondent dans le décor, deviennent invisibles derrière leur micro. Puis elles posent une question : “Alors, est-ce que cela te plaît d’être une femme ?”, “C’est quoi pour toi, faire l’amour ?”, “Y a-t-il des moments qui t’ont marqué·e, appris ou fait grandir ?”, “Comment tu t’entends avec ton corps ?”… Et alors, les réponses se déroulent, ne ressemblant jamais à aucune autre, parfois durant longtemps, amenant de nouvelles questions.

Un jour froid de l’hiver 2018, Céline et Margaux ont créé ce podcast, Entre nos lèvres. Le but : écouter les récits intimes, les parcours de vie – amoureux, sexuels, amicaux – pour les transmettre au plus grand nombre et rassurer : “Regardez, vous n’êtes pas seul·e·s.” Et puis ce titre qui dit tout, qui parle de toutes les lèvres. Des personnes de tous âges, toutes orientations sexuelles, tous sexes, tous genres. 

Entre nos lèvres est récemment devenu un livre à la forme originale : 13 chapitres reprenant les grands thèmes abordés dans leur podcast (naître, grandir, se découvrir, découvrir, affronter, se battre, etc.) et, pour chacun d’eux, plusieurs témoignages. Nous suivons ainsi les vies de Camille, Aïda, Yeva, Mauricio, Antoine, Élisa, Fred, Lucie, Manon, Elle… 32 personnes qui ont accepté de donner leur voix, puis leurs mots à l’écrit. Elles reviennent au fil des chapitres, et c’est comme si elles devenaient des personnages d’un roman ; nous les découvrons, nous partons avec elles et, enfin, nous les aimons jusqu’à nous identifier à elles. 

J’ai été bluffée par ce livre ; en commençant sa lecture, je ne pensais pas qu’il provoquerait chez moi autant d’empathie. D’ailleurs, je n’ai pas les mots précis pour vraiment dire ce qu’il est. J’essaie : il est doux, amical, perturbant, authentique, éclairant (didactique, même !) et parfois, malheureusement, glaçant… Je l’ai trouvé d’une grande richesse, car, par-delà les récits, on prend conscience que notre environnement conditionne en grande partie notre façon de grandir. S’entremêlent aussi les dissonances que révèle la société à travers ses mœurs, ses jugements, ses a priori.

En lisant tous ces témoignages, je me suis rendu compte d’une chose toute simple : la normalité n’existe pas. Alors, si on se foutait un peu la paix et qu’on acceptait une bonne fois pour toutes les différences des un·e·s et des autres ?

Rencontre avec ces deux femmes au grand cœur et aux voix qui s’entremêlent. Elles ont beaucoup écouté et, aujourd’hui, racontent à leur tour.

 

> Vous l’avez déjà raconté mille fois, mais pour ceux qui ne vous connaissent pas encore, comment vous êtes-vous rencontrées ?

Céline : On se connaît depuis longtemps, grâce à une amie en commun, mais on n’était pas spécialement amies. Puis un jour, Margaux voulait construire un bureau dans son salon octogonal et, comme j’aime bien bricoler, je lui ai proposé de lui fabriquer un bureau sur mesure. Finalement, on a passé deux jours ensemble puis les jours suivants à bricoler d’autres meubles avec les chutes ! On est devenues amies comme ça. C’était en 2014.  

 

> Comment êtes-vous passées de “on est amies” à “on va monter un podcast” ?

Céline : Assez vite, on a travaillé ensemble. Margaux faisait la com dans une maison d’édition et moi, je suis D.A. [directrice artistique, ndlr] en freelance, donc elle faisait appel à mes services.

Margaux : Comme on aimait bien bosser ensemble et qu’on est plutôt complémentaires, on avait envie de monter un projet, mais on ne savait lequel, alors on a décidé d’attendre que l’idée vienne d’elle-même. On aimait bien les podcasts, mais on n’avait aucune compétence technique ! 

Céline : Et un jour, on était toutes les trois, Margaux, ma sœur et moi, et on a commencé à parler de nos intimités de façon plus profonde que d’habitude. C’est Manon qui a commencé, confiant que son copain et elle n’avaient pas fait l’amour depuis deux ans. Elle était très amoureuse de lui, lui très amoureux d’elle, ils avaient chacun du désir, mais pas l’un pour l’autre. Je suis tombée des nues ; ma sœur et son mec représentaient un idéal pour moi, et là je découvrais qu’ils n’avaient pas fait l’amour depuis deux ans ! Elle nous a fait son coming out, en quelque sorte.

Margaux a confié à son tour qu’elle était heureuse avec son copain, mais qu’elle était inquiète car elle n’avait jamais eu d’orgasme de sa vie. Quant à moi, j’étais davantage spectatrice car je n’avais pas spécialement de confidence à faire à ce moment-là – j’avais davantage galéré durant mon adolescence en subissant plusieurs agressions sexuelles. Et justement, en les écoutant parler, je me suis dit que j’aurais vraiment aimé avoir ce genre de discussions quand j’étais ado. 

À la fin de cette soirée, on s’est écrit : “C’est un truc comme ça qu’il faut qu’on fasse !” Cette discussion nous avait fait beaucoup de bien et, même en étant des amies hyper proches, on s’est rendu compte qu’avant ce soir-là, on n’avait jamais abordé ces sujets de façon aussi intime. 

On s’est aussi dit que si cette conversation avait été enregistrée, on en aurait fait un podcast. Voilà ce qu’on voulait faire ! Recréer ces moments de confidence sur l’intimité, les enregistrer et les diffuser. On savait que cela serait bénéfique, autant pour les personnes qui parlent que celles qui écoutent.

> Qui a été votre premier·e invité·e ?

Céline/Margaux : Margaux !

Margaux : On a décidé de commencer par nous. On se disait que des personnes viendraient plus aisément nous raconter leur intimité, si on s’était foutues à poil avant. Donc l’idée, c’était qu’on démarre les discussions en racontant nos histoires pour que les gens se sentent suffisamment à l’aise pour raconter la leur. Après nous, on a enchaîné avec nos ami·e·s dont on connaissait un peu les histoires…

 

> N’est-ce pas difficile d’entrer dans l’intimité avec un·e proche ?

Margaux : Si, c’est tricky ! Il y a des choses que tu sais et que tu as devinées, et les choses qu’on ne veut pas te dire devant le micro. Alors qu’avec une personne que tu ne connais pas, par définition, tu ne sais rien d’elle. Il n’y a pas de biais. 

Céline : Aussi, il y a une différence entre les personnes qu’on est allées chercher et celles qui sont venues vers nous, qui sont prêtes à se dévoiler à 200 %. Si elles viennent spontanément, cela signifie qu’elles répondent à un besoin de parler, et ont déjà fait un travail sur elles-mêmes. 

> Comment rencontrez-vous les personnes à interviewer ?

Céline : Sur notre site web, nous avons créé un onglet pour les personnes qui souhaitent passer dans le podcast. Après nous et nos ami·e·s, on a fait des appels à candidature et nous avons eu des propositions. Pour chaque personne qui candidate, on pose trois, quatre questions phares du podcast pour avoir une idée de son récit, ensuite elle vient et on enregistre.

Margaux : Pour la saison 2, on est allées chercher des profils qui nous paraissaient intéressants et qui ne venaient pas spontanément à nous. En tant que trentenaires, cis, blanches, citadines, on attirait surtout des profils comme les nôtres, et il était essentiel de rencontrer des personnes qui ne nous ressemblaient pas.

Céline : Parfois, t’es en soirée, tu rencontres quelqu’un, il te raconte sa vie et là, d’un coup, tu demandes : “Tu veux pas venir dans mon podcast ?”

Voilà, on a mixé tout ça !

> Comment procédez-vous durant l’interview ?

Céline : On a une grille de questions qu’on a créée dès la première interview. Et elle n’a pas bougé depuis l’épisode 1. Au début, on était fidèles à cette grille.

Margaux : D’ailleurs, on ne laissait au montage que les questions de la grille, et on coupait nos interventions annexes (on avait du mal à se laisser exister dans le podcast). Par la suite, on a confié le montage des enregistrements à des monteuses dont la vision était différente, c’est là que nos voix ont commencé à davantage exister…

Céline : On est aussi beaucoup plus à l’aise ! On sait emmener les invité·e·s plus facilement, on leur pose des questions de façon plus fluide… Avant, un enregistrement pouvait durer 6 heures, maintenant, il dure entre 1 h 30 et 3 heures…

 

> Quelle est la particularité de votre podcast ? 

Céline : Contrairement à de nombreux podcasts dont l’invité·e apporte une expertise et parle donc d’un sujet qu’il/elle connaît bien, chez nous, les invité·e·s n’ont aucune formation, n’ont jamais été interviewé·e·s, ne savent pas parler devant un micro et, pour ne rien gâcher, se livrent sur un sujet hyper intime. Ils/elles vont bafouiller, se reprendre plusieurs fois avant de livrer leur confidence, parfois recommencent… Ils/elles sont timides, tournent autour du pot, puis c’est au bout de cinq à dix minutes qu’il/elles se livrent enfin pour de vrai. Au final, tu gardes 30 % de la réponse.

Parfois, il faut les rassurer, les guider. Dans des moments où les récits sont plus compliqués, les gens sont plus mal à l’aise ou plus émus. Ils mettent plus de temps à raconter quelque chose, t’encouragent même à leur poser une question pour se livrer…

> Comment avez-vous monté votre projet ? 

On a toujours été indépendantes. Au départ, on n’avait pas de structure, c’était complètement bénévole. Et on a tout appris sur le tas : l’audio, le montage, l’animation d’une communauté, la création d’une entreprise… Il a fallu structurer le projet en partant de rien. Il y a eu des hauts et des bas, mais ça a toujours été chouette !

> Vous souvenez-vous du moment où votre podcast est devenu une référence ?

Margaux : Pas trop ; les choses se sont faites progressivement. Quand on a commencé, on avait un objectif de 1000 auditeurs. À la sortie du premier podcast, les statistiques ont été rapidement assez importantes, alors qu’on était totalement inconnues ! On n’a jamais eu d’article de presse, on ne fait pas partie d’un studio, on n’avait pas invité de Youtubeurs qui auraient pu créer un phénomène. On a commencé petit et ça s’est propagé sans qu’on s’en rende vraiment compte. 

Céline : À aucun moment, on s’est dit qu’il y avait eu un décollage.

Margaux : À la fin de la première année, par contre, on a commencé à avoir des soucis techniques et c’est à ce moment-là qu’on s’est dit : “Soit on arrête maintenant, soit on continue, mais on doit faire évoluer le projet. Car on ne pourra pas continuer à tout faire nous-mêmes.” On a donc fait une levée de fonds pour nous permettre de faire évoluer le podcast sur d’autres terrains et le rendre rentable.

Bon, on n’y croyait pas trop : lever 30000 euros alors qu’on n’avait que 15000 abonnés nous semblait surréaliste. Pourtant, on a atteint l’objectif. C’est, aujourd’hui encore, la plus grosse levée de fonds pour un podcast. 

Ça nous a boostées et redonné de l’espoir : si les gens étaient prêts à nous suivre, c’est qu’ils aimaient Entre nos lèvres.

Céline : Aujourd’hui, on arrive à une nouvelle étape de l’aventure : trouver des leviers pour nous rémunérer.

 

[Notre interview a été interrompue, car Céline et Margaux recevaient une invitée pour l’enregistrement d’un podcast.]

[Et donc, 6 heures plus tard…]

> Ça va, les filles ? Pas trop fatiguées par cet enregistrement ? 

Complètement ! 

 

> Vous souvenez-vous d’une rencontre qui vous a bluffées, éblouies, épatées, choquées, plus qu’une autre ? 

Margaux : Jean-François. Une rencontre importante pour nous. 

On l’a rencontré lors d’un événement à Paris qu’on avait organisé. Au moment de lui parler, nous comprenons qu’après un grave accident, il a perdu sa mémoire passée et a dû recommencer sa vie de zéro. Il avait bientôt 50 ans, zéro souvenir, zéro appréhension de la sexualité. Il a découvert le podcast en cherchant des infos sur la sexualité. En écoutant les différents témoignages, ça lui a fait du bien de découvrir que peu importait notre âge, on était en apprentissage continu. 

Céline : On s’est fait deux ami·e·s aussi grâce au podcast.

Margaux : Parmi les histoires qui m’ont marquée, il y a celle de Fred (qui est séropositif) et celle de Lætitia (sur les violences conjugales). Lætitia, son enregistrement a duré 6 heures, et c’était la première inconnue qu’on interviewait. Quel épisode ! Lætitia, c’était notre premier challenge. 

Céline : Quand cet épisode est sorti, on s’est dit qu’on pouvait continuer…

Margaux : C’était un beau baptême du feu.

 

> Certaines histoires ont-elles fait écho à votre propre vie ?

Margaux : À chaque interview, il y a toujours un moment où les histoires font écho. Même si c’est une personne très éloignée de moi, qui n’a pas du tout eu la même vie que la mienne, je suis toujours touchée, car cela me rappelle mes propres questionnements.

Céline : Je peux le ressentir durant les épisodes où les filles qui avaient été agressées sexuellement ont porté plainte ; chaque fois, je me dis que je ne l’ai pas fait et me demande si je ne devrais pas le faire moi aussi…

Après, plus que me rappeler à moi, on apprend plein de choses. Pour l’épisode de Fred, qui parle entre autres de sa séropositivité, j’ai ouvert les yeux sur la maladie. Quand il dit que “les gens sont bloqués à l’époque du film Philadelphia”, c’est vrai, je faisais partie de ces gens-là avant de le rencontrer.

À ce propos, je me souviens qu’après l’épisode de Fred, qui expliquait entre autres aux auditeur·rice·s les grandes avancées de la recherche sur le Sida et les idées reçues existant encore à ce sujet, il y a eu des réactions très négatives. Fred, très pédagogue, a répondu à ces personnes pour leur expliquer son point de vue à lui et rappeler que c’était le sien et pas celui d’un autre ! 



> Comment gérez-vous les réactions parfois virulentes sur le web ?

Céline : Mal… Au début, tu prends tous ces commentaires personnellement, tu passes ton temps à te remettre en question. Puis tu t’aperçois que tu perds énormément d’énergie à répondre posément à chaque commentaire. Au final, tu te demandes si c’est toi qui dois te remettre en question ou si, simplement, la personne n’a pas le même avis que toi, ne pense pas comme toi… Sans parler des trolls !

Margaux : Et puis il y a beaucoup de violence sur les réseaux sociaux et certaines personnes ne se rendent pas compte qu’elles sont blessantes. Je pars du principe que tout le contenu d’Entre nos lèvres est gratuit, donc si vous ne l’aimez pas, vous pouvez ne pas l’écouter, s’il ne vous convient plus, vous pouvez partir… Mais pourquoi absolument critiquer ? Un retour négatif, s’il est argumenté, est utile, mais la plupart du temps, ce n’est pas le cas, donc c’est frustrant et fatigant. Avant, c’était impossible pour nous de supprimer un commentaire, maintenant, on le fait si on juge que ça va trop loin.

Céline : Donc, non non, ce n’est pas facile à vivre… Toute cette énergie qu’on dépense à essayer de convaincre des personnes qui ne nous rejoindront jamais ! Avant, quand j’étais en société avec des potes, des potes de mon mec ou de mon père, je pouvais passer deux heures à discuter avec eux sur le sujet… mais j’ai arrêté ! En plus, il faut faire attention à ce qu’on dit, rester bienveillante, calme, car si tu t’énerves un peu, tu passes pour une féministe hystérique… Donc tenir une conversation avec des gens qui ne sont pas d’accord et rester diplomate, ça demande une énergie monstre, pour te rendre compte que ça n’a servi à rien, et que deux semaines plus tard, la personne te fera la même réflexion. Maintenant, à regret, je laisse couler… 

> Vous gardez espoir, malgré tout ?

Margaux : Oui, car on pense que chaque récit qu’on fait entendre apporte une pierre à l’édifice. Chaque personne va repartir avec plus d’empathie, plus de clés… Ce job-là, il est fait. Notre job n’est pas de faire un “one to one”, de répondre à une personne virulente sur Internet. Notre boulot, c’est de créer un contenu qui va nourrir les autres.

> Que peut-on vous souhaiter de mieux pour l’avenir d’Entre nos lèvres ?

Céline : Idéalement, j’aimerais qu’on puisse continuer à faire ce qu’on aime en retrouvant un peu de légèreté, et avec de la bienveillance. Ce qui est un peu dur en ce moment, quand tu mènes un projet un peu engageant, c’est que le milieu militant est très dur, intransigeant. Et personnellement, ça me fait perdre beaucoup d’énergie. J’aimerais qu’avec un coup de baguette magique, on me redonne l’énergie, l’envie, l’amour et la légèreté des débuts. 

Quand on a commencé, on ne savait rien ! Mais on n’avait pas de limite : on ne sait pas monter ? Pas grave. On n’a pas de réseau ? Pas grave. On ne connaît personne ? Pas grave. On le fait !

Et en ce moment, comme on est fatiguées, on a tendance à voir toutes les limites du projet. C’est aussi pour ça qu’on a fait une pause, pour se recentrer, réfléchir à l’avenir d’Entre nos Lèvres, se demander ce qui pourrait nous donner à nouveau de l’élan, comment être un peu plus hermétique à tout ce qui se passe en périphérie… 

Margaux : L’énergie des débuts, avec un autre début !

 

Merci beaucoup, Margaux et Céline, pour votre temps et vos confidences.

Entre nos lèvres, un podcast créé par Margaux Rol et Céline Malvo.

Le livre, Entre nos lèvres, est publié aux éditions Michel Lafon.

 

Merci à Clémence Germain de m’avoir permis de rencontrer Margaux et Céline pour le Bec Magazine.

 

 

 

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