Au poil !
Par Patricia Di Scala
L’été arrive, et avec lui revient en force un combat qui semble durer depuis la nuit des temps : la guerre aux poils. Je ne pouvais pas laisser passer ce numéro estival sans explorer cette injonction longtemps réservée aux femmes, mais les temps changent…
Mais, au fait, ce diktat a-t-il toujours existé ?
Dans l’Égypte antique, l’épilation concernait autant les femmes que les hommes et relevait d’un rituel de pureté. Dans l’Empire gréco-romain aussi, l’épilation des corps était un rituel hygiénique mixte. Jules César, par exemple, avait pour habitude de s'épiler. Mais avec le temps, le poil va changer de statut, ne restant impur que pour les femmes, comme c’est étrange….
Qu’en est-il à la Renaissance ? Au XVIe siècle, la barbe et la moustache constituent chez l’homme un symbole extérieur de virilité, de sagesse et de pouvoir. Le statut de l’homme est défini par sa toison, les femmes sont belles quand elles sont glabres et que leur teint a la couleur de la porcelaine. Le poil est donc au centre du pouvoir de l’homme et de la beauté de la femme. Pouvoir des hommes, beauté des femmes, des mots qui fleurent bon le patriarcat, non ? Christian Bromberger, historien du poil (si, si, vous avez bien lu, c’est ainsi que je l’ai trouvé sur Wikipédia) analyse la question sous l’angle “naturel” : “Cette opposition entre le lisse féminin et le dru masculin a été une constante à l’échelle de l’histoire des sociétés euro-méditerranéennes. Ce que la nature a créé, la culture a eu tendance à le renforcer et à l’exacerber. Avec une valorisation du poil masculin et, au contraire, une dévalorisation du poil féminin.” La culture, selon lui, renforce et exacerbe la nature. La “nature” serait donc responsable de la prépondérance du “dru masculin” sur le “lisse féminin” ? Bon, poursuivons. La Renaissance ne se soucie pas des poils des jambes et des aisselles, pour la bonne raison qu’ils ne se voient pas. Encore quelques siècles de répit ! Les femmes n’en sont qu’à traquer les poils du menton, du dessus des lèvres et… des tempes, oui, oui, des tempes. Quant aux poils sous les bras et les poils pubiens, accrochez-vous : ce sont des atouts de séduction ! Et notre historien du poil de citer, pour nous en convaincre, les propos d’Émile Bayard, peintre et inspecteur des Beaux-Arts qui trouvait, en 1904, absolument scandaleux que les femmes aient fait disparaître ce “point sur le i”, ainsi que ce docte inspecteur qualifiait les poils sous les aisselles.
Allez, approchons-nous de notre époque : au XIXe siècle, toutes celles qui montrent leur corps – actrices, danseuses et prostituées – s’épilent. Elles sont les premières à expérimenter les crèmes et poudres dépilatoires mises sur le marché au début du siècle. Les autres femmes continuent de laisser tranquilles leurs aisselles et leurs jambes. Mais si les nus glabres représentés dans l’art ne reflètent pas les pratiques des femmes de l’époque, dessiner, peindre les poils des femmes est jugé obscène. Attention, on n’est plus très loin du rasoir généralisé…
Et voilà le XXe siècle, et avec lui les robes de style “Empire” qui dévoilent mollets et épaules, puis la baignade qui dénude un peu plus le corps des femmes. En même temps, on remercie Louis Pasteur et sa rage contre la rage, voici venir le temps de l’hygiène pour tous. Pour tous ? L’Américain King Camp Gillette va y pourvoir en inventant le premier rasoir jetable… La dictature est en marche. À partir de 1920, les publicités pour des produits dépilatoires envahissent les magazines féminins avec pour ressort, déjà, la culpabilité jetée sur celles qui gardent leurs poils, alors qu’il est désormais si facile, et pas cher, de s’en débarrasser. Revenons vers Christian Bromberger pour théoriser cette marche inexorable : “Il y a là une évolution du corps caché au corps montré. Les choses ont changé car nous sommes dans un siècle d’hygiénisme, de désodorisation et de désanimalisation. De culte du net et du propre.” “Désanimalisation”, dit-il, oui, mais réservée aux femmes. Les hommes, eux, devaient rester des animaux sous peine de ne plus être des vrais hommes…
Dernier acte : la pénurie de collants en nylon pendant la Seconde Guerre mondiale. Les jambes nues, par nécessité, deviennent la norme. Et, par extension, l’épilation. De la Libération aux années 1960, cette pratique, courante, devient une injonction massive : 98 % des femmes américaines de moins de 44 ans déclarent alors s’épiler régulièrement. Même si les féministes ont revendiqué leur droit à un corps naturel, poilu, et décrit l’épilation comme un “troisième emploi” après leur travail et les corvées ménagères, l’épilation du corps des femmes reste aujourd’hui l’une des injonctions les plus profondément ancrées.
Années 1980 : l’épilation intégrale naît en Californie d’une rencontre entre l’univers de l’aérobic et ses maillots échancrés et le milieu du porno. Selon un sondage mené par le site Glossybox en 2017, c’est chez les jeunes femmes qu’elle fait le plus d’émules. La majorité des 18-25 ans la pratiquent, les 26-35 ans lui préfèrent le ticket de métro, tandis que les plus de 35 ans privilégient un maillot dit “classique”, c’est-à-dire moins échancré.
Face à cette vague du “zéro poil”, la résistance s’organise. Jambes et aisselles fournies s’affichent sans complexe – chez les people et sur Internet, jusqu’à devenir le terrain d’une lutte féministe. Pour l’autrice et réalisatrice française Ovidie, l’épilation n’est qu’une énième expression du contrôle exercé sur le corps des femmes, au même titre que le poids, les rides ou les cheveux blancs. “Alors que la pilosité masculine est associée à la virilité, la pilosité féminine, en revanche, renvoie à la saleté. Il faut questionner ce double standard. A-t-on créé du besoin par la honte ?” Imposer aux femmes de s’épiler correspond selon elle au vieil adage : “Il faut souffrir pour être belle.” En matière d’épilation intime, en particulier. À ses yeux, s’imposer de la douleur dans une zone de plaisir pour correspondre à des standards, à des normes de beauté, n’est pas un acte anodin. “En quelques années, l’épilation intégrale est passée du stade de fantasme à celui de norme hygiénique, au même titre que le brossage des dents, déplore Ovidie. Il existe toute une génération d’hommes qui n’ont jamais vu de poils de leur vie, c’est préoccupant.” Dans son sillage, l’épilation intégrale a ouvert la voie à de nombreuses pratiques, telles que la nymphoplastie. Wikipédia m’en donne cette définition : intervention chirurgicale qui consiste à réduire la taille des petites lèvres et par conséquent de réduire la gêne esthétique ou physique générée par leur hypertrophie. Ah bon ? De grosses petites lèvres entraîneraient une gêne esthétique ou physique ? Autre pratique née dans ce sillage : le maquillage vulvaire. Wikipédia me montre alors une star d’Internet occupée à se faire enduire la vulve d’une crème irisée censée rendre son vagin “plus attrayant”.
Il semblerait que là, on atteigne les zones les plus grises dans lesquelles le marketing peut aller dénicher de quoi augmenter le chiffre d’affaires des fabricants de cosmétiques sans scrupules.
Allons un peu plus loin dans ce mouvement de révolte contre cette mode : si en plus des risques accrus de mycoses et autres infections, la mode du “zéro poil” était malsaine ? En mars 2016 déjà, la chanteuse Axelle Red avait créé la polémique en considérant l’épilation intégrale comme l’expression d’une “société pédophile”. “La pilosité féminine intime apparaît avec l’arrivée de la puberté et préfigure le début d’une phase de sexualité active, rappelle Ovidie. L’épilation intégrale renvoie à une idée de jeunesse, d’enfance. Très tôt, on enseigne aux filles à gommer tout ce qui peut témoigner de leur passage à l’âge adulte. On part du principe que le sexe féminin doit être lisse, sec, et que tout ce qui en sort est tabou, à commencer par les règles.”
Janvier 2019 : dans ce contexte de dictature du “sans poil” où aisselles, jambes, maillot, sourcils, voire visage et avant-bras, des femmes sont épilés avec acharnement, ne laissant plus subsister que les cheveux sur leur tête, Laura Jackson lance un défi sur les réseaux sociaux. Pour tenter de mettre fin à ce geste qui ne relève pas du choix, mais bien de l’obligation tacite, cette jeune Britannique de 21 ans, pour dénoncer ce qu’elle considère comme des normes de beauté à caractère sexiste, lance le #Januhairy, respectivement “janvier et poilu” en français : un défi qui encourage les femmes à laisser cire chaude, rasoirs et autres engins de torture au placard durant un mois. Effet de mode à l’instar du #Dryjanuary (“janvier sans alcool”) ou véritable révolte contre des standards oppressants ?
“Le poil est un révélateur subtil de l’état d’une société, de l’idée qu’elle se fait d’elle-même et des traumatismes qu’elle subit”, écrit l’historienne Marie-France Auzépy, dans son Histoire du poil. Cette société, Laura Jackson la rêve décomplexée, libérée des diktats. “Après plusieurs semaines je me suis habituée à mes poils et j’ai commencé à aimer ma pilosité naturelle”, témoigne la jeune étudiante sur Instagram. “Je me suis sentie libérée. J’ai commencé à avoir davantage confiance en moi.” Bon, pas sûr que la confiance en soi aille directement de pair avec des jambes, des aisselles et un pubis poilus… Mais à bien y réfléchir, laquelle d’entre nous n’a pas au moins une fois vécu un moment pénible de mortification parce que le temps lui avait manqué pour s’épiler vite fait ?
Briser le tabou de la pilosité féminine ? Un rapide tour d’horizon sur Twitter prouve que le combat n’est pas gagné. Par exemple, voici ce qu’on pouvait lire sur le #Januhairy : “OK pour les femmes de plus de 50 ans qui sont déjà hors course mais bon, pour les autres…”, ou encore “Les féministes ne veulent pas s’épiler pendant le mois de janvier. Elles s’épileraient donc le reste du temps ? Pourtant leur minou évoque plus un paysage de toundra sibérienne qu’un green de terrain de golf.” Je vous laisse savourer l’élégance de ces internautes… Et comme le dit très justement Rebecca Herzig, autrice de Plucked : une histoire de l’épilation : “En Europe et en Amérique du Nord, à travers l’histoire, la pilosité visible des femmes a été associée à toutes sortes de concepts stigmatisés : folie, maladie, atavisme, perversion.” Des mots très crus qui n’ont pas manqué de faire réagir les adeptes du mouvement. “C’est inquiétant de voir que les poils de la moitié de l’humanité choquent, dégoûtent et effraient quand ils sont considérés comme normaux chez l’autre moitié. Il est temps de remettre en cause ce diktat”, soulignait une internaute. “Si vous exigez des femmes qu’elles s’épilent intégralement, alors vous ne fantasmez pas sur les femmes mais sur des corps prépubères”, ajoutait une autre. Lancé sur un mode “viral”, le #Januhairy a amené néanmoins à déconstruire des pratiques profondément ancrées dans la société, à interroger notre rapport au corps et à la pilosité féminine. Autre témoignage sur Twitter : “C’est bête, mais je pense que j’avais besoin de ça pour me déculpabiliser à l’idée de ne pas m’épiler, alors que je déteste ça et que ça fait ultra mal.”
Symptomatique de l’émergence d’un féminisme 2.0, le #Januhairy challenge a eu le mérite de créer un espace de réflexion où la parole s'est libérée. Attention toutefois à ne pas profiter du débat sur l’épilation subie pour imposer d’autres injonctions…
Mais soyons justes, la vague hygiéniste qui s’est emparé de nos sociétés bien nourries n’a pas épargné les hommes, eux aussi sommés de faire place nette. Un sondage publié sur le site Masculin.com montrerait même que 91 % des femmes préféreraient des hommes sans poils...
Alors, pour reprendre le vocabulaire sportif, une injonction partout ?
Pas tout à fait quand même, je n’ai pas encore entendu parler d’un homme qui aurait saisi son rasoir avec fébrilité, dans les toilettes du bar, pour se débarrasser in extremis d’un poil rebelle surgissant de sa chemise ouverte, juste avant un premier rendez-vous….
Sources
“L’épilation, une contrainte ? Le #Januhairy défie les normes de beauté”, Sylvia Revello, Le Temps, 29 janvier 2019.
Barbara Marty, “À l’origine de l’épilation comme injonction féminine”, France Culture, 24 avril 2020. https://www.franceculture.fr/societe/a-lorigine-de-lepilation-comme-injonction-feminine
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